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Coffee & Cherry Pie : Scarlett's Fanfiction

17 octobre 2011

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17 octobre 2011

Texte original [One-shot]

L_exp_rience

• Genre : thriller/science-fiction
• Personnages : Lisbeth Gunnarsson, Åke Malmström, Bertil Lackberg, Sinead Madison
• Rating : T
• Statut : terminée
• Longueur envisagée : +/- 10.000 mots

 ••••••••••

71 h 49 min

" - entendez, Lisbeth ?"

"Lisbeth, est-ce que vous m'entendez ?"

De ses cinq sens, ce fut l'ouïe dont elle reprit possession en premier. Elle perçut d'abord le bip bip lent et régulier tout près de son oreille - un son familier mais qu'elle ne parvenait pas à identifier. Puis, progressivement, sortant du néant, cette voix. Une voix masculine qui lui répétait la question pour la cinquième fois.

"Lisbeth, est-ce que vous m'entendez ?"

Elle ouvrit les yeux. Sa vision mit un certain temps à s'ajuster. Elle distingua le visage d'un homme penché sur elle ; une quarantaine d'années, les cheveux d'un blond très clair coupés court. Elle connaissait ce en était persuadée.

Plus elle reprenait pied dans la réalité, plus un sentiment de panique menaçait de la submerger. Elle creusa sa mémoire à la recherche de souvenirs. Merde, qu'est-ce que je fais ici ? Elle apercevait le plafond de la pièce, blanc et éclairé par une lumière blafarde. Ou est-ce que je suis ?

Le type blond, lui, ne paraissait pas inquiet. Il s'était agenouillé à ses côtés, posa brièvement une main sur son front, la retira et lui adressa un sourire.

"Bonjours, Lisbeth. Je suis le docteur Åke Malmström. Est-ce que vous vous rappelez de moi ?"

Åke Malmström. Mais oui, évidemment. Le docteur Åke Malmström. Avant qu'elle ait pu répondre, l'homme poursuivit.

"La mémoire va vous revenir très vite. Ce que nous appelons les "trous noirs" sont une conséquence naturelle et inévitable d'un transfert temporel ; ils sont passagers et devraient s'estomper très rapidement. De même pour les éventuels maux de tête - ça va passer."

Elle fixa un moment Åke Malmström, parfaitement immobile. Puis elle se redressa brusquement en position assise.

Un transfert temporel...

Ça y est, je me souviens. Je me souviens !

Mais alors...

Le médecin prit la parole à sa place. "Je vois que vous commencez à vous y retrouver", dit-il en souriant. "Oui, le transfert a été couronné de succès. Lisbeth, vous et moi nous trouvons actuellement soixante ans dans le futur..."

Elle ferma les yeux, laissant sa mémoire lui remémorer les événements. Peu à peu, le puzzle se reconstitua dans sa tête. Åke Malmström hocha la tête avec satisfaction, se leva et désigna la pièce d'un signe de tête. "Bien. Je vous laisse reprendre vos esprits, et je vais tâcher de mettre les autres sur pied. Lorsque tout le monde aura retrouvé ses marques, le colonel Lackberg nous fera son briefing."

Il adressa un dernier sourire à Lisbeth et tourna les talons. Elle regarda autour d'elle. Elle se trouvait dans une pièce blanche et propre, dont le seul mobilier était cinq caissons de plastique transparent. Elle-même était assise dans l'un d'entre eux, comme dans un cercueil - ou une baignoire, pensa-t-elle. A sa gauche, un caisson était vide - celui du docteur Malmström. Contre un autre mur de la pièce, trois autres caissons étaient alignés, occupés par deux hommes et une femme qui, comme elle quelques minutes plus tôt, semblaient émerger de leur sommeil artificiel. Åke Malmström s'occupait à présent du plus âgé des deux hommes. Le colonel Lackberg. Bertil Lackberg, se rappela-t-elle.

Chacun des caissons était équipé d'un moniteur qui mesurait le rythme cardiaque de son occupant - elle comprenait l'origine du bip bip qu'elle avait entendu en premier. Elle baissa les yeux et s'aperçut que des électrodes étaient fixées sur sa poitrine. Elle était vêtue uniquement de sous-vêtements, une culotte et une brassière de l'uniforme réglementaire.

Ne sachant pas trop quelle attitude adopter tant que les autres membres de l'équipe n'étaient pas encore opérationnels, elle resta assise dans son caisson, promenant son regard sur les visages hébétés de ceux que Malmström était en train de réveiller, écoutant le rythme lancinant de son propre coeur retransmis par le moniteur. Elle n'avait plus peur, à présent. C'était même plutôt excitant.

Putain, ça y est. Le transfert à réussi. Cette fois, on y est.

...

71 h 13 min

Le colonel Bertil Lackberg s'éclaircit la gorge. Il était debout au centre de la pièce, vêtu de son uniforme à galons. Il passa une main dans ses cheveux gris coupés ras et évalua ses collègues du regard.

Lisbeth avait elle aussi revêtu son uniforme. Åke Malmström leur avait distribué à tous leurs vêtements, rangés dans un compartiment sous leur caisson respectif. Un pantalon gris, des boots militaires noires, un marcel blanc à dos nageur, et une veste grise assortie au pantalon - personne ne l'avait enfilée pour le moment, mis à part le colonel qui tenait visiblement à montrer ses galons et à signifier qu'il était le chef. Quel con, celui-là.

"Bien, bien", dit Bertil Lackberg en s'adressant au quatre personnes debout en demi-cercle autour de lui. "Je sais que mon discours va vous paraître quelque peu redondant et que vous savez déjà tout ce que je vais vous dire, mais le protocole m'oblige à vous briefer encore une fois sur la mission avant d'entreprendre quoi que ce soit. Les éventuels trous de mémoire dont vous êtes victimes seront ainsi comblés, du moins je l'espère."

"On a déjà été briefés une centaine de fois avant le transfert", murmura la fille à la droite de Lisbeth, plus pour elle-même qu'à l'adresse du colonel. Heureusement, ce dernier ne parut pas l'entendre. Lisbeth acquiesca distraitement d'un signe de tête.

"Bien", répéta Lackberg. "Comme vous devez maintenant le savoir, notre transfert temporel a réussi. Mesdames et messieurs..." Il gonfla la poitrine d'un air important. "J'ai l'honneur de vous annoncer que nous avons... disons atterri avec succès en l'an 2081."

Ses propos furent acclamés par les brefs applaudissements de ses auditeurs. L'excitation qui régnait dans l'air était presque palpable. Lackberg patienta quelques secondes puis désigna un écran plat fiché dans le mur derrière lui.

Departure : 26 september 2021, 2:37 p.m.
Arrival : 26 september 2081, 10:21 a.m.
Current status : succeeded
Time remaining : 71:10:53':44"

"Comme vous le voyez, nous avons fait un saut d'exactement soixante ans en avant, soit exactement ce que nous avions calculé. Le transfert a été couronné de succès jusqu'au jour près, ce qui est une première en matière de sauts temporels. Nous sommes donc le 26 septembre 2081."

Il montra du doigt la dernière ligne affichée sur l'écran. Les secondes et les centièmes défilaient, imperturbables. "Un chronomètre", déclara-t-il à l'assemblée.

Sans blague, pensa Lisbeth.

"Comme vous le voyez, il suit un décompte de 72 heures, sur lequelles il nous reste 71 heures et 10 minutes. Au terme de ces 72 heures, chacun d'entre nous devra être de retour dans son caisson, pour le transfert qui nous ramènera au présent. Vous en avez été informés auparavant, mais j'insiste : il est essentiel que nous ayons tous regagné nos places d'ici la fin du compte à rebours." Il fit une pause. "Je n'ai pas envie de penser à ce qui se passerait dans le cas contraire."

Bertil Lackberg leva le poignet gauche et retroussa la manche de sa veste, laissant apparaître la montre ultra-plate au cadran carré qui entourait son poignet. "Vous allez tous recevoir une montre comme celle-ci", dit-il. "Elle affiche le même décompte que l'écran. Elle vous avertira par signal sonore lorsque l'heure sera venue de regagner cette pièce... Ne la retirez sous aucun prétexte."

Lackberg étudia quelques instants son équipe en silence, faisant les cent pas dans la petite salle, puis reprit la parole. "Bien. Maintenant que la règle cruciale a été éclaircie, laissez-moi vous rappeler la raison pour laquelle vous êtes... nous sommes ici."

A la droite de Lisbeth, la fille dansait d'un pied sur l'autre, visiblement en train de perdre patience. Lisbeth elle-même n'écoutait que d'une oreille, en jouant machinalement avec une mèche de ses cheveux roux. On sait déjà tout ça. On connaît ça par coeur, colonel. Elle avait hâte de sortir de cette pièce à la lumière blafarde, hâte de voir l'air libre. Hâte de commencer.

Malheureusement, Bertil Lackberg paraissait bien décidé à terminer son exposé. "Notre mission tient en trois mots", disait-il. "Observer, analyser, comprendre." Il se racla la gorge avant de poursuivre. "Comme vous le savez, nous sommes envoyés par le service du Maintien de l'Ordre Mondial de l'ONU. Notre but est d'établir un bilan de l'état de notre monde, soixante ans après notre ère. Maintenant, ne perdez jamais de vue ce que je vais vous dire..."

Il avait élevé la voix. Lisbeth pensa que l'homme serait doué en politique. Il savait parler.

"Nous ne savons pas ce qui nous attend une fois que nous aurons quitté cette pièce. Nous ne connaissons pas les avancées scientifiques, technologiques ou biologiques que peut avoir connu le monde. Nous n'avons pas idée de la situation politique et économique du pays en 2081."

Åke Malmström s'éclaircit la gorge et leva une main. "C'est précisément pour ça qu'on est envoyés, non ?"

La fille à côté de Lisbeth sourit. Le colonel Lackberg lança un regard froid à Malmström. "Exactement, docteur. Ce que je veux vous dire, c'est que notre mission est d'observer, et non d'intervenir. peu importe ce qui nous attend dehors, peu importe la situation, nous n'avons pas le droit d'interférer dans le déroulement de notre propre futur. On regarde, on prend note, et on fait un compte-rendu à notre retour. Est-ce que c'est clair ?"

Il attendit les hochements de tête de ses interlocuteurs et reprit : "Nous sommes envoyés à titre préventif. Notre rapport fait à l'ONU servira de point de repère, et aura une importance considérable sur les décisions futures. Si le monde de 2081 se trouve dans un état déplorable, alors le but de l'ONU sera d'éviter d'en arriver là... Modifier le présent pour changer le futur, en somme."

L'homme debout aux côtés d'Åke Malmström secoua lentement la tête. "C'est surréaliste", dit-il.

"C'est politique", rectifia Lackberg. "J'ai bien conscience que ce saut temporel peut sembler fou, mais vous y avez été préparés. Vous vous êtes entraînés pendant des semaines..."

"Presque un an, en fait", coupa Lisbeth.

"Oui. Raison de plus. Vous savez comment réagir, vous avez été préparés à chaque éventualité. Gardez votre sang-froid, et il n'y a aucune raison que la mission se passe mal. Pour terminer, je voudrais faire le tour des présentations..."

Bertil Lackberg se dirigea vers le docteur Malmström et lui passa un bras autour des épaules, abandonnant ses manières militaires. "Åke Malmström est notre médecin", déclara-t-il comme s'il livrait à l'équipe des informations inédites. "Il a travaillé pour l'ONU pendant quinze ans."

Malmström hocha la tête et sourit à l'assemblée. Lisbeth lui rendit son sourire. Elle s'entendait bien avec Åke Malmström - ils se connaissaient depuis presque cinq ans.

Le colonel désigna ensuite la fille à côté de Lisbeth. Cette fois, il se garda de manifester sa sympathie et se contenta de la montrer du doigt. "Sinead Madison est anthropologue. Elle s'est notamment rendue célèbre en Écosse pour la rédaction de plusieurs ouvrages sur la sociopolitique."

Sinead Madison, une grande blonde aux longs cheveux bouclés, inclina la tête en un salut mi-flatté, mi-moqueur. Elle avait une cinquantaine d'années, des yeux presque noirs et un teint bronzé qui amenèrent Lisbeth à se demander si sa blondeur était naturelle.

"Lisbeth Gunnarsson", poursuivit Bertil Lackberg, "est biologiste. Elle a travaillé pour l'Institut de Génétique et de Biologie Moléculaire de Stockholm pendant dix ans." Déjà, songea Lisbeth. Elle allait avoir trente-quatre ans dans quelques mois. Enfin là tout de suite, j'en aurais plutôt quatre-vingt-treize. On est en 2081.

Ouaouh.

"Et enfin, Alex Cawley est physicien", disait Lackberg en s'approchant du dernier occupant de la pièce. Il paraissait avoir le même âge que Åke Malmström, des cheveux châtains et des lunettes à épaisse monture noire. "Il nous vient tout droit de Boston, où il donne des cours à l'université en parallèle de son travail en laboratoire... Il a déjà travaillé pour plusieurs missions de l'ONU."

"En effet", dit Cawley. "Mais celle-ci est de loin la plus fascinante que j'aie vécue."

"A qui le dites-vous", sourit le colonel. "C'est une grande première pour nous tous - pour l'humanité entière, en fait. Nous sommes les pionniers du voyage temporel, messieurs-dames."

Et on est vachement bien payés pour, pensa Lisbeth Gunnarsson. Le Socialdemokratiska Arbetarepartiet, gouvernement suédois actuellement au pouvoir, l'ONU et la SÄPO, la police de sécurité suédoise, s'étaient donné le mot et avaient décidé de donner à chacun des volontaires une somme de 3 millions de couronnes [= 300 000 €, NdA]. De quoi vivre confortablement pendant un bon laps de temps une fois la mission accomplie.

Lisbeth s'était demandé si un tel dédommagement sous-entendait que la mission était particulièrement dangereuse, ou si l'État avait simplement été généreux. Le ministre de la Défense, Sten Tolgfors, avait insisté sur l'importance de rémunérer les "cobayes" de l'expérience - après tout, les informations que son équipe allait rapporter leur seraient fort utiles, à eux comme aux services secrets. L'avenir politico-économique de la Suède et par extention du monde entier serait remodelé en fonction des résultats de la mission.

"Bon", dit Bertil Lackberg. "Tout cela est bien beau, mais les heures tournent" - il désigna le chronomètre qui défilait sur l'écran derrière lui - "et nous avons du pain sur la planche. Alors..."

Il se dirigea vers l'un des caissons vides, s'agenouilla et tira une mallette noire d'un compartiment de rangement logé en-dessous. Il la posa sur le rebord du caisson et l'ouvrit. Il en tira une boîte plate qui contenait quatre montres à cadran carré. "Une pour chacun", dit-il en agitant les montres en l'air. Lisbeth s'approcha, prit l'une d'elles et l'attacha à son poignet. Les chiffres rouges indiquaient 70 : 51 : 22' : 06".

Elle jeta un coup d'œil au contenu de la grande mallette. A l'intérieur, bien rangées dans des compartiments molletonnés, des armes. Elle avait momentanément oublié que la mission exigeait que chaque participant soit armé... Elle se souvenait des cours de tir, à présent.

Lackberg parut surprendre son regard, car après avoir distribué les montres à Madison, Malmström et Cawley, il plongea la main dans la mallette et en sortit l'une des armes en chrome gris.

"Un désintégrateur laser", déclara-t-il en retournant l'objet dans sa main. "Vous avez appris à vous en servir, mais s'il vous plaît, n'oubliez pas les règles. Cette arme ne doit servir qu'en cas extrême, dans un cadre de légitime défense. J'ose croire que personne n'aura à en arriver là."

Lisbeth l'espérait aussi. Utiliser une arme sur un stand de tir était une chose, la retourner contre un homme en était une autre.

"Je sais que vous êtes probablement tendus", poursuivit Lackberg. "Nous nous trouvons dans une situation pour le moins inhabituelle, mais vous ne devez pas perdre votre calme. Vous êtes parfaitement entraînés, alors ne laissez pas vos nerfs et votre stress prendre le dessus. Ne dégainez pas sans raison. Je vous rappelle que le port d'arme était, aux dernières nouvelles, interdit en Suède... Alors dissimulez ces pistolets sous votre uniforme, ne le laissez pas apparent."

"Peut-être qu'en 2081, tous les Suédois se baladent avec un flingue dans la poche, comme aux États-Unis", observa Alex Cawley, à moitié sérieux.

"Peut-être." Bertil Lackberg haussa les épaules. "Nous ne pouvons rien exclure. Le monde que nous nous apprêtons à découvrir nous réserve sans aucun doute quelques belles surprises..."

Il tendit l'arme à Sinead Madison, qui se tenait le plus près de lui, et distribua aux autres le restant des pistolets. Lisbeth Gunnarsson étudia l'objet avec un mélange de fascination et d'horreur, et pria de ne pas avoir d'occasion de le sortir de sa poche.

"Bon..." fit Malmström. "Je crois qu'il ne nous reste plus qu'à y aller..."

"Tout le monde est équipé ?" demanda Lackberg comme s'il ignorait qu'il venait de distribuer lui-même ledit équipement. Des hochements de tête approbateurs lui répondirent. Lisbeth vit Alex Cawley glisser son désintégrateur dans l'arrière de son pantalon. Comme les bandits à la télé. Faute de meilleure idée, elle l'imita.

"Bien." Bertil Lackberg paraissait légèrement nerveux. "Rappelez-vous des règles, observez, restez discrets, restez ensemble. Tout le monde est prêt ? Allons-y." Il se dirigea vers la porte de la petite pièce blanche et passa sa montre devant le lecteur digital. La montre servait de badge d'accès à la salle des caissons. Le colonel laissa passer son équipe, et referma la porte de la même façon une fois que tous se furent rassemblés à l'extérieur, dans un couloir du même blanc stérile que le lieu qu'ils venaient de quitter.

Lisbeth prit une profonde inspiration, tentant en vain de calmer son excitation, son impatience - et une petite dose d'inquiétude, elle devait bien se l'avouer.

"Mesdames, messieurs..." - Lackberg reprit le ton cérémonieux qu'il avait utilisé au début de son briefing - "... à nous le Stockholm de 2081 !"

...

70 h 34 min

Dehors, il faisait froid. Le vent soufflait fort et balayait les feuilles mortes, tombées au pied des arbres plantés sur les trottoirs de chaque côté de Fredsgatan. Lisbeth Gunnarsson frissonna, malgré ses vêtements supposément faits de matières parfaitement isothermes. Tu parles.

Dès qu'elle avait mis le pied dans la rue, dès qu'elle avait franchi la porte à double battant du numéro 76 de Fredsgatan, Lisbeth avait senti que quelque chose n'allait pas. Elle n'avait pas identifié quoi, mais à la tête de ses coéquipiers, elle avait constaté qu'elle n'était pas la seule dans ce cas.

Le petit groupe se tenait sur le trottoir d'une rue commerçante et habituellement très fréquentée. Lisbeth avait l'habitude de faire ses courses dans le centre commercial à l'angle de Fredsgatan et de Akademigränd. A tout heure de la journée, les magasins étaient ouverts, les voitures allaient et venaient, les gens marchaient et bavardaient, les vélos roulaient.

Mais la scène qui se déroulait sous les yeux inquiets de l'équipe du colonel Bertil Lackberg n'avait rien, rien à voir avec l'habituelle Fredsgatan.

Les magasins étaient toujours là. En soixante ans, ils avaient changé, mais ils étaient toujours présents. Les voitures aussi étaient là, garées sur les deux côtés de l'avenue. Beaucoup plus modernes que les voitures de 2021. Des formes épurées, minimalistes. C'est de la science-fiction, bordel. Un vélo était attaché à un lampadaire, juste à la droite de Lisbeth. Un vélo électrique, à en juger par la batterie fixée sur l'arrière de la selle. En jetant un regard autour d'elle, elle ne nota pas de changements significatifs dans l'architecture des immeubles environnants. Une maison moderne, tout en verre, s'élevait là où elle n'avait connu qu'une étendue d'herbe.

Le tout aurait ressemblé à une scène anodine de la vie quotidienne de l'an 2081, sans surprises particulières. Si ce n'était que Fredsgatan était entièrement dépourvue de population.

Le silence était écrasant. Mis à part le souffle du vent dans les arbres, il était complet. Pas un chant d'oiseau. pas un cri, une parole ou un rire au loin. Pas un bruit de circulation, tramway, voiture ou avion survolant Stockholm. Pas de claquement de talons sur le trottoir pavé.

Rien.

La rue était désespérément privée de vie humaine. Tout semblait à l'arrêt, comme abandonné depuis des siècles. Quelques enseignes lumineuses brillaient encore, la plupart étaient éteintes.

Sinead Madison finit par prendre la parole d'une voix quelque peu tremblante et demanda à voix haute ce que Lisbeth, et probablement chacun des autres, pensaient tout bas.

"Qu'est-ce qui se passe, bordel ?"

Personne ne répondit. Lisbeth lut l'inquiétude sur le visage d'Åke Malmström, qui se tenait à côté d'elle, les bras croisés sur la poitrine pour se protéger du froid. Bertil Lackberg ouvrit la bouche, sembla vouloir dire quelque chose, puis se ravisa. Finalement, ce fut Alex Cawley qui s'éclaircit la gorge et prit la parole.

"Il y a certainement une explication à tout ça", déclara-t-il d'une voix qui se voulait rassurante. "Il y a forcément une raison à cette... cette absence totale de gens. Tout Stockholm ne s'est pas vidée de ses habitants, quand même."

Lackberg acquiesça vigoureusement, apparemment soulagé que quelqu'un se soit décidé à entamer la conversation. "Évidemment", dit-il. "Ce n'est pas en restant ici à ne rien faire que nous allons trouver quelqu'un. Allons chercher."

Lisbeth regarda le ciel. Il était gris, chargé de nuages qui semblaient sur le point d'exploser en averses. Le paysage était désespérément morne. Elle avait la sensation d'évoluer dans une ville fantôme. Elle essaya de déterminer l'heure de la journée, mais le soleil était masqué par les nuages. Puis elle se rappela de ce qu'indiquait l'écran, dans la salle des caissons : "Arrival : 10 : 21 am". Dix heures du matin. Normalement, il y a foule sur Fredsgatan, à cette heure-là. Cette découverte ne fit que l'inquiéter davantage.

Allez, ne panique pas. On va trouver des gens et leur demander ce qui se passe.

Bertil Lackberg désigna le bout de la rue du doigt. "Le mieux, c'est d'aller vers le centre-ville, vers Norrmalm. Il y aura forcément quelqu'un." Ici, c'est déjà le centre-ville, songea Lisbeth. C'est complètement anormal.

Lackberg se mit en route, suivi de près par Cawley et Sinead Madison. Malmström resta un peu en retrait, avec Lisbeth.

Ils longèrent Fredsgatan vers le nord, en direction du centre de Stockholm. Lisbeth étudia les devantures des magasins devant lesquels ils passaient. Ils étaient fermés. Les vitrines étaient poussiéreuses, visiblement non renouvelées depuis longtemps. Les stores métalliques étaient baissés pour la plupart.

"Personne n'est venu s'occuper de ses boutiques depuis des mois", fit-elle remarquer à Malmström. Celui-ci s'approcha de la vitrine la plus proche - un magasin de vêtements pour hommes - et hocha la tête, l'air songeur. "T'as raison. Ils sont dans un état dégueulasse."

"Åke, j'aime pas ça. On dirait que tout est abandonné."

Åke Malmström ne répondit pas. Lui non plus n'était pas rassurer, en en juger par ses traits tirés.

"Ne vous inquiétez pas", lança Lackberg en se retournant vers eux. Il n'avait rien perdu de la conversation. "Ne vous inquiétez pas".

C'est son rôle de nous rassurer, pensa Lisbeth. En réalité, il a autant la trouille que nous tous.

Elle haussa les épaules, lança un regard indulgent au colonel et reprit sa marche, pelotonnée dans sa veste.

 ...

69 h 11 min

Il n'y avait personne dans le quartier de Norrmalm. Les commerces étaient tous fermés. Les voitures étaient sagement garées sur les trottoirs ou dans des parkings. Aucun tramway ne circulait sur l'axe de Sveavägen. Aucun chien n'aboyait, aucun oiseau n'émettait le moindre son.

Et bien sûr, aucune présence humaine.

Sinead Madison s'était laissée tomber sur un banc, anéantie. Ce n'était plus la peine de faire semblant, à présent. Plus la peine d'explorer une énième rue en espérant croiser un être vivant. Lisbeth Gunnarsson lut sur les visages de ses compagnons qu'ils avaient tous réalisé et admis l'innacceptable vérité : le Stockholm de 2081 était désert.

Ils avaient parcouru des centaines de rues. Sonné aux portes des immeubles, frappé aux devantures des magasins. Hurlé "Oho, il y a quelqu'un ?" à tue-tête, les mains en porte-voix, debout au milieu d'une avenue. Rien. Le silence oppressant, le vent qui tourbillonnait, les gouttes de pluie qui tombaient par intermittence.

Rien.

Åke Malmström s'assit aux côtés de Sinead. Personne ne parlait. Alex Cawley, les lèvres serrées, jouait nerveusement avec la crosse de son arme, qu'il avait sortie par précaution - précaution inutile, puisqu'il n'y avait rien ou personne à tuer.

Lisbeth pensait à ces films de science-fiction qu'elle affectionnait. Ces mondes post-apocalyptiques, désertés, à la rigueur habités par quelques zombies mutants. La Suède semblait, d'une façon ou d'une autre, avoir vécu sa propre apocalypse.

Et c'est seulement soixante ans après notre ère, songea-t-elle, et cette pensée lui noua le ventre. Qu'est-il arrivé à notre monde pour qu'en soixante ans, l'humanité l'ait déserté ?

"Vous pensez que ça s'étend jusqu'où ?"

C'était Alex Cawley qui avait posé la question. "Comment ça ?" demanda Lisbeth.

"Je veux dire, jusqu'où il n'y a personne. Juste Stockholm ? La Suède entière ? L'Europe ? Le monde ?"

"Merde, Cawley", coupa sèchement Lackberg. "Ne nous déprimez pas."

Cawley haussa les épaules. "On doit essayer de savoir. On doit faire un rapport, je vous rappelle."

Et quel rapport, pensa sombrement Lisbeth. Ils vont être contents, à l'ONU, quand on leur annoncera que dans soixante ans, le monde n'existera plus.

 ...

67 h 45 min

Faute d'une meilleure idée, ils avaient continué à marcher. A appeler. A sonner. Les rues se succédaient, vides et mortellement calmes. Ils avaient remonté Norrlandsgatan jusqu'à l'imposant boulevard central, Birger Jarlsgatan. Les rails de tramway longeaient le grand axe, mais aucune trace d'activité récente n'était à voir. En se penchant sur les rails, Bertil Lackberg constata qu'ils étaient rouillés.

Ils traversèrent Birger Jarlsgatan et entrèrent dans Humlegården, le grand parc qui s'étendait de l'autre côté. "On trouvera peut-être au moins des animaux", avait lancé Sinead Madison sans grande conviction. Elle tremblait, de froid ou peut-être de peur.

Ils ne trouvèrent pas d'animaux. Les allées étaient désertes. Les poubelles étaient en partie pleines. Des conserves, des canettes, des boîtes d'aliments. Malmström ramassa un pot de yaourt vide et lut la date de péremption. "A consommer de préférence avant le 21 juillet 2059".

"Ce yaourt a été jeté ici il y a plus de vingt ans", dit-il. Lisbeth se mordit la lèvre. Elle avait l'étrange sensation de vivre un cauchemar.

Sinead Madison s'était éloignée des autres pendant l'examen du pot de yaourt. Lisbeth l'avait perdue de vue et se retourna violemment lorsqu'elle l'entendit hurler.

Bertil Lackberg fit volte-face et attrapa son arme - vieille habitude de militaire, nota Lisbeth. Le colonel se lança vers le sommet de la petite colline couverte de gazon, depuis laquelle venait le cri. Lisbeth Gunnarsson lui courut après, le cœur battant à tout rompre.

Lorsqu'elle parvint en haut de la colline, elle faillit s'évanouir.

De l'autre côté, la pente redescendait doucement. En bas du petit promontoire, quelqu'un avait creusé une gigantesque fosse dans la terre meuble. Le trou faisait bien la taille d'un terrain de tennis et au moins cinq mètres de profondeur.

Mon dieu.

Au fond de la fosse étaient entassés des cadavres. Pas un, pas dix, mais des centaines. Par couches entières, ils étaient allongés là, grossièrement alignés. Une partie avait été recouverte de terre, laissant toutefois le travail inachevé. La plupart était encore parfaitement visibles. Ils étaient tantôt nus, tantôt habillés dans ce qui semblait être des vêtements de la vie quotidienne, jeans, manteaux, pulls, bottes.

Lisbeth se détourna, une main devant la bouche. Elle crut qu'elle allait vomir, ferma les yeux, respira à fond. La nausée passa. L'odeur aux abords de la fosse était insoutenable. L'image des morts flottait devant ses yeux. Certains étaient à moitié décomposés, ou le corps couvert de plaques violacées.

Elle se rappela les documentaires sur les camps de concentration nazis, en Allemagne. C'était la seule chose à laquelle elle pouvait comparer la scène qu'elle venait de voir.

Sinead Madison vomit dans l'herbe, à côté d'elle. Alex Cawley la prit dans ses bras. Malmström, lui, restait pétrifié, le regard tourné vers la scène cauchemardesque. Bertil Lackberg avait rangé son désintégrateur laser et se tenait le visage dans les mains. Lisbeth entendit Sinead pleurer. Elle-même tremblait de tous ses membres.

Qu'est-ce qui s'est passé ici, nom de dieu ? Qu'est-ce qui s'est passé ?"

 ...

59 h 38 min

Ils avaient tout d'abord pensé regagner leur salle blanche. Ils avaient tous faim et soif et étaient épuisés. Puis Bertil Lackberg avait secoué la tête. Non, ils n'iraient pas s'enfermer dans la pièce aux caissons. Ils tenteraient de pénétrer dans une habitation à l'extérieur. "Il faut qu'on sache ce qui est arrivé. Ce n'est pas dans notre petite salle protégée qu'on trouvera des indices."

Du coup, ils étaient entrés dans une maison. C'était Åke qui l'avait aperçue, dans une allée chic qui longeait Humlegården. Un hôtel particulier, tout en verre - le verre semblait être la nouvelle mode en matière de construction -, avec une structure en acier chromé. L'heure n'était plus au respect des lois et de la politesse. Lackberg avait brisé un carreau de la baie vitrée donnant sur la rue, et ils y avaient établi leurs quartiers pour la nuit.

Lisbeth n'arrivait pas à se sentir coupable d'entrer ainsi par effraction. Elle avait la désagréable certitude que personne, plus jamais, ne se soucierait de cette maison. Peut-être les habitants se trouvaient-ils à présent dans cette horrible fosse commune, là-bas dans le parc.

Aucun d'entre eux ne s'était trop soucié de ne rien toucher dans la maison. Ils s'étaient installés sur le canapé de l'immense salon, avec vue sur Sturegatan et les maisons d'en face. Les aliments du réfrigérateur étaient tous périmés depuis longtemps, à l'image du pot de yaourt trouvé par Malmström. Alex Cawley avait réussi à dénicher quelques conserves dans un placard, et un ouvre-boîte dans un tiroir de la cuisine ; ils s'étaient nourris d'anchois et de fruits au sirop. Personne n'avait faim, de toute façon.

Sinead Madison et le colonel parlaient à vois basse. Sinead paraissait traumatisée. Malmström était assis en face d'eux, en silence. Alex et Lisbeth avaient décidé de fouiller la maison à la recherche d'indices - n'importe quoi qui puisse les aider à comprendre la situation aberrante dans laquelle ils se trouvaient.

Lisbeth trouva le journal dix minutes plus tard. Il était rangé avec une pile de magazines et d'anciens journaux dans les toilettes du premier étage. Un numéro d'Aftonbladet, daté du 8 novembre 2056. Elle lut l'article de la première page et ouvrit de grands yeux.

"Le gouvernement actuel s'inquiète, depuis quelques temps, de la montée en puissance du parti d'extrême-droite Nationaldemokraterna. En effet, après avoir passé la barre des 4% qui lui permettait, l'année dernière, de prendre un siège au Rikstag (= siège du gouvernement suédois, NdA), le parti nationaliste continue à grimper dans les sondages de manière fulgurante.

La raison principale de ce soudain succès auprès de la population suédoise est, comme on le sait, la découverte du vaccin contre le très dangereux virus H2C5, pandémie qui frappait l'Europe entière et à laquelle le parti à trouvé un frein. Les laboratoires financés par la Nationaldemokraterna sont en effet à l'origine du vaccin permettant d'endiguer le fléau qui avait fait plusieurs milliers de morts en Europe sur les six derniers mois.

Alors que les habitants de Suède, soulagés, votent en masse pour le parti d'extrême-droite, le gouvernement, lui, tente d'empêcher son ascension au pouvoir, qui, selon le Premier Ministre Fredrik Reinfeldt, serait 'une régression considérable et un danger potentiel pour la liberté des Suédois'."

Lisbeth relut trois fois l'article, assise sur le couvercle des toilettes. Virus. Le mot semblait ressortir du reste, briller au milieu des lettres noires qui couvraient la première page d'Aftonbladet.

Virus.

Elle revit les morts entassés dans Humlegården. Et s'il y avait un lien ? Si un virus était à l'origine de la disparition de toute âme vivante ?

Après tout, c'était la seule explication possible. Les bâtiments n'étaient pas abîmés, la nature n'avait pas été affectée. Seuls les hommes, et à priori les animaux, semblaient avoir disparus de la surface de la planète. Disparus ou jetés dans la fosse, pensa-t-elle.

"Un virus ?" Åke Malmström plissa les yeux et lut l'article. Lisbeth leur avait fait part de sa découverte. "Ce n'est pas impossible." Il avait répété ce qu'elle avait pensé quelques instants auparavant.

"Ça ne colle pas", fit remarquer Cawley. "Le virus dont ils parent a été anéanti par ce fameux vaccin, inventé par les laboratoires financés par ce putain de parti nazi. Ils en parleraient si la pandémie avait tué l'humanité entière."

C'était vrai. Le journal annonçait clairement que le virus avait été évincé. C'était la raison pour laquelle les gens avaient voté pour le parti Nationaldemokraterna. Il leur fallait ça pour prendre le pouvoir, ces cons. Se prendre pour les sauveurs de l'humanité.

Enfin, ils le sont, en quelque sorte, songea-t-elle. Mais pas pour longtemps. Ils n'avaient pas prévu que le monde de 2081 serait vide de toute présence humaine. Et là, y a un vaccin pour les faire revenir ?

 ...

65 h 22 min

Bertil Lackberg prit une profonde inspiration. "Écoutez ça", murmura-t-il, le souffle court.

Il avait passé les deux dernières heures à fouiller le deuxième étage de la maison, à la recherche d'autres indices, articles de journaux et autres. Sur le point de se décourager, il avait finalement trouvé un vieux numéro de l'Espressen.

Lisbeth nota la panique dans sa voix. L'excitation aussi. Qu'est-ce que t'as trouvé, colonel ?

"Le journal date de fin 2058", dit Lackberg. "Je vous la fais courte, mais en gros, voilà ce que ça raconte : "Deux ans après la campagne de vaccination menée contre le mortel virus H2C5, le parti Nationaldemokraterna et par extension la Suède entière sont bien forcés de se rendre à l'évidence : le vaccin a été, à long terme, un échec. Après des premiers mois prometteurs et une réduction considérable du nombre de malades, la pandémie s'est propagée à une vitesse bien supérieure aux capacités des médecins à immuniser la population. Des cas de H2C5 ont été détectés aux États-Unis, en Afrique du Nord et en Corée. Les victimes se comptent désormais par centaines de milliers. Plusieurs membres du gouvernement suédois sont décédés, dont le Premier Ministre Fredrik Reinfelt..."

"Et ça continue", dit Bertil Lackberg.

Lisbeth resta pétrifiée. Échec de la campagne de vaccination. Voilà, on a l'explication. C'est ce putain de virus H2C5 qui a tué le monde entier. Elle tremblait. Ses coéquipiers étaient tous immobiles, digérant les paroles de Lackberg. Lisbeth finit par lui prendre le journal des mains, doucement. Sur la deuxième page, il y avait une photo. On aurait dit un extrait de film d'horreur. La photo, en couleurs, avait quelque chose de macabrement esthétique.

Une femme en robe blanche était agenouillée sur le sol, dans une pièce aux murs de brique rouge. On ne voyait pas son visage, masqué par une abondante chevelure rousse. Sur ses bras, on devinait des plaques rouges, comme une éruption cutanée.

La légende disait : "Maria Östergalven, danseuse contemporaine de l'opéra de Göteborg, a appris ce matin qu'elle était touchée par le virus. Sitôt sortie de chez le médecin, la jeune femme a tenté de mettre fin à ses jours. On l'a retrouvée, les poignets ouverts, dans le sous-sol de son pavillon de la banlieue de Göteborg. Elle a pu être retrouvée et sauvée par son mari, Per-Axel Östergalven, mais elle sait que ses jours sont désormais comptés."

Lisbeth déglutit. Quelle horreur. La fille semblait si pure, si belle, dans cette robe en tulle d'un blanc éclatant. Elle ressemblait à une mariée, seule au milieu du décor sordide du sous-sol dans lequel avait été prise la photo.

Elle tourna la page et trouva un flyer attaché par des agrafes au pli central du journal. "Précautions contre le virus H2C5", annonçait le titre.

Elle lut en diagonale. Il y avait des petits dessins expliquant qu'il fallait se laver les mains, porter des gants et un masque. Le virus se transmettait par le simple contact. Puis il y avait la liste des symptômes. Fièvre soudaine et aigüe. Migraines. Plaques rouges sur le corps. Nausées.

La totale.

Elle laissa tomber le flyer. Comme ce bout de papier paraissait dérisoire, à présent que la mort avait fait son œuvre partout. Il était déjà bien trop tard, au moment où ces mots avaient été imprimés. Le vaccin n'avait servi à rien, si ce n'était à projeter les néo-nazis au pouvoir.

Lisbeth Gunnarsson retourna s'asseoir sur le canapé en silence. Elle aurait encore été vivante, avec un peu de chance, en 2081. Elle aurait été vieille. Elle aurait attrapé le H2C5, comme tous les autres. Elle serait morte. On l'aurait peut-être enterrée sommairement dans la fosse du parc, là dehors.

Elle comprenait l'existence de la fosse, à présent. Plus de place dans les cimetières. Peut-être aussi volonté d'incinérer les corps, pour éliminer le virus. Elle s'imaginait qu'il devait y avoir mille autres fosses du même genre, dans les différents espaces verts de la ville. Elle avait de nouveau la nausée.

...

58 h 05 min

Bertil Lackberg les avait réveillés tôt le matin. Ils s'étaient endormis sur les meubles du salon, trop anéantis pour songer à se coucher dans les lits à l'étage. Lisbeth avait passé une nuit quasi-blanche. A chaque fois qu'elle avait jeté un œil en direction d'Åke Malmström, celui-ci avait les yeux ouverts, lui aussi. Personne n'avait dû dormir plus de trois heures, à en juger par les visages pâles et les yeux cernés qu'ils affichaient le lendemain matin.

Lackberg avait frappé dans ses mains, visiblement impatient. Il avait à peine attendu que ses compagnons aient émergé de leur semi-sommeil pour prendre la parole.

"J'ai réfléchi toute la nuit", annonça-t-il de but en blanc.

"Ah, vous aussi", dit Alex Cawley.

Le colonel choisit de l'ignorer. "J'ai réfléchi toute la nuit et je me suis dit qu'il y avait une chose qu'il fallait que l'on fasse." Il s'appuya contre le dossier du canapé et passa une main dans ses cheveux gris. "Aller visiter les bureaux de la Nationaldemokraterna."

"Quoi ?" demanda Sinead Madison, la bouche pâteuse.

"N'oubliez pas pourquoi nous sommes là. Nous devons ramener un rapport à l'ONU. Donc, nous devons essayer de déterminer exactement l'origine et les propriétés du virus. Plus on en saura, plus l'ONU aura de chances de faire en sorte que ça n'arrive jamais, vous comprenez ?"

Lisbeth hocha la tête. L'idée était bonne.

"Puisque c'est ce parti d'extrême-droite qui a trouvé le vaccin, il doit être bien renseigné sur le virus", poursuivit Bertil Lackberg. "Si on parvient à avoir accès à leurs dossiers, leurs ordinateurs ou que sais-je, on risque de trouver tout un bilan scientifique sur la recherche au vaccin."

Malmström toussota. "Ce sont les laboratoires qui ont ces infos", dit-il. "Pas les bureaux du parti."

"Je pense qu'ils en ont une copie." Lackberg réfléchit quelques instants. "Ce sont eux qui supervisaient les recherches, non ? Ils doivent avoir une base de données avec toutes les précisions, même les recherches des labos."

"Et comment on trouve les bureaux de Nationaldemokraterna ?" La question venait de Sinead, visiblement sceptique.

Lackberg sourit faiblement. "Je suis colonel, Madison. Je connais un certain nombre de choses sur la politique de notre pays - même sur l'extrême-droite. A moins que les locaux se soient déplacés depuis soixante ans, je sais où trouver les bureaux du parti."

...

56 h 30 min

Lisbeth Gunnarsson pensa que dans leur malheur, ils avaient quand même eu de la chance. D'abord, ils avaient pu rassembler ces journaux, qui leur avaient appris ce qui s'était passé. Et à présent, voilà qu'ils pénétraient sans difficulté particulière dans le quartier général du parti Nationaldemokraterna.

Ils avaient marché pendant une heure sous une pluie battante, emmitouflés dans leurs vestes - décidément, les vêtements n'étaient pas aussi isothermes qu'on le leur avait fait croire -, suivant les pas pressés de Bertil Lackberg. Apparemment, le fait de savoir quoi faire, de prendre une initiative, avait regonflé le moral du colonel. Il les avait guidés jusqu'au quartier huppé de Stallarholmen, puis jusqu'au numéro 186 de Kungsgatan. Là, à côté d'une porte en bois sculpté, une plaque dorée indiquant que l'immeuble abritait les bureaux du parti.

Lackberg avait adressé un sourire triomphant à ses équipiers. La porte était fermée, évidemment, mais Alex Cawley ne perdit pas de temps et découpa un trou dans le bois à l'aide de son désintégrateur laser. Ils pénétrèrent dans une cour bétonnée, pas si chic qu'on aurait pu s'y attendre. Plusieurs vélos étaient garés là, abandonnés depuis bien longtemps. La pluie rendait le sol glissant. Le silence était encore plus lourd ici, où le vent ne soufflait pas. On n'entendait que le plic, plic de la pluie sur les dalles.

Toujours avec le pistolet, Alex avait forcé la porte donnant, au premier étage, sur les bureaux. Une fois la porte d'entrée franchie, toutes les pièces étaient reliées entre elles, sans aucune porte fermée à clé. Ils purent circuler librement dans l'ensemble de l'énorme bureau, équipé de dizaines d'ordinateurs ultra-plats, de classeurs rangés dans d'imposantes étagères murales, de dossiers éparpillés sur les meubles et le sol. L'endroit semblait avoir été quitté précipitamment - les hommes avaient dû être contaminés, ici comme ailleurs.

Lackberg avait distribué les tâches. Chacun s'occuperait d'une pièce. Ils commenceraient par fouiller les ordinateurs, puis les dossiers papier. Par chance, l'électricité fonctionnait et les postes n'étaient pas protégés par mot de passe. Le logo du parti s'afficha sur l'écran lorsque Lisbeth alluma l'ordinateur que Bertil Lackberg lui avait désigné.

Le clavier possédait un certain nombre de touches qu'elle ne connaissait pas. Innovation technologique, pensa-t-elle. Elle s'abstint de toucher aux parties inconnues et se mit en quête de l'option "Recherche" dans l'ordinateur. Le système d'exploitation était radicalement différent de son habituel Mac, sur lequel elle travaillait. Il lui fallut presque une demi-heure avant de comprendre comment il fonctionnait.

Les mains légèrement tremblantes, elle tapa "virus H2C5" dans la case prévue à la recherche interne. L'engin lui trouva des dizaines de fichiers en l'espace d'une seconde. Performant, le truc.

"Mission H2C5 - CONFIDENTIEL", disait l'un des documents. Elle l'ouvrit, fébrile. Il s'agissait apparemment d'un mail envoyé à partir de l'ordinateur. Le destinataire était un certain Erik Winter, des laboratoires Von Sydow. Elle n'en avait jamais entendu parler.

Lisbeth lut le mail, penchée sur l'écran comme si elle avait l'intention de pénétrer à l'intérieur.

"Mission H2C5 - Procédure. Résumé : J - 46.

1 - Propagation du virus

Dans 46 jours, la molécule du virus sera d'abord injectée dans les canalisations de la ville, où elle se propagera dans tous les foyers par l'utilisation quotidienne de l'eau courante (bain, vaisselle, etc). Puis le virus se transmettra par simple contact, contaminant ainsi la population à un rythme soutenu. L'origine du virus sera officiellement inconnue de tous.

2 - Campagne de vaccination

Attendre que le virus ait contaminé un certain nombre de personnes. Contribuer à créer un mouvement de panique, par l'intermédiaire des médias. Une fois que la population suédoise se sent vulnérable et impuissante, lancement d'une campagne de vaccination massive visant à tuer les cellules virales sans délai. Nous insisterons sur le fait que c'est NOTRE parti qui est à l'origine du vaccin qui a sauvé l'humanité in extremis.

Cette procédure et les sacrifices qu'elle exige permettra à notre parti de remporter haut la main les élections de 2059, et d'instaurer une fois pour toutes la confiance de la population suédoise envers la Nationaldemokraterna."

Lisbeth eut envie de se pincer pour voir si elle ne rêvait pas. Oui, ce ne pouvait être qu'un rêve. Un terrible cauchemar. Elle parcourut à nouveau le mail des yeux. Les mots flottaient devant son visage, comme en relief. Elle ne parvenait pas à assimiler ce qu'elle venait juste de lire.

C'est pas possible.

Les salauds. Putain, les salauds.

Et pourtant... Le texte qu'elle avait sous les yeux ne laissait pas place au doute. Le parti était bel et bien responsable lui-même du virus qui avait détruit toute forme de vie sur terre. Lancer le virus pour mieux lancer le vaccin. Lancer le vaccin pour s'imposer en sauveurs de l'humanité.

Elle posa le regard sur le mot "sacrifices". Tu parles, ouais. Ils ont sacrifié le monde entier, à commencer par eux-mêmes.

Combien de gens innocents avaient-ils l'intention de laisser mourir avant de jouer aux héros avec leur vaccin miracle ? Combien de "sacrifices" étaient exigés pour gagner ces élections ?

Des vies humaines, putain. Des vies humaines pour une élection.

C'était un film. Un mauvais film. Pas la réalité. Ce n'était pas envisageable.

Et pourtant.

...

55 h 12 min

Lisbeth Gunnarsson retira son uniforme et prit place dans son caisson. Elle attendait le docteur Malmström lui fixe les électrodes sur la poitrine en vue du saut temporel de retour. Åke était occupé avec Sinead Madison, deux caissons plus loin.

Bertil Lackberg avait jugé inutile de s'attarder dans le futur une fois la terrible vérité découverte. Il n'y avait plus rien à chercher, plus rien à trouver. A la découverte du mail par Lisbeth avait succédé une autre découverte, faite par Malmström, cette fois. Un courrier papier adressé aux leaders de la Nationaldemokraterna.

Il y était question d'abandonner la campagne de vaccination. Le laboratoire Von Sydow, paniqué, écrivait que le contrôle du virus leur avait lamentablement échappé. Qu'ils avaient sous-estimé la portée du problème qu'ils avaient eux-mêmes créés. A l'image d'un Frankenstein échappant à la domination de son créateur, le virus avait vécu son propre chemin, semant la mort sur son passage. Le parti avait assisté, impuissant, à la lente destruction de l'humanité. Destruction dont ils étaient responsables.

Il était question du mode de propagation du virus. "Nous pensons", écrivait Erik Winter, "que le virus H2C5 se propage sans même besoin de contact entre deux individus. Des cas isolés dans diverses parties du monde prêtent à croire à une propagation par l'air."

Lisbeth n'osait pas imaginer le calvaire qu'avaient vécu les gens avant de mourir. Assister, chaque jour, à la maladie de leurs proches. Enterrer leurs amis, leur famille, les uns après les autres. Se terrer chez eux, évitant tout contact avec l'extérieur, dans l'espoir d'être épargnés.

En vain.

Malmström se dirigea vers elle et posa les électrodes sur sa poitrine, juste au-dessus des seins. Elle entendit le bip bip de son moniteur, mesurant son rythme cardiaque. Son coeur battait vite. Rien d'étonnant.

En silence, ils étaient sortis des locaux déserts de 186, Kungsgatan. Ils avaient marché sous la pluie pour regagner la salle blanche. Enlevé leurs uniformes, remis leurs armes et leurs montres à Bertil Lackberg qui, les mains tremblantes, les avait rangées dans la mallette noire.

Lorsque chacun fut installé dans son caisson, Malmström de dirigea vers le sien, s'occupa lui-même de ses électrodes et se saisit d'une télécommande. Il demanda si tout le monde était prêt. Oui. Personne ne posa de question. Il n'y avait rien à dire.

Juste avant de quitter le Stockholm de 2081, juste avant qu'Åke n'appuie sur le bouton, Lisbeth Gunnarsson pria de toutes ces forces pour que jamais, jamais, ce futur qu'ils venaient de découvrir ne se réalise.

...

30 septembre 2021

Lisbeth Gunnarsson se promenait sur le quai de Nybrokajen, main dans la main avec Lars Bergenhem, qui partageait sa vie depuis cinq ans. Le soleil brillait et les arbres qui bordaient le quai se reflétaient dans l'eau scintillante. Les oiseaux leur offraient un véritable concert, apparemment ravis du beau temps qui revenait après une semaine de brouillard et de grisaille.

Lisbeth avait pris deux semaines de congé après son retour de l'an 2081. Le patron ne s'y était pas opposé. Tous savaient que les cinq équipiers de l'expérience avaient grand besoin de se remettre de leurs émotions.

L'activité des derniers jours semblait loin, déjà, alors qu'elle marchait avec Lars le long de l'eau. Les médecins qui les avaient accuillis à leur retour, qui leur avaient fait passer un examen complet. Les journalistes qui s'étaient précipités, en quête d'un scoop inédit venant du futur. Les organisateurs du projet qui les avaient harcelés de questions.

L'équipe de Bertil Lackberg leur avait tout raconté. La découverte d'un Stockholm fantôme. Les coupures de journal qui en expliquaient les raisons. L'intrusion dans les bureaux de la Nationaldemokraterna, et les terribles découvertes qui y avaient été faites. Les propriétés du virus. Le déroulement des événements tels qu'ils étaient archivés dans les ordinateurs du parti. Le nombre de morts augmentant à une vitesse alarmante. Les symptômes du H2C5, les nausées, la fièvre les les plaques rouges. Le mode de propagation. L'eau. La peau. L'air.

Trois jours de rapport, de discussions, de mines stupéfaites avaient suivi leur retour. Personne ne voulait les croire, au début. La nouvelle avait affolé l'ONU. Aussitôt, il avait été question de mettre un terme à l'existence du parti Nationaldemokraterna. Trop risqué.

Il ne faut jamais, jamais que ça arrive, avait déclaré le président de l'ONU. Il faut sauver ce monde avant qu'il ne soit trop tard. Avant que l'idée même de la propagation du virus ne soit née.

Lisbeth chassa de ses pensées le futur cauchemardesque qu'elle avait brièvement entrevu. Depuis son retour, elle faisait des rêves toutes les nuits. Elle revoyait Fredsgatan, désespérément vide et silencieuse. La danseuse Maria Östergalven dans sa robe blanche, à genoux dans sa cave de brique. Les plaques rouges sur ses bras. La fosse remplie de cadavres. La puanteur.

Elle n'avait pas envie de penser à tout ça. Elle serra la main de Lars et regarda le ciel. Pas de virus dans l'air. Pas de néo-nazis fanatiques prêts à propager une pandémie mortelle.

L'ONU allait empêcher ce futur de se produire.

Tout irait bien.

...

2 octobre 2021

Sinead Madison rentra tard. Elle avait passé la soirée en boîte avec des amis. Elle se sentait épuisée. Elle retira ses bottes à talons, son manteau et ses gants, et se glissa dans un bain chaud. Elle avait froid.

Le bain ne la réchauffa pas. Elle tremblotait, les bras serrés contre sa poitrine. Elles e sentait un peu fiévreuse. Elle espérait que ça ne soit pas la grippe qu'elle attrapait tous les hivers Pas déjà, on n'est qu'en octobre, merde.

Beaucoup plus tard, elle sortit du bain. Son coeur cognait contre ses tempes. Elle avait mal à la tête. Ça t'apprendra à trop boire, pensa-t-elle. Tu sais bien que ça ne te réussit pas. Elle n'avait jamais très bien supporté l'alcool.

Mais quand même.

Sa tête lui faisait vraiment mal. Un peu trop pour une simple gueule de bois.

Elle abandonna sa serviette sur le rebord de la baignoire et attrapa sa chemise de nuit, pendue sur un crochet à la porte de la salle de bain. Elle avait chaud, maintenant. Trop. Elle transpirait.

En enfilant sa chemise de nuit, elle se tourna vers la grande glace qui couvrait une partie du mur en face de la porte. On s'y voyait presque en entier.

Elle cligna des yeux, les ferma. Les rouvrit. Examina à nouveau son reflet.

Déglutit.

Là, sur ses cuisses et le bas de son ventre, s'étalaient, cramoisies sur sa peau pâle et couverte de sueur, des taches rouges.

A cet instant, alors qu'elle était en train d'assembler les pièces du puzzle dans sa tête, alors qu'elle se revoyait debout au bord de la fosse, les effluves des cadavres contaminés lui montant aux narines, la pensée terrible frappa Sinead Madison que personne, personne ne pouvait échapper à son propre futur.

Il était déjà trop tard.

FIN

17 octobre 2011

Textes originaux

Textes_originaux

Vous trouverez ici toutes mes fictions originales, écrites entre 2009 et 2011. Cliquez sur les titres pour accéder à l'histoire de votre choix.

One-shots :

L'EXPÉRIENCE

Un petit groupe de scientifiques est envoyé dans le futur, en l'an 2081, afin d'établir un rapport sur l'état du monde et de la planète. Mais une fois le  voyage dans le temps effectué, ils se rendent compte que l'humanité a cessé d'exister, anéantie par un cataclysme d'origine inconnue... L'équipe a 72 heures pour déterminer ce qui a causé l'extinction de la vie sur Terre. En essayant de retracer le cours des événements, les cinq collègues vont découvrir que les causes de cette Apocalypse dépassent de très loin un simple phénomène naturel...

17 octobre 2011

Fanfiction : Twin Peaks [Fiction longue]

NTEON

• Genre : thriller/friendship/drama
• Personnages : Dale Cooper, Albert Rosenfield, Gordon Cole, Windom Earle, Caroline Earle
• Rating : T
• Statut : work in progress
• Longueur envisagée : +/- 20 chapitres

••••••••••

Préface et notes de l'auteur

1. Éléments scénaristiques

Pour l'écriture de cette histoire, je me base évidemment sur les informations que nous donne la série, ainsi que certains éléments complémentaires fournis par le livre The Autobiography of F.B.I. Special Agent Dale Cooper : My Life, My Tapes, de Scott Frost, qui a été écrit après la diffusion de la série et offre un nombre important de détails sur la vie de Cooper.

Toutefois...

- Le livre situe les faits qui entourent la mort de Caroline Earle en 1979, soit 10 ans avant les événements de Twin Peaks dont l'action se déroule en 1989. Or, dans la série, il est clairement spécifié que Caroline est morte "il y a quatre ans", soit en 1985. J'ai donc décidé de respecter cette date en ignorant les données (erronées) du roman.

- Même chose pour l'âge de Cooper, auquel je donne 30 ans durant les événements de Twin Peaks, soit 26 ans en 1985. Selon le livre, Cooper est relativement plus âgé, mais j'ai trouvé que ça ne collait pas à l'aspect physique de Kyle MacLachlan dans la série - l'acteur avait exactement 30 ans en 1989 et j'ai décidé de donner le même âge au personnage.

Il n'est pas nécessaire d'avoir lu The Autobiography of F.B.I. Special Agent Dale Cooper : My Life, My Tapes pour comprendre cette histoire ; cependant, certains passages y font allusion, alors je vous propose un résumé très bref des éléments à connaître :

Cooper rencontre Windom Earle lorsqu'il commence à travailler pour le FBI à Pittsburgh, en Pennsylvanie, après avoir terminé sa formation de 'Special Agent'. Earle devient son partenaire, mentor et ami. Très vite, Earle lui présente sa femme Caroline, dont Cooper tombe rapidement amoureux (et vice-versa), sans pour autant extérioriser ses sentiments par respect pour Earle.

Un jour, Caroline est enlevée à son domicile par des agresseurs inconnus. Pendant deux mois, personne n'a de ses nouvelles, jusqu'à ce qu'elle soit retrouvée dans la rue par la police locale, hagarde et dans un état épouvantable. Elle est amenée à l'hôpital, où des analyses de sang révèlent qu'elle a été droguée à hautes doses. En état de choc, elle n'a aucun souvenir de ce qui s'est passé, et ne reconnaît même pas son propre mari, ni Cooper. Peu à peu, elle reprend ses esprits - sans pour autant retrouver la mémoire -, et le FBI décide de la placer en un lieu sécurisé, à l'abri d'une nouvelle agression, pendant que les malfaiteurs sont activement recherchés. Earle et Cooper sont chargés de la protection de Caroline 24h/24.


2.
Éléments narratifs

Cette histoire est écrite au présent, sous forme d'une succession de scènes narrées à la troisième personne, mais du point de vue interne - et donc subjectif - de l'un des personnages suivants : Dale Cooper, Albert Rosenfield ou Caroline Earle. Pour certaines parties, vous aurez besoin d'un peu de temps avant de comprendre quel est le narrateur, mais j'ai essayé de faire en sorte à ce vous deviniez rapidement de qui, entre Cooper, Albert et Caroline, vous adoptez le point de vue. J'espère que cette possible ambiguïté passagère ne perturbera pas votre compréhension - personnellement, l'idée me plaît assez...

Par ailleurs, les chapitres seront de taille très inégale, parfois très courts, parfois très longs.


3.
Éléments de vocabulaire

FBI : Federal Bureau of Investigation, soit la police fédérale américaine par opposition à la police locale.

Bureau : s'il comporte une majuscule, le mot est une façon détournée de parler du FBI.

Quantico : désigne la "FBI Training Academy" située à Quantico en Virginie, soit le campus où sont formés les agents du FBI.

Safe house : littéralement, "maison de sécurité". Désigne un lieu d'habitation protégé par les autorités, bénéficiant de hautes mesures de sécurité, destiné à accueillir les personnes placées sous protection policière maximale. C'est là que Caroline Earle est transférée après son enlèvement, une fois sortie de l'hôpital.

Bagel : petit pain en forme d'anneau, comme un donut salé, très répandu aux États-Unis et au Canada.


4.
Remerciements

Cette histoire n'aurait pas pu voir le jour sans la précieuse aide de certains sites et de certaines personnes... Alors je prends cinq minutes pour dire un grand merci :

• à Amatara, pour sa patience et sa gentillesse ; cette histoire lui est dédicacée.

• au site officiel du FBI pour toutes les informations concernant le fonctionnement d'une enquête fédérale.

• au site Glastonberry Grove, pour avoir mis gratuitement à disposition des fans l'intégralité du texte de The Autobiography of F.B.I. Special Agent Dale Cooper : My Life, My Tapes de Scott Frost.

• à Julee Cruise, dont les sublimes chansons m'ont inspiré le titre de l'histoire.

• au site du CHU de Toulouse pour ses informations claires et précises sur le service des soins intensifs.

• à Google et Wikipedia, pour m'avoir appris où exactement dans le corps humain se situe l'artère aorte.

• et bien sûr à David Lynch, Mark Frost, Kyle MacLachlan, Miguel Ferrer et tous les autres, pour nous avoir fourni la merveilleuse source d'inspiration qu'est Twin Peaks.

••••••••••

Chapitre 1

« I physically felt as if a great weight had been lifted from my heart. »
(Leland Palmer, ep.8)

1er février 1985 – 17:08

Il pleut. Elle s'amuse à suivre des yeux les gouttelettes qui font la course sur la vitre, se laisse absorber par leur mouvement, essayant de ne pas se remettre à penser aux événements des semaines précédentes. Confortablement assise dans l'un des grands fauteuils de cuir du salon, elle tente de retrouver le sentiment de plénitude sereine qu'elle a ressenti un peu plus tôt dans la journée, alors que Dale et elle faisaient l'amour. Elle se rappelle avoir pensé, à cet instant, que Dale Cooper a finalement réussi à guérir ses blessures. Là, dans ses bras, elle est parvenue à oublier sa peur, ses doutes, ses cauchemars, et elle s'est sentie heureuse.

Heureuse et protégée.

Et le fait qu'ils se trouvent dans une maison hautement sécurisée, pourvue de portes blindées et de caméras de surveillance, n'y est pour rien. Pas plus que le fait que Cooper soit un excellent agent du FBI, capable d'agir vite et bien face à un danger potentiel, ni la présence rassurante du revolver toujours posé à portée de sa main.

Elle n'a pas besoin des caméras ou du revolver.

Elle a simplement besoin de Dale, à ses côtés, pour le restant de ses jours.

Ce n'est qu'avec lui, elle le sait, qu'elle pourra tourner la page sur le cauchemar des deux derniers mois, cette vie passée sur laquelle elle a tant de doutes.

Elle s'efforce de ne pas ajouter, dans sa tête, « et sur Windom. » Ses sentiments à l'égard de son époux sont trop confus pour qu'elle puisse songer à les exprimer clairement.

Elle détache ses yeux des gouttes de pluie toujours plus abondantes et tourne la tête en direction de la cuisine. La silhouette de Dale, cheveux et costume noirs, se découpe sur le mur couleur crème comme un ombre chinoise. Elle entend la bouilloire siffler, et il se verse sa énième tasse de café de la journée. C'est sans doute son incroyable consommation de café noir qui lui permet de rester en forme en dormant aussi peu, songe-t-elle. Elle, au contraire, dort énormément depuis qu'elle a aménagé dans le safe house, ajoutant à ses nuits entrecoupées de cauchemars des siestes à n'importe quelle heure de la journée. Comme celle qu'elle a l'intention d'aller faire, là, pendant que Cooper sirotera son café dans l'atmosphère chaleureuse du salon.

« Caroline ? Tu es sûre que tu ne veux rien prendre ? »

Dale se dirige vers elle, pose son mug sur la table basse et s'appuie contre le dossier de son fauteuil. Elle secoue la tête. En dépit de ce que semblent préconiser les médecins, elle refuse d'user et d'abuser des somnifères qu'on lui a prescrits. Elle ne s'est pas débarrassée d'une dépendance uniquement pour plonger dans une autre.

« Non. Je préfère essayer de dormir naturellement. » Elle espère juste que cette fois, son inconscient lui épargnera l'éternel retour en enfer, les visions troubles mais douloureusement réalistes de son enlèvement, et surtout ce visage, à la fois inconnu et terriblement familier, qui vient hanter son sommeil depuis qu'elle a été retrouvée.

Il hoche la tête, en silence, et l'embrasse sur la joue. Elle se tourne vers lui, ses lèvres cherchant les siennes, sa main droite saisissant sa cravate impeccablement ajustée pour l'attirer contre elle.

« Je t'aime », dit-elle, et elle a l'impression que ces mots n'ont jamais eu autant de sens. Lorsqu'il lui répond « Moi aussi », doucement, elle sait qu'il ressent la même chose. Ils n'ont même pas besoin des mots. Leur simple présence, leurs étreintes, leurs baisers suffisent à exprimer l'essentiel. Elle ne se souvient pas d'avoir jamais ressenti une telle passion. Même pour Windom, tant d'années auparavant.

Ne pense pas à Windom.

Elle interrompt leur baiser, lentement. « Je vais me coucher un peu », murmure-t-elle, et elle se lève, lissant de la paume de sa main le tissu froissé de sa robe à fleurs. « Je te laisse un peu seul avec la deuxième femme de ta vie. »

Il lui adresse un grand sourire, un regard entendu, plonge la main dans la poche intérieure de sa veste et en sort son petit dictaphone - celui sur lequel Caroline l'a tant taquiné, celui qui enregistre ses éternels messages à cette Diane qu'elle n'a jamais vue. La secrétaire mystérieuse de Dale Cooper au FBI, qui bénéficie de toutes ses remarques pertinentes sur l'enquête en cours, la couleur du carrelage de la cuisine ou le goût exact du dernier café qu'il a avalé.

Dale se penche sur elle, l'embrasse furtivement sur la bouche et appuie sur le bouton rouge du dictaphone. « Diane, il est 17:21 le vendredi 1er février, onzième jour consécutif que Caroline et moi passons seuls au safe house. Il pleut depuis midi, et je suis plutôt satisfait de ne pas me trouver sur le terrain avec une météo aussi capricieuse. Oh, ce matin, j'ai cru apercevoir sur le rebord de la fenêtre un écureuil qui - »

Caroline tourne les talons, un sourire aux lèvres, et le laisse poursuivre sa dissertation orale sur la nature environnante, pour laquelle son enthousiasme paraît ne jamais faiblir. Elle traverse le couloir, pousse la porte de sa chambre et, alors qu'elle s'allonge sur le lit aux draps défaits, réalise qu'à nouveau, elle se sent heureuse.

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Chapitre 2

« Do you want to know what the ultimate secret is ? Laura did.
The secret of knowing who killed you. »
(Harold Smith, ep.12)

1er février 1985 – 17:59

Pensif, il boit ses dernières gorgées de café, avalant le résidu amer du fond de la tasse. Dehors, la pluie tombe de plus en plus fort, balayée de temps à autre par une rafale de vent particulièrement froide et violente, énième manifestation d'un hiver anormalement glacial pour le sud de la Pennsylvanie.

Sur la table basse, devant lui, les pions d'échecs sont alignés sur le plateau noir et blanc, parfaitement rangés, comme à chaque fois que c'est Windom qui s'occupe de les mettre en place. Cooper n'y a pas touché depuis que Windom a décidé de quitter le safe house, onze jours auparavant. Il se demande vaguement pourquoi son collègue et ami leur a laissé le jeu d'échecs, à Caroline et lui, alors qu'il sait qu'elle n'y joue pas.

Pour la énième fois, ses pensées sont accaparées par Windom Earle.

Pour la énième fois, il se demande s'il devrait se sentir coupable.

Après tout, en tombant amoureux de Caroline Earle, il a trahi celui qu'il considère comme l'un de ses amis les plus proches, celui qui lui a toujours fait confiance, son partenaire et mentor depuis qu'il a pris ses fonctions au sein du FBI, deux ans et demi plus tôt. Et, qui plus est, il a négligé son éthique professionnelle en mélangeant ses sentiments à son boulot. C'est mal, et il le sait.

Pourtant, quoi qu'il y fasse, il ne parvient pas à s'en vouloir. Sans doute le fait de voir Caroline heureuse et paisible le convainc-t-il, inconsciemment, de la légitimité de son comportement. Il a été désigné pour la protéger, pour l'aider à reprendre pied après l'agression, et il est en train de réussir, pense-t-il.

Windom avait raison : depuis qu'il a quitté le safe house pour retourner s'installer dans leur appartement de Pittsburgh, l'état de Caroline s'est considérablement amélioré.

La semaine qu'ils ont passé à trois dans la maison, pendant laquelle Cooper a fait de son mieux pour laisser leur indépendance à Caroline et Windom et s'en tenir à ses responsabilités professionnelles, a été tendue. Il pense que Windom se sent probablement responsable de l'enlèvement de sa femme, et que ce sentiment les empêche, tous les deux, de remettre les pendules à l'heure.

Caroline lui a confié, hier, que la présence de Windom la trouble pour une raison qu'elle ne parvient pas à expliquer. Windom lui-même a paru vite s'en rendre compte, et la décision a été prise que Cooper surveillerait seul Caroline durant quelques semaines, pendant que son mari prendrait ses distances en rentrant à Pittsburgh.

Jamais, au cours de cette semaine, Windom n'a exprimé le moindre doute quant à la relation que Cooper entretenait avec Caroline. Pas une seconde n'a-t-il paru effleuré par l'idée que les regards entre son épouse et son jeune collègue pouvaient signifier autre chose qu'une polie amitié professionnelle.

Pourtant, quelque part, Cooper a du mal à le croire - Windom est bien trop futé pour ne rien remarquer. S'il y a une personne au monde capable de deviner, d'un simple coup d'œil, la nature de la relation unissant deux individus, il parie sur Windom Earle.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il a décidé, depuis tout ceci a commencé, de le lui avouer. Mentir ne fait pas partie de ses habitudes, et il sait qu'il serait de toute façon parfaitement futile d'essayer - il s'est tellement rapproché de Caroline au cours des derniers jours qu'à présent, leur amour sauterait aux yeux de n'importe qui – sans parler de ceux, d'une acuité redoutable, de Windom.

Il ignore comment Windom réagira lorsqu'il apprendra la vérité. Et en toute honnêteté, il n'a pas particulièrement envie d'y penser. Pour l'instant, il préfère profiter de ces journées calmes et confortables, seulement Caroline et lui, loin de l'agitation de Pittsburgh et de ces agresseurs inconnus auxquels elle a échappé de justesse - loin du Bureau, aussi, des cadavres et des affaires sordides qui occupent habituellement son quotidien.

Caroline dort dans sa chambre, apparemment paisible. Il se souvient de son réveil tourmenté, quelques nuits plus tôt, alors qu'elle sortait en criant d'un cauchemar qu'elle a oublié juste après. Les réminiscences de son enlèvement, pense-t-il – sans doute les pénibles souvenirs refoulés qui tentent, dans son subconscient, de remonter à la surface. La surface a à peine été effleurée, pourtant, et la mémoire de Caroline demeure un trou noir, opaque et inaccessible aux autres comme à elle-même.

Le temps, sans doute – le temps comblera le vide, lui permettra d'extérioriser ce qu'inconsciemment elle n'est pas encore prête à admettre. Quoi ? Cooper et Windom se sont beaucoup posé la question, sans pour autant trouver ne serait-ce qu'un début de réponse. Quelles horreurs a-t-elle vécues, et aux mains de qui, et surtout, pourquoi ?

Un léger craquement le tire de ses réflexions.

Aussitôt, tous ses sens sont en alerte, et il se redresse dans le fauteuil, tendant l'oreille.

« Caroline ? »

Pas de réponse.

Il se lève et, plus par réflexe que par crainte réelle, tire son arme. En toute logique, la maison est spécialement conçue pour être à l'abri d'une intrusion extérieure. En dépit d'avoir désactivé les détecteurs de mouvement, perturbés par la pluie, le périmètre est sécurisé et toutes les portes fermées. Néanmoins, il est de son devoir d'assurer la sécurité de Caroline, alors il va voir.

Il traverse la cuisine, monte les trois marches qui mènent au couloir. Sur sa droite, la porte de la chambre de Caroline est entr'ouverte. Il passe la tête dans l'entrebâillement, et la regarde dormir paisiblement, sa poitrine se soulevant régulièrement au rythme de sa respiration.

Après avoir tiré la porte sans la réveiller, il avance, revolver au poing, jusqu'au bout du couloir, guettant le moindre bruit. L'entrée est plongée dans la pénombre. Il cherche l'interrupteur, allume la lumière et jette un coup d'œil aux moniteurs des caméras de surveillance, qui transmettent en direct les images grisâtres du jardin et le la terrasse.

Rien.

Pour être sûr, il marche silencieusement jusqu'à la porte blindée, abat la poignée – fermée, évidemment, et ce depuis qu'il a tourné la clé dans la serrure ce matin.

Il prend une profonde inspiration, relâche la pression de son doigt sur la détente et rengaine lentement son arme. Après quelques secondes passées immobile dans l'entrée, toujours aux aguets, il tourne les talons et se dirige à nouveau vers le salon. Il a envie d'une autre tasse de café.

Il ne sent rien venir.

Juste le temps, pendant une fraction de seconde, de sentir un bruissement d'étoffe derrière lui, alors qu'il passe la porte de la cuisine. Le temps de penser, dans un éclair, à Caroline, toujours endormie dans sa chambre, et qui ne sait pas –

Le cri d'alarme qu'il s'apprête à pousser est stoppé net dans sa gorge à la seconde où la lame s'enfonce entre ses côtes.

Le souffle coupé, il a à peine le temps de sentir la douleur se répandre dans son corps comme une décharge électrique. Sa dernière pensée va à Caroline - et puis le monde sombre dans le néant.

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Chapitre 3

« Are blood and love related ? Does a heart pump blood as it pumps love ? »
(The Log Lady, ep.21)

1er février 1985 – 18:27

Il a froid. C'est la première sensation dont il prenne conscience. Un froid glacial, paralysant, comme si le sang coulant dans ses veines s'était soudainement changé en glace.

Le plafond, au-dessus de lui, est d'un blanc cru et agressif, étendue immaculée dans laquelle il a l'impression de se noyer. La lumière diffuse de l'ampoule nue, seule tache venant perturber l'immensité plane de cette surface écrasante, est particulièrement violente. Lorsqu'il referme les yeux pour s'en protéger, la sphère lumineuse reste imprimée sur ses paupières, indélébile.

Sur sa droite, juste à la limite de son champ de vision, une horloge est accrochée à un mur tout aussi stérile que le reste de l'univers où il est en train de flotter. Les aiguilles se déplacent, lentement, au fur et à mesure que les secondes passent. Sont-ce bien des secondes ? Il n'en est pas sûr. Et cela n'a pas d'importance.

Le monde qui l'entoure lui semble étrangement distant, comme s'il était simple observateur d'un espace-temps dont il se serait détaché depuis longtemps.

Cette pensée, quelque part, le rassure.

Il ne demande qu'à se laisser aller, engoncé dans le silence cotonneux qui l'enveloppe, jusqu'à l'anéantissement total des sensations qui tissent encore un fil ténu entre lui et la réalité.

Pourtant, son corps est encore bien là, raccordé à son esprit et l'empêchant de lâcher prise. Il y a le froid, le froid qui se répand dans chacune de ses cellules et qui l'aurait probablement agité de tremblements incontrôlables s'il avait été en état de trembler. À l'inverse, il y a la chaleur humide qui inonde, croit-il, son ventre et sa poitrine – et ce goût de fer sur sa langue, tiède et velouté, dont il ne parvient exactement pas à saisir l'origine mais qui agite une sonnette d'alarme dans un coin de son cerveau.

Et puis la douleur, qui prend peu à peu le pas sur l'engourdissement de ses sens – d'abord sourde, puis aigüe, puis insupportablement envahissante, quelque part dans la région de ses côtes. Elle est simplement là, tenace, sans qu'il en comprenne la cause ou la raison.

Il y a autre chose. Un léger poids sur son épaule droite, sensation presque insignifiante mais, il le sent, essentielle – plus que tout le reste.

Il lui faut un moment pour parvenir, lentement, à tourner la tête sur le côté, essayant d'en identifier la provenance. Son organisme proteste violemment, mais tout cela est désormais secondaire.

Là, contre son épaule, un visage fin aux lèvres écarlates, des yeux bleus grand ouverts perdus dans un néant inaccessible. Un mince filet du même rouge que la bouche, traçant un trait fin le long d'une joue pâle. Les volutes d'un tissu à fleurs, contrastant avec l'étoffe noire de son propre vêtement.

Caroline.

Il voudrait lever le bras, passer une main dans ses cheveux, dessiner le contour de ses lèvres du bout du doigt - mais le contrôle de son corps semble lui échapper progressivement, le laissant impuissant face à la vague de terreur qui s'insinue petit à petit dans sa conscience.

Ce n'est pas une réflexion construite, ni même une pensée lucide, simplement un instinct primaire qui lui dicte que Caroline est déjà loin, loin de lui et de cette pénible réalité qui ne veut pas le laisser partir.

Il l'a perdue, et il ne peut pas la rejoindre.

Je suis désolé, pense-t-il, avec la mince parcelle de son cerveau encore capable de formuler des mots. Il ouvre la bouche, peut-être pour le répéter à voix haute, même s'il n'a plus personne à qui le dire.

Mais le monde vire au noir avant qu'il ait pu en prendre l'initiative.

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Chapitre 4

« There are things dark and heinous in this world, things too horrible to tell our children. »
(Dale Cooper, ep.17)

1er février 1985 – 18:32

D'un geste sec, il claque la portière de la voiture, sans prendre la peine d'éteindre le gyrophare qui illumine l'allée de sa lumière bleutée.

Le cœur battant, il tire son revolver pendant qu'il se dirige en courant vers la maison, suivi de près par les trois agents qu'il a réunis, au pied levé, dans les locaux de Pittsburgh.

Dans quelques secondes, il découvrira la vérité. Et rarement la vérité lui a fait aussi peur.

Il a essayé d'entrer en contact avec le safe house sans arrêt, depuis le coup de fil reçu au FBI à peine une demi-heure auparavant. C'est lui qui a décroché le téléphone, interrompant la rédaction de son rapport d'autopsie – c'est lui qui a cru reconnaître, entre deux séries de mots incohérents, la voix paniquée de Windom Earle.

En soi, le simple fait d'entendre la voix d'Earle trembler est déjà une raison suffisante pour s'inquiéter sérieusement.

Albert n'a pas vraiment compris ce qu'il tentait de lui expliquer au téléphone. Il a seulement cru discerner les mots « safe house », « Caroline » et « secours » avant que la communication ne soit coupée - il ne lui en a pas fallu davantage pour rassembler, en toute hâte, quelques agents disponibles pour se rendre sur place.

Pendant tout le trajet hors du centre de Pittsburgh, les deux mains crispées sur le volant et roulant beaucoup trop vite sur la nationale, il a tenté de contacter Cooper en utilisant la ligne sécurisée du safe house, directement connectée à la radio de la voiture. Il a laissé sonner, longtemps, essayant de se rassurer lui-même en maudissant Cooper d'être trop occupé pour entendre le téléphone.

Mais il sait, au fond de lui, que Cooper aurait répondu. Si tout allait bien, il aurait répondu – lui ou Caroline Earle.

Or, aucun des deux n'a donné signe de vie. Et Albert a un très mauvais pressentiment.

Ses collègues sur les talons, il remonte précipitamment l'allée que la pluie a rendue glissante, et tous les quatre se déploient en formation autour de la porte d'entrée, en silence et arme au poing.

Un signe de tête, et il pose une main sur la poignée, prêt à faire feu.

La porte s'ouvre sans résistance. Le nœud dans la poitrine d'Albert se serre encore un peu plus – Coop n'est pas assez fou pour laisser la porte blindée ouverte aux quatre vents.

Lorsqu'il crie « Go ! » en ouvrant la porte d'un violent coup de pied, sa propre voix mal assurée lui fait peur. Les agents investissent l'entrée de la maison, le doigt sur la détente – hurlent « Federal Bureau of Investigation » et inspectent les quatre coins de la pièce d'un rapide coup d'œil, pendant qu'Albert, déjà trempé par la pluie, passe à son tour le pas de la porte.

Les lumières sont allumées, le silence total. Il s'efforce d'adopter un ton sûr et stable lorsqu'il appelle Cooper et Caroline à voix haute. Autour de lui, ses collègues s'organisent pour fouiller la maison, appliquant la procédure réglementaire. Albert longe précautionneusement le mur du couloir avant de débouler, tenant son revolver des deux mains, dans la cuisine.

Et son cœur manque un battement.

Ils sont là, tous les deux, allongés sur le carrelage ocre.

Elle, portant une robe à fleurs et des talons noirs, a les yeux grand ouverts, fixant le plafond immaculé d'un regard vide. Sa tête, encadrée par une cascade de cheveux blonds, repose sur l'épaule droite de Cooper - comme si elle s'était endormie serrée contre lui, comme si la scène était terriblement ordinaire.

Ordinaire, oui - s'il n'y avait pas cette tache écarlate, formant comme une grande rose sombre sur le tissu coloré de sa robe. Si, de sa bouche entr'ouverte, ne s'écoulait pas un mince filet de sang traçant un sillon tout le long de sa joue.

Cooper est allongé sur le dos lui aussi, vêtu de son éternel costume noir. Les yeux fermés, les cheveux toujours parfaitement lissés sur le crâne, un bras passé sous la nuque de Caroline Earle comme pour lui soutenir la tête - et son visage, d'une pâleur presque bleutée sous l'éclairage blafard de la pièce.

Et tout ce sang, là encore – la chemise blanche devenue rouge, la cravate absorbant une partie du liquide, et un autre filet écarlate au coin de la bouche qui, aux yeux du médecin expérimenté qu'est Albert, crie « Danger » tout autant que la monstrueuse quantité de sang couvrant la région abdominale.

Pendant quelques secondes, Albert ne peut que se tenir dans l'encadrement de la porte, pétrifié. Incapable de détacher son regard de la flaque rouge qui s'étend sous les deux corps, à l'image d'une abominable mise en scène grand-guignolesque.

Il entend à peine, derrière lui, l'un de ses collègues revenir au pas de course. « Dr. Rosenfield… R.A.S., toutes les pièces sont vides. Pas de signe d'effraction, et le - »

La voix, qui parvient à ses oreilles comme étouffée dans du coton, s'interrompt subitement lorsque le jeune agent – il s'appelle Williams, lui semble-t-il - découvre, à son tour, Cooper et Caroline.

« Oh, mon dieu. »

Ils sont morts. Ils ne peuvent être que morts. Albert s'efforce de prendre une profonde inspiration et se dirige vers eux, puis s'agenouille à leur côté, évitant d'entrer en contact avec le sang répandu sur le dallage.

Les yeux vitreux de Caroline ne lui laissent pas même le bénéfice du doute – après tout, il passe le plus clair de son temps en compagnie de cadavres, et il y a des signes qui ne trompent pas. Par pur réflexe, il tâte son pouls – absent, bien sûr.

Elle est morte.

Merde. Oh, merde.

D'un geste mal assuré, il tend la main vers Coop et pose deux doigts sur sa nuque. Son propre cœur fait un bond dans sa poitrine lorsqu'il sent, à peine perceptible mais indéniablement présente, une faible palpitation de la carotide. Aussitôt, une vague d'espoir le submerge et se mêle à l'horreur dans son esprit.

« Appelez une ambulance », hurle-t-il, plus fort qu'il ne l'aurait voulu, aux trois agents debout derrière lui, avec l'envie irrépressible de les secouer par les épaules. « Cooper est vivant, appelez une putain d'ambulance ! »

Des pas qui s'éloignent, un talkie-walkie qui crépite, une voix demandant les secours. Et c'est seulement à ce moment qu'il réalise qu'il y a une troisième personne dans la cuisine.

Abasourdi, Albert détourne son attention de Cooper et dévisage Windom Earle, assis dans l'angle formé par le mur et le réfrigérateur, les genoux repliés contre la poitrine et le regard dans le vague - apparemment oublieux de l'enfer dans lequel il se trouve.

« Williams – occupe-toi d'Earle. » Un ordre sec et cinglant qui lui échappe spontanément. Il n'a pas de temps à perdre à s'interroger sur la présence de l'agent Earle au milieu de cette scène cauchemardesque. À l'heure actuelle, ses pensées sont accaparées par la seule chose qu'il soit, peut-être, en mesure de réussir – sauver au moins la vie de Dale Cooper.

Sous ses doigts, le pouls bat vite, beaucoup trop vite, signe d'un état de choc. Le sillon écarlate qui coule de la bouche de Cooper crie « hémorragie interne » à pleins poumons, ce qui est loin de rassurer Albert. Jetant un regard désespéré autour de lui, il avise une paire de ciseaux sur le plan de travail, et s'en sert pour découper la chemise trempée de sang.

Il s'attendait au pire, mais ne peut s'empêcher, malgré tout, d'ouvrir de grands yeux en découvrant l'étendue des dégâts.

Coup de couteau, pense-t-il. Un coup de couteau, un seul, infligé par un agresseur diablement précis et sûr de lui. Une plaie de quelques centimètres de long, s'étendant en diagonale environ 2,5 cm sous le sternum. Albert n'a même pas envie de songer à tous les dommages internes que l'arme a probablement causés dans la région thoracique.

Une désagréable petite voix, quelque part au fond de son crâne, lui murmure que la quantité impressionnante de sang que son collègue et ami a perdue résulte sans aucun doute de dégâts artériels majeurs.

Si l'artère aorte est touchée, alors le simple fait que Cooper soit encore de ce monde relève du miracle.

Et les chances de survie sont infimes.

Pour le moment, il ne peut rien faire d'autre que de tenter d'endiguer l'hémorragie. Après avoir enfilé une paire de gants stériles, il pose ses deux mains sur la plaie, sur la peau anormalement froide du ventre, et presse de toutes ses forces. Du coin de l'œil, il voit Windom Earle toujours assis sur le sol, l'agent Williams agenouillé à ses côtés, apparemment perplexe. Earle a l'air indemne, constate-t-il – physiquement, du moins. Mentalement, il n'a jamais vu Windom Earle perdre son calme et son sang-froid – et encore moins paraître totalement déconnecté de la réalité.

Les minutes passent, interminables, pendant lesquelles Albert reste appuyé sur le ventre de Coop, alors que l'atrocité de la situation commence, lentement, à se frayer un chemin dans son esprit.

Caroline Earle est morte. Assassinée. Et Cooper, si ces foutus secours ne se dépêchent pas d'arriver, risque fort de suivre le même chemin.

Au moment même où ces sombres pensées s'immiscent dans son cerveau, il entend, au loin, les sirènes de plusieurs véhicules. À nouveau, il sent une bouffée d'espoir monter en lui - espoir qui faiblit aussitôt lorsque, en mesurant une nouvelle fois le pouls de Cooper sur sa gorge, il a du mal à le sentir sous ses doigts.

« Ne me fais pas ça, Coop. S'il te plaît, ne me fais pas ça. » Les prières et les supplications n'ont jamais été sa spécialité, mais cette fois, il ne trouve rien d'autre à dire.

De toute façon, il serait étonné que Cooper l'entende.

Une porte claque, derrière lui, et soudain la cuisine est envahie par les renforts – des agents vêtus de leur anorak bleu du FBI, quelques hommes de la police locale et des médecins en blouse blanche, équipés de civières et masques à oxygène.

Albert se relève, et un policier en uniforme, à sa gauche, déclenche son appareil photo. Le flash illumine brièvement la pièce d'un éclair blanchâtre, et pendant une seconde, la peau de Cooper paraît encore plus pâle. Comment l'homme peut être en vie avec une blessure d'une telle gravité, le médecin qui est en Albert ne parvient pas à se l'expliquer.

Une fois les photos réglementaires prises et la scène de crime immortalisée, les secouristes dégagent doucement le corps de Caroline Earle et transfèrent Cooper sur la civière. À cet instant seulement, Albert aperçoit la grande traînée rouge sur le carrelage, qui s'éloigne du cadavre de Caroline pour tracer un chemin sanglant le long du couloir, et jusqu'à la porte de la chambre à coucher.

Il désigne la trace au flic le plus proche, un grand brun costaud qu'il ne connaît pas. « Elle a été transportée », dit-il, avec une voix qu'il parvient à rendre calme et contrôlée, cette fois. « Elle a dû être tuée dans la chambre et déplacée jusque dans la cuisine. »

Le grand costaud hoche la tête. « Les deux corps enlacés comme ça, ça sent la mise en scène à plein nez. Notre cinglé les a délibérément placés dans cette position. »

Albert acquiesce, en silence. Il s'écarte pour laisser passer un autre type en blouse blanche, qui escorte Windom Earle hors de la pièce pendant que les collègues du FBI, à l'intérieur, commencent l'inspection minutieuse des lieux. Hagard, le regard fixe et les traits tirés, Earle n'a toujours pas l'air de comprendre le chaos qui règne autour de lui. Il n'a pas prononcé une parole depuis son coup le fil décousu reçu à Pittsburgh.

Se désintéressant de l'analyse de la scène de crime, Albert suit les ambulanciers dans l'entrée, puis dans le jardin. Dehors, la pluie continue de tomber dru. Les gouttes s'écrasent, bruyamment, sur la bâche noire qui recouvre le corps de Caroline - le corps dont, vraisemblablement, il réalisera lui-même l'autopsie, une fois arrivé à la morgue.

Pour l'instant, cependant, il ne veut pas quitter Cooper. D'une certaine façon, sans bien comprendre pourquoi, il se sent responsable de sa survie – si Coop a la moindre chance de s'en sortir, alors il l'y aidera. Les secouristes semblent avoir accepté cette décision, puisque personne ne pose de questions lorsqu'il monte dans l'ambulance à la suite des brancardiers, s'assoit sur la banquette latérale et se penche à nouveau sur un Cooper au teint plus cadavérique que jamais.

Il observe sa respiration faible et irrégulière sous le masque à oxygène, la tache écarlate qui paraît encore avoir grossi sur le tissu blanc de sa chemise, le liquide translucide de la perfusion posée d'urgence sur son bras droit. Le jeune médecin assis en face, l'index posé sur sa gorge, qui mesure consciencieusement son rythme cardiaque une fois par minute.

Pendant que l'ambulance fonce sur la nationale en direction du Western Pennsylvania Hospital, Albert se souvient pourquoi il a choisi, dix ans auparavant, de consacrer sa carrière aux morts plutôt qu'aux vivants. Précisément parce qu'il déteste cette sensation d'impuissance, à regarder un patient mourir sous ses yeux sans qu'il puisse rien y faire. Chez les cadavres, au moins, les dés sont lancés. Le travail d'Albert ne prend pas en compte le terrible facteur de la survie, l'angoisse permanente de l'échec.

Angoisse qui, à cet instant, lui dévore douloureusement la poitrine.

Car en plus de faire partie de la catégorie des vivants (il s'interdit de penser « pour combien de temps ? »), Coop n'est pas simplement une victime parmi les autres, anonyme et inconnue. C'est également un ami - un ami qu'il connaît depuis que ce dernier a pris ses fonctions à Pittsburgh, fraîchement débarqué de Quantico à vingt-trois ans.

Malgré l'irritation initiale d'Albert face aux méthodes parfois déconcertantes de Dale Cooper et leurs personnalités diamétralement opposées, il doit bien avouer que leur relation a fini par se transformer, au cours de ces deux ans et demi de travail en équipe, en une réelle amitié.

Une amitié qu'il n'a pas envie de perdre. Et surtout pas comme ça.

Une secousse, et il sent l'ambulance s'arrêter brutalement. Il relève la tête et aperçoit, à travers la vitre battue par la pluie, l'enseigne lumineuse indiquant l'entrée des urgences. Les portières arrière du véhicule s'ouvrent avant qu'il ait eu le temps de se lever, et il prend en main la poche de liquide intraveineux, escorte au pas de course les brancardiers qui évacuent Cooper vers l'hôpital.

Et c'est l'habituelle panique de l'arrivée au service des urgences, une autre bonne raison de lui faire préférer la médecine légale - les ordres confus criés par le personnel en émoi, les médecins affluant de toutes parts, la succession des portes battantes le long de l'interminable couloir menant au bloc opératoire, l'odeur entêtante du désinfectant qui flotte entre les murs vert pâle.

« Je prends la relève à partir d'ici. Merci pour votre aide. »

Il se retourne, cherche à identifier celui qui vient de lui adresser la parole. Un médecin au visage protégé par un masque chirurgical surgit à ses côtés, lui prend la perfusion des mains et hoche la tête sans rien ajouter, le laissant les bras ballants au milieu du couloir.

L'espace d'un instant, Albert est tenté de répliquer – d'insister pour les accompagner au bloc, ou peut-être de leur mettre sa carte du FBI sous le nez – mais se ravise. Il n'est certainement pas meilleur chirurgien que l'équipe qui vient de prendre Cooper en charge, et ses compétences de flic n'ont plus aucune importance à ce stade. La nature de la blessure est claire, et il a beau chercher, il ne voit pas à quoi il pourrait se rendre utile ici et maintenant.

Une pénible sensation de vide l'envahit alors qu'il suit Cooper du regard, silhouette noire et rouge au milieu de ce monde pastel et stérile. Lorsque les portes de la salle d'opération se referment sur lui, Albert reste planté là, immobile, pendant plusieurs minutes.

La seule chose à faire, à présent, est de s'asseoir quelque part dans une salle d'attente, fumer cigarette sur cigarette dans une tentative futile de faire baisser le stress, et attendre le diagnostic.

La dernière fois qu'il s'est retrouvé dans cette situation, se souvient-il, c'était pour sa grand-mère, quand il était gamin. Ce jour-là, il a passé trois heures sur les genoux de ses parents, dans un hôpital new-yorkais, avant qu'un médecin en blouse blanche ne leur annonce, à voix basse, qu'ils ont tout essayé - mais qu'il est trop tard.

Il était trop petit, à cette époque, pour réellement ressentir l'inquiétude dévorante, la terrible incertitude de l'attente, ou pour comprendre le silence accablé de son père et de sa mère, pendant que le petit garçon qu'il était s'impatientait quelque peu.

Maintenant, il ne comprend que trop bien.

Il a à peine fait deux pas en direction du hall qu'il pense subitement à Gordon Cole.

En toute logique, personne ne l'a mis au courant.

Cole est le supérieur de Cooper et de lui-même depuis deux ans, et Albert considère qu'il est de son devoir de le prévenir. Il a horreur d'annoncer ce genre de mauvaises nouvelles au téléphone - mais au moins, comme ça, délèguera-t-il à Gordon la lourde tâche de transmettre le message au père de Cooper. Lui-même ne s'en sent pas capable.

Il retourne à l'accueil, ses pas résonnant dans les couloirs redevenus calmes, et demande où il peut téléphoner. « Albert Rosenfield, FBI », ajoute-t-il, plus par réflexe que par réel besoin.

L'infirmière tenant lieu de standardiste lève les yeux de ses papiers - surprise et, pense-t-il, un rien impressionnée. « Vous êtes là pour l'agent qui s'est fait poignarder ? »

Il laisse échapper un sifflement furieux entre ses dents serrées. Moins de dix minutes se sont écoulées depuis que Cooper a été admis aux urgences, et déjà le monde entier est au courant de l'affaire. Foutus médecins et leur passion pour les ragots.

« C'est ça. » Froidement, sèchement. La sympathie attendra.

« Alors vous pouvez utiliser le téléphone du bureau. Juste ici. » Elle se lève, ouvre une porte sur sa gauche et le fait entrer, le laissant seul dans une pièce exigüe, sans fenêtre et éclairée par un néon blafard.

Il se laisse lourdement tomber dans le siège le plus proche, et jette un coup d'œil à sa montre - 19:24. Gordon Cole sera peut-être encore au Bureau. Il décroche le téléphone et compose le numéro, se demandant vaguement comment formuler la nouvelle.

Gordon décroche à la deuxième sonnerie. « FEDERAL BUREAU OF INVESTIGATION PITTSBURGH, REGIONAL BUREAU CHIEF GORDON COLE, J'ÉCOUTE. »

En d'autres circonstances, il aurait probablement réprimé un rire – cette entrée en matière ridiculement longue débitée à un rythme de mitrailleuse, associée à la voix tonitruante de Cole ne manque jamais de faire son effet. Aujourd'hui, cependant, son humeur n'est pas à la plaisanterie.

« Gordon ? Albert à l'appareil. »

« ALBERT ! CONTENT DE T'AVOIR AU BOUT DU FIL. COMMENT VAS-TU ? »

OK – il avait donc raison, personne ne l'a prévenu. Pendant une seconde, il se sent perdu. La bonne humeur clairement audible de son supérieur lui rend les choses encore plus difficiles. En deux ans, il ne croit pas avoir jamais entendu Cole se départir de son éternel ton jovial.

Eh bien, songe-t-il sombrement, le moment est sans doute venu.

« Gordon – je suis aux urgences du Western Pennsylvania. On a un gros pépin. Coop est gravement blessé - »

Un silence pesant au bout du fil, et Albert juge préférable de tout déballer d'un coup.

« On l'a trouvé au safe house, il y a trois quarts d'heure. Gordon… Caroline Earle est morte. Elle a été assassinée. »

Nouveau silence, si long qu'il se demande si Gordon n'a pas raccroché. Puis -

« CAROLINE EARLE EST MORTE ? »

Sans trop savoir si c'est la surdité de Cole ou le choc qui lui a fait répéter la phrase, il acquiesce, à voix basse.

« Elle a reçu un coup de couteau. Cooper aussi, mais il a survécu – pour l'instant. Il vient d'entrer en chirurgie. » Un moment d'hésitation, puis – « C'est grave, Gordon. Ça ne sent pas bon du tout. Hémorragies interne et externe massives, probables lésions pulmonaires et artérielles. »

Il se rend compte que formuler les faits à voix haute rend leur assimilation encore plus pénible.

« ALBERT, EST-CE QUE - » Longue pause. « OK, NE BOUGE PAS, J'ARRIVE. » La voix est tendue, tremblante, presque méconnaissable. Gordon raccroche le combiné avant qu'il ait pu ajouter quoi que ce soit.

Albert repose le téléphone, se lève lentement de son siège et sort du petit bureau, adressant un signe de tête à l'infirmière alors qu'il contourne le standard pour rejoindre le hall d'entrée. Du coin de l'œil, il avise le panneau « Cafétéria », sur le mur à sa droite.

En désespoir de cause, il décide d'aller faire le plein de tabac et de caféine.

La nuit sera longue.

••••••••••

Chapitre 5

« I guess you could say that about most anything in life.
It's not so bad as long as you can keep the fear from your mind. »
(Dale Cooper, ep.8)

2 février 1985 – 04:50

Sur la table ronde en formica, devant eux, les gobelets en papier s'accumulent, et les mégots de cigarettes forment comme une petite montagne beige dans le cendrier métallique.

Gordon Cole sirote son cinquième café noir, le regard sombre. Albert triture machinalement la manche droite de sa chemise, tachée du sang séché de Cooper.

Tous deux n'ont pas beaucoup discuté depuis que Gordon est arrivé au pas de course à l'hôpital, vingt-cinq minutes à peine après avoir raccroché le téléphone. Assis dans un coin de la cafétéria plus ou moins déserte, Albert lui a résumé les événements de la soirée, de manière aussi détaillée que possible, pendant que l'horreur et le choc gagnaient lentement du terrain sur le visage de son interlocuteur.

Puis Gordon s'est enfermé dans le bureau de l'accueil pour y passer des coups de fil, demander des nouvelles de l'enquête au safe house et entrer en contact avec la morgue et la police locale, pendant qu'Albert, un mal de tête croissant lui vrillant les tempes, fumait cigarette sur cigarette en écoutant la pluie s'écraser contre les baies vitrées.

Étrangement, aucune autre urgence n'est venue troubler la soirée depuis que l'arrivée de Cooper a semé la panique presque dix heures plus tôt, et les couloirs de l'hôpital sont agréablement silencieux.

Une fois Cole mis au courant de tout ce qu'il a besoin de savoir et de nouveau assis à leur table, ils ont avalé un café après l'autre dans un silence pesant, jetant régulièrement un coup d'œil à la grande horloge murale, observant les minutes, puis les heures défiler sans que la moindre nouvelle ne leur parvienne du bloc, où la situation semble s'éterniser.

« OÙ EST WINDOM ? »

La voix de Gordon le tire de sa torpeur, et il prend conscience qu'il ne connaît même pas la réponse à sa question.

« Je n'en sais rien. Un médecin s'occupait de lui pendant que – Il était encore dans la maison quand je suis parti avec l'ambulance. »

Soupir fatigué de son supérieur. « COMMENT VA-T-IL ? »

Il hausse les épaules. « Physiquement, apparemment, il est indemne. Mais psychologiquement… Je ne suis pas psy, Gordon, mais il avait l'ait complètement à côté de la plaque. Je ne l'ai jamais vu comme ça. »

« QU'EST-CE QUE WINDOM FAISAIT AU SAFE HOUSE ? »

« Il m'avait prévenu, hier, qu'il comptait peut-être leur rendre visite dans l'après-midi. » Un silence, puis – « Si j'avais découvert les corps de ma femme et de mon collègue dans une mare de sang, j'aurais probablement pété un plomb, moi aussi. »

Gordon ne répond rien. Il prend une nouvelle gorgée de café, grimace en avalant le concentré amer au fond du gobelet. Albert résiste à l'envie d'allumer une autre cigarette. Il aurait plutôt besoin d'une aspirine, pense-t-il.

« COOP VA S'EN SORTIR, ALBERT. »

La voix de Gordon retentit dans toute la cafétéria, encore plus fort que d'habitude, et deux infirmières accoudées au comptoir tournent la tête dans leur direction.

« IL EST JEUNE, IL EST EN PLEINE FORME – ÇA VA ALLER. IL S'EN SORTIRA. » Cole tend une main vers Albert, lui tapote l'épaule d'un geste qui se veut rassurant.

Et Albert serait presque tenté de le croire – s'il n'y avait pas ce regard plongé dans le sien qui, malgré les paroles optimistes, reste désespérément morose. Le visage de Gordon, traits tirés et cercles sombres sous les yeux, ne reflète que sa propre angoisse.

Mais il ne peut pas se laisser abattre, pas maintenant. Alors il hoche la tête, gratifie Gordon d'un sourire forcé. « Oui. Sûrement. »

« Agent Rosenfield ? »

Il se retourne brusquement. Un chirurgien en blouse bleue s'approche d'eux, le même type qui lui a pris la perfusion des mains à son arrivée à l'hôpital, croit-il. Albert se lève de sa chaise comme s'il s'était subitement assis sur une punaise.

Avec un peu plus de contrôle, Gordon l'imite, tend une main au médecin. « GORDON COLE, FBI. » - la version courte.

« Dr. Aron Milewski. » L'autre leur serre la main à tous les deux pendant qu'il retire son bonnet bleu pastel, laissant apparaître une épaisse touffe de cheveux blonds et bouclés. Albert lui donne une cinquantaine d'années.

« PARDON ? » Gordon se penche vers le médecin, pointe un doigt en direction de ses appareils auditifs. « IL VA FALLOIR PARLER FORT, DOCTEUR, L'UN DE MES CINQ SENS N'EST PLUS AU TOP DE SA FORME. »

Regard perplexe du chirurgien à Albert. « Il crie toujours aussi fort ? »

« Oui. Ne cherchez pas à comprendre et venons-en aux faits. » Il s'en veut un peu d'adopter ce ton sec et tranchant avec tout le monde, mais la tension le rend incapable de toute forme de patience et d'amabilité – encore plus que d'habitude.

« PARDON ? » Cole tend une oreille vers eux, les sourcils froncés.

« Allons dans mon - ALLONS DANS MON BUREAU », crie Aron Milewski en articulant soigneusement.

Pendant qu'ils suivent le pas vif du médecin hors de la cafétéria et le long du couloir aux murs vert pâle, Albert combat la boule d'angoisse qui lui monte à la gorge en tentant de déterminer, le regard fixé sur Milewski, quelle sera la nature des informations qu'il s'apprête à leur communiquer. Il n'a pas le ton faussement affligé d'un homme venant annoncer la mort d'un patient, ni la mine souriante de celui qui a une bonne nouvelle à partager. Juste un ton neutre et professionnel, le même qu'Albert s'efforçait d'adopter lorsqu'il s'adressait aux familles, il y a longtemps, à l'époque où il s'occupait encore de patients vivants.

Dieu merci, un médecin légiste n'a pas ce genre de préoccupations.

La pièce dans laquelle ils pénètrent est à peine plus grande que celle située derrière l'accueil, mais infiniment plus ordonnée. Les dossiers et les classeurs sont alignés sur le grand bureau en bois sombre avec la même précision que des instruments chirurgicaux.

« Comment va-t-il, docteur ? » Il reste debout, les bras croisés, pendant que Milewski contourne la table et prend place sur un large fauteuil en cuir noir.

« Je ne vous cache pas que je suis inquiet, Messieurs. » Toujours cette voix claire et intelligible, ces mots parfaitement articulés à l'attention de Gordon.

Albert sent quelque chose se nouer dans son estomac.

« La lame du couteau a causé des dégâts internes considérables. D'après nos observations, elle a pénétré en diagonale vers le haut d'au moins seize centimètres. En plus d'une perte de sang importante par la plaie ouverte, on a une hémorragie interne grave et le poumon gauche perforé… Et, surtout, l'aorte a été sectionnée au niveau du sternum. »

Albert déglutit – et se rappelle, au safe house, avoir émis mentalement cette hypothèse, priant pour que son propre diagnostic soit erroné.

Et à nouveau, il perçoit l'affolement dans sa propre voix. « Docteur… Comment peut-il être encore en vie avec - »

« Agent Rosenfield, je me pose la même question. »

Les yeux rivés sur Milewski, Albert perçoit, du coin de l'œil, Gordon Cole prendre place sur l'un des deux fauteuils destinés aux visiteurs. À en juger par ses propres jambes flageolantes, il estime que c'est une bonne idée, alors il s'assoit à son tour.

« SON ÉTAT ? » Question faiblement criée – pour autant que ce soit possible - par Gordon.

« Coma post-traumatique, induit par la mauvaise oxygénation du cerveau en raison de l'hémorragie. État stationnaire – pour l'instant. Pouls rapide et irrégulier, pression artérielle très faible, pas d'amélioration. Le cœur est reparti avec un choc électrique, et on le maintient en vie par assistance cardio-respiratoire. »

« IL EST RESTÉ TOUT CE TEMPS EN CHIRURGIE ? »

Aron Milewski se passe une main sur le front, l'air fatigué. « Il s'agit une intervention délicate. Le thorax est ouvert, le cœur et les poumons arrêtés et le corps maintenu en vie par circulation sanguine extra-corporelle. Il faut que vous sachiez qu'au-delà de sa survie immédiate, des complications neurologiques ou respiratoires ne sont pas à exclure. Je suis désolé. »

Il se doute de la réponse, mais il lui faut demander, malgré tout. « Il s'en sortira ? »

Haussement d'épaules las du médecin, qu'Albert a soudain envie de secouer. « Le fait qu'il ait survécu jusqu'ici tient déjà du miracle. Le pronostic vital reste engagé – il se bat, mais je préfère ne pas vous donner de faux espoirs. »

Le pronostic vital reste engagé. Il a toujours eu horreur de cette foutue phrase toute faite, une façon élégante et détournée de dire que Coop navigue quelque part entre la vie et la mort.

Il a l'impression qu'une éternité s'écoule avant que Gordon ne brise le silence.

« ON PEUT LE VOIR ? »

Aron Milewski interrompt l'examen minutieux du stéthoscope pendu autour de son cou et se lève. « Il vient d'être transféré aux soins intensifs. Ce n'est pas l'heure des visites, mais comme vous êtes de la police - »

« COMMENT, DOCTEUR ? »

« SOINS INTENSIFS », crie Albert en se levant à son tour.

Cole leur emboîte le pas hors du bureau. Le médecin referme la porte et se tourne vers eux. « Vous avez prévenu sa famille ? »

Albert se mord les lèvres. Il avait complètement oublié. Cooper a un père vivant à San Francisco, et une sœur, lui semble-t-il, dont il ignore tout.

Que faut-il dire à la famille ? « Mr. Cooper, votre fils a été poignardé et personne ne sait s'il va se réveiller un jour. » Il n'a pas envie d'être celui qui devra se charger de ce genre de formalités. Après tout, c'est Gordon Cole le supérieur.

À nouveau, ils suivent le chirurgien dans le dédale des couloirs verdâtres, pendant qu'Albert sent son mal de tête empirer. Ils croisent une infirmière poussant une vieille dame endormie dans son fauteuil roulant, puis bifurquent à droite, passant devant le panneau Intensive Care Unit.

Il y a deux médecins dans la pièce – un jeune homme avec de grosses lunettes et une femme rousse à l'air pincé qui s'affairent autour du lit de Coop, achevant d'installer les appareils de monitorage cardiaque et d'assistance respiratoire.

« Qu'est-ce qui – les visites sont terminées pour aujourd'hui, Messieurs. » Voix irritée de la femme.

Pour toute réponse, il extirpe sa carte de la poche de sa veste et la lui brandit sèchement sous le nez. « Albert Rosenfield, FBI. » Le ton est cinglant comme un coup de fouet, et la femme abandonne le combat.

L'œil averti d'Albert se pose tour à tour sur les trois poches de liquide intraveineux dont une remplie de sang rouge sombre, sur l'écran qui affiche les courbes de l'électrocardiogramme en émettant un «bip bip » beaucoup trop rapide à son goût, sur le fouillis de tubes, de drains et d'électrodes qui forment comme une grande toile d'araignée autour du corps pâle et inerte de Cooper.

Pour une raison qu'il ne parvient pas trop à s'expliquer, la scène lui semble curieusement irréelle. Sans doute parce que depuis qu'il connaît Dale Cooper, celui-ci lui a paru la représentation même de la parfaite santé, n'ayant jamais attrapé ne fût-ce qu'un simple rhume. S'il y a une personne qu'Albert ne pensait pas, un jour, voir dans cet état, c'est bien Coop.

À ses côtés, Gordon a l'air de penser la même chose.

Aron Milewski assiste le jeune lunetteux dans le réglage des moniteurs pendant qu'Albert et Cole s'approchent du lit.

Cooper a les yeux fermés, ses cheveux noirs toujours proprement lissés sur le crâne et la peau aussi blafarde que celle des cadavres qui attendent Albert à la morgue de Pittsburgh.

Sans le mouvement imperceptible de sa cage thoracique à chacune des inspirations stimulées artificiellement, en fait, il paraîtrait aussi mort qu'eux.

Il n'y a pas de chaises ou de tabourets autour du lit, alors Albert reste debout, encore une fois envahi par cette désagréable sensation d'impuissance qui le titille depuis qu'il a trouvé Cooper et Caroline au safe house, une éternité auparavant. Il a toujours eu horreur de perdre le contrôle.

Et cette situation le dépasse complètement.

Quelques minutes s'écoulent, lentement, ponctuées par le rythme cardiaque de Cooper. Après avoir déterminé, à voix basse, l'organisation de la surveillance infirmière pour la nuit, les trois médecins se retirent, non sans qu'Aron Milewski pose une main compatissante sur l'épaule d'Albert.

La voix de Gordon Cole résonne particulièrement fort dans l'atmosphère feutrée des soins intensifs, vrille ses tempes douloureuses. « ALBERT… JE FERAIS BIEN DE TÉLÉPHONER AU PÈRE DE COOP. »

Il acquiesce, vaguement soulagé, et Gordon quitte la pièce à son tour. Il reporte son attention sur Cooper qui, sous la lumière des néons bleutés, paraît soudain bien plus jeune que ses vingt-six ans.

« Putain, Coop. Vingt-six ans, merde. » Les mots lui échappent à voix haute, lui semble-t-il, sans qu'il en ait eu l'intention. Il n'a jamais été très convaincu par la théorie les-gens-dans-le-coma-entendent-ce-qu'on-leur-dit, mais puisqu'il a commencé, il ajoute, autant pour lui-même que pour Cooper : « Je n'ai pas la moindre idée de qui a pu faire ça, mais je te promets qu'on va le retrouver. Pour Caroline, pour toi, pour Windom - on va le retrouver. »

Si seulement il arrivait à s'en persuader lui-même.

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Chapitre 6

« It doesn't matter. Don't you see ? Nothing we do matters.
Nothing's ever going to change. »
(James Hurley, ep.16)

2 février 1985 – 05:34

Albert Rosenfield lui a dit, un jour, qu'il était un docteur pour ceux qui n'avaient plus besoin de docteur.

Il se demande, par conséquent, s'il doit considérer comme une bonne ou une mauvaise nouvelle le fait qu'Albert soit penché sur lui, le visage pâle et les traits tirés, l'observant avec une expression qui paraît osciller entre l'inquiétude et le choc pur et simple.

Derrière la silhouette éclairée d'une lumière crue, le monde est un vaste flou blanchâtre dans lequel il ne parvient pas à distinguer quoi que ce soit un néant cotonneux qui lui paraît, l'espace de quelques instants, presque réconfortant. Est-il déjà mort ? À sa propre surprise, il réalise que l'idée ne lui fait pas peur. Au contraire, il ne demande rien d'autre que de rester dans cet état de torpeur qui dresse une barrière entre lui et la réalité, ses sens engourdis et léthargiques.

Le visage d'Albert Rosenfield, toutefois – ou du moins le peu qu'il soit capable d'en distinguer à travers le voile embué qui obscurcit son regard - lui indique que la situation est loin d'être aussi rassurante qu'il aimerait le croire. Son collègue a l'air terriblement angoissé, pense-t-il, plus angoissé qu'il ne l'a jamais vu auparavant. Bien plus que lorsqu'il examine les cadavres dans sa salle d'autopsie, cadavres pour lesquels, de toute façon, il ne sert plus à rien de s'inquiéter.

Il n'est donc pas mort, se dit-il, confusément. Quelque chose, quelque part, le rattache encore à la vie, un lien qu'Albert, dirait-on, redoute de voir se briser à chaque seconde.

Il aimerait pouvoir lui dire que ce n'est pas grave, qu'il peut le laisser aller, qu'il peut autoriser le lien à se rompre. Mais il n'arrive pas à parler, ni à bouger, seulement à rester là dans un semblant de paix et de sérénité.

La trêve est de courte durée, cependant, et soudain son corps le rappelle à l'ordre comme si quelqu'un avait brusquement appuyé sur un interrupteur et réactivé le plein fonctionnement de ses cinq sens. La douleur lui fait l'effet d'une décharge électrique, se répand dans la région de ses côtes comme du magma en fusion. Il laisse échapper un son étranglé, à mi-chemin entre le cri et le hoquet, alors que des taches grises envahissent son champ de vision.

Il entraperçoit une, ou peut-être deux silhouettes s'activer au-dessus de lui, et entend la voix d'Albert, proche de la panique, prononcer sèchement des paroles qu'il ne parvient pas à identifier.

Quelques secondes plus tard, il est secoué par une violente quinte de toux, aussitôt accompagnée de la sensation que l'on vient de lui arracher les poumons. Le souffle coupé, il a tout juste le temps de sentir son estomac chavirer – guidé par les réflexes de son corps davantage que par sa conscience, il roule sur le côté et vomit par-dessus le bord du matelas.

Deux mains le saisissent avec précipitation, lui penchent la tête en avant. « Nom d'un chien, qu'est-ce que - » Le ton d'Albert est étrangement aigu et navigue entre affolement et colère alors qu'il entreprend de jeter des remontrances cinglantes à ses interlocuteurs en blouse bleue.

Pris de vertiges et incapable de faire le moindre mouvement, il laisse Albert le guider en direction de l'oreiller, une fois la vague de nausée plus ou moins passée. C'est à son tour d'éprouver cette panique qui faisait trembler la voix d'Albert Rosenfield, à présent, à mesure que ses souvenirs remontent à la surface. La première image qui lui revient est celle d'un tissu à fleurs trempé de sang écarlate - puis un visage pâle aux yeux grand ouverts, encadré par une chevelure dorée.

Caroline. Son portrait flotte devant ses paupières closes, et la culpabilité l'assaille avec la même violence que la douleur. Et tout à coup, il lui paraît crucial de le dire à Albert, sans trop savoir pourquoi – il faut qu'Albert sache, qu'il n'ait pas le temps de se faire des illusions. Il est entièrement responsable de la mort de Caroline, et il a échoué.

« Elle est morte », murmure-t-il entre deux respirations saccadées, sans être bien certain qu'il ait réussi à émettre le moindre son. Il le répète une deuxième fois, au cas où. « Elle est morte. »

Le visage d'Albert est trop flou pour qu'il puisse lire précisément son expression. Il voit ses lèvres remuer, lui semble-t-il - mais aucune parole ne lui parvient, et ce n'est pas grave, de toute façon. L'essentiel, c'est qu'Albert, lui, comprenne.

« Ça aurait dû être moi. » Il se sent perdre pied au fur et à mesure que sa vue se brouille, alors il rassemble toute son énergie pour rendre sa voix audible, juste avant de perdre connaissance.

« Ce n'est pas la peine… - ça aurait dû être moi. »

À en juger par la noirceur du regard d'Albert Rosenfield, il ne fait aucun doute qu'il a entendu, cette fois.

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Chapitre 7

« They express themselves in darkness for darkness, without leavening motive. »
(Windom Earle, ep.27)

2 février 1985 – 10:45

« ALBERT ? »

La voix sonore de Gordon Cole le réveille brusquement. Il ouvre les yeux, et il lui faut un moment pour reprendre ses esprits – l'hôpital, les soins intensifs, la chaise que lui a apporté l'infirmière pendant la nuit et sur laquelle il a fini par s'endormir, plongeant dans les quelques heures de sommeil agité que ses nerfs malmenés ont bien voulu lui accorder.

Il entend le « bip bip » du moniteur cardiaque, la pluie qui s'écrase toujours sur la vitre, et les petits coups répétés que Gordon frappe contre le montant de la porte.

Après un rapide coup d'œil à sa montre, Albert se redresse sur sa chaise, lève des yeux fatigués vers son supérieur.

« Gordon. Je ne m'attendais pas à te revoir si tôt. Comment avance l'enquête au Bureau ? »

« CONFUSION TOTALE, ALBERT. PAS D'EMPREINTES DIGITALES, PAS D'ADN, PAS DE SIGNES D'INTRUSION EXTÉRIEURE… AUCUNE TRACE VISIBLE DANS OU AUTOUR DE LA MAISON. J'IGNORE À QUI ON A AFFAIRE, MAIS IL EST SACRÉMENT BON, EN TOUS CAS. POUR L'INSTANT, ÇA RESSEMBLE AU CRIME PARFAIT. »

Il hoche pensivement la tête. Quelque part, il s'en doutait. Si le meurtrier avait été du genre maladroit, Cooper aurait été en mesure de l'arrêter avant qu'il ne frappe.

« L'arme du crime a été retrouvée ? »

« NÉGATIF. AUCUN INDICE DE CE CÔTÉ-LÀ NON PLUS. ON SAIT JUSTE QUE CAROLINE EARLE SOUFFRE EXACTEMENT DES MÊMES BLESSURES QUE COOP – AORTE SECTIONNÉE DEUX CENTIMÈTRES EN-DESSOUS DU STERNUM. MORT DÛE À L'HÉMORRAGIE. POUR LA SUITE… TU T'OCCUPERAS DE L'AUTOPSIE, ALBERT. »

Nouveau hochement de tête. Ça aussi, c'était à prévoir.

Cole entre dans la pièce, referme la porte derrière lui et tend à Albert l'un des deux gobelets en papier de la cafétéria de l'hôpital, remplis de café fumant.

« JE SUIS AVEC LE PÈRE DE COOP. IL VIENT D'ARRIVER DE L'AÉROPORT, ET IL S'ENTRETIENT AVEC LES MÉDECINS – IL NOUS REJOINT APRÈS. »

« Oh. » Joyeuses minutes en perspective.

Gordon s'approche du lit, observe Cooper pendant un long moment en ajustant machinalement sa cravate, puis jette un regard interrogateur à Albert.

« RIEN DE NOUVEAU ? »

Soupir. « Il est revenu à lui cette nuit, l'espace d'une minute. »

Une soudaine lueur d'espoir éclaire le visage de Cole. « IL A DIT QUELQUE CHOSE ? »

« Il a vomi. » La lueur s'évanouit aussi vite qu'elle est apparue. « Il a mentionné la mort de Caroline. Et puis il a dit, je cite – Ça aurait dû être moi. C'est tout. »

L'expression de Gordon reflète le même désespoir que celui qu'Albert a ressenti, quelques heures plus tôt, lorsqu'il a entendu les mots de la bouche de Cooper. Des mots si terriblement sombres et pessimistes, à des années-lumière du tempérament de Cooper – ce qui les rend, du coup, encore plus terrifiants et lourds de sens.

Albert prend une gorgée de café, aussitôt accompagnée d'une soudaine envie de nicotine qu'il s'efforce de réfréner. Le regard absorbé par les lignes lumineuses de l'électrocardiogramme, il ne remarque pas tout de suite l'homme qui apparaît dans l'encadrement de la porte.

« Agent Cole ? »

Gordon, tournant le dos à l'entrée, n'a évidemment rien entendu, alors Albert se lève de sa chaise pour accueillir le nouveau venu. Un simple regard lui suffit pour l'identifier – mêmes cheveux d'un noir de jais, mêmes traits fins et droits, mêmes yeux sombres que Cooper. Un visage d'une soixantaine d'années, rendu blême par l'inquiétude et l'insomnie.

« Mr. Cooper… Dr. Albert Rosenfield, FBI. »

Il serre la main tendue, se demande s'il devrait ajouter quelque chose – un « Je suis désolé », une maigre parole de consolation, aussi futile soit-elle – mais rien ne paraît convenir, alors il ne dit rien du tout.

« Norman Cooper. » La voix tremble un peu, et il se dirige vers le lit de son fils, près duquel Gordon Cole paraît enfin avoir remarqué sa présence. Les deux hommes échangent un signe de tête silencieux, et Gordon pose une main apaisante sur l'épaule de Cooper Senior avant de rejoindre Albert, un peu à l'écart, près de la porte.

Lorsque Norman Cooper, assis sur le bord du matelas, se met à pleurer, Albert se sent brusquement très gêné - comme s'il était en train de s'immiscer dans une scène particulièrement intime, comme s'il n'avait pas le droit d'être là, lui, simple témoin du désespoir d'un père rongé par l'angoisse. Il évite le regard de Gordon, à ses côtés, et se plonge dans l'inspection minutieuse des points grisâtres qui constellent le linoléum sous ses pieds.

C'est presque un soulagement quand deux infirmières entrent dans la pièce, brisant le silence épais comme de la poix, et se dirigent vers le lit afin d'effectuer les contrôles de routine. Il les gratifie d'un signe de tête courtois – ils ont eu l'occasion de faire connaissance au cours de la nuit. Elles s'affairent autour de Cooper, notent la température, la tension artérielle, le rythme cardiaque, tripotent le système d'assistance respiratoire. Après le retour à la conscience peu rassurant de Coop dans la nuit, Albert a pris les rennes pour leur ordonner d'augmenter la dose de morphine – après tout, il possède exactement le même diplôme que ces imbéciles de docteurs avares d'anti-douleurs, et il est parfaitement capable de prendre le relais.

Les infirmières, d'ailleurs, n'ont pas paru en douter.

Lorsque les deux femmes ressortent de la pièce, le père de Cooper se dirige vers Cole et Albert d'un pas incertain, comme s'il était sur le point de perdre l'équilibre.

« Quand il est entré au FBI, je savais qu'il y aurait des risques. Mais jamais je n'aurais imaginé que… Pas comme ça. »

« Je sais. » Albert hoche la tête, croise le regard sombre de son interlocuteur. « Moi non plus. »

« Dr. Rosenfield… Qui a fait ça ? »

Il lance un regard à Gordon, qui tente de suivre la conversation légèrement penché en avant.

« Nous mettons tout en œuvre pour le déterminer, Mr. Cooper. Le Bureau vous tiendra informé des progrès de l'enquête. »

« JE VOUS METTRAI PERSONNELLEMENT AU COURANT DE L'AVANCÉE DE L'ENQUÊTE », hurle Gordon une seconde plus tard, et Albert adresse un haussement d'épaules entendu à Norman.

Puis il jette un coup d'œil à sa montre et se rend compte qu'il a déjà dépassé son heure habituelle d'arrivée au travail. Même si le temps semble s'écouler différemment depuis la terrible soirée de la veille, même s'il n'a pas envie de laisser Cooper seul aux mains des médecins, il ne peut pas se permettre de se morfondre ici. Il y a du pain sur la planche.

Ou, plus précisément, il y a le corps de Caroline Earle qui l'attend à l'Institut Médico-légal de Pittsburgh, prêt à révéler, peut-être, les premiers indices dans une affaire qui en manque cruellement.

Il s'éclaircit la gorge, annonce à Cole qu'il va se préparer, prend congé du père de Cooper. Il se rend aux toilettes de l'hôpital et se passe la tête sous l'eau froide, observe dans le miroir son reflet aux traits tirés, les cernes violets sous ses yeux. Il n'a pas de quoi se changer, alors il se contente de reboutonner sa chemise jusqu'au col et d'ajuster proprement son nœud de cravate, essayant d'oublier l'envie pressante de prendre une douche.

À en juger par le son de la pluie qui s'abat contre les vitres, de toute façon, il aura droit à une douche gratuite dès qu'il mettra le nez dehors.

Il croise Gordon dans le couloir devant les soins intensifs. « PARÉ POUR LE BOULOT, ALBERT ? »

Il adresse un sourire sans joie à son supérieur et enfile son pardessus beige. « Il faut bien. » Dans la poche de son manteau, au fond d'un paquet froissé, se trouve encore une cigarette qu'il s'empresse de porter à ses lèvres.

« J'AI DEMANDÉ À CE DR. MILEWSKI DE ME CONTACTER AU MOINDRE CHANGEMENT DE SON ÉTAT. JE SERAI AU BUREAU, JE T'APPELLERAI À LA MORGUE. »

« Merci, Gordon. Je reviens ici ce soir, changement d'état ou pas. »

Par la porte entrouverte donnant sur l'unité des soins intensifs, il aperçoit le père de Cooper, à nouveau assis sur le lit - et Coop lui-même, ses cheveux noirs constituant la seule tache sombre au milieu de tout ce blanc stérile, son visage pâle noyé sous un amas de tubes translucides.

Alors que Gordon Cole et lui franchissent les portes coulissantes de l'hôpital pour se retrouver sur le parking inondé par la pluie, il a l'impression de sortir d'un rêve, d'effectuer un étrange retour dans un monde qui n'a pas cessé de tourner. L'atmosphère confinée des soins intensifs lui paraît soudain un univers parallèle et intemporel, loin, très loin de sa vie quotidienne, de ses préoccupations professionnelles qui semblent soudain si triviales.

Sauf que les deux mondes, malheureusement, lui paraissent tout aussi merdiques.

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Chapitre 8

« You're on the path... You don't need to know where it leads. Just follow. »
(Hawk, ep.16)

6 février 1985 – 18:43

Assis à son bureau, faiblement éclairé par la lampe dont il n'a toujours pas pensé à remplacer l'ampoule défectueuse, il parcourt une dernière fois des yeux les pages de son rapport d'autopsie.

Nom : Caroline Earle, née Powell.
Date du décès : 1
er février 1985.
Date de l'autopsie : 2 février 1985, 12:30.

Il s'est mis au travail juste après avoir quitté Cooper à l'hôpital, ce jour-là, soignant son manque de sommeil avec des passages répétés à la cafetière de l'Institut Médico-légal.

Cas n°1951474.
Âge : 33. Race : blanche. Sexe : féminin.
Corps identifié par : Jeff & Annabelle Powell.

Les parents de Caroline, inconsolables, venus à la morgue le lendemain du crime afin de reconnaître le cadavre de leur fille unique. C'est Albert lui-même qui les a accueillis, avec le même embarras qu'il a ressenti face au père de Cooper, impuissant devant les sanglots saccadés de Mrs. Powell, dont la ressemblance avec Caroline est troublante.

Cause immédiate du décès : hémorragies externe et interne massives.
Due à : lésion de l'artère aorte thoracique.
Dues à : agression à l'arme blanche.

L'arme n'a pas été retrouvée. Depuis cinq jours, une équipe entière ratisse les environs du safe house, à la recherche du couteau éventuellement abandonné là par l'assassin – en vain. Le rapport balistique a déterminé qu'il s'agit d'un couteau de chasse, avec une lame en acier de 17 cm de long, manipulé par un droitier. L'angle de pénétration de l'arme dans le corps est quasiment frontal – Caroline a très probablement aperçu son meurtrier juste avant qu'il ne frappe.

Si seulement les morts pouvaient parler, pense-t-il.

L'affaire est un casse-tête. En sept ans de bons et loyaux services au Bureau, il n'a jamais vu une enquête piétiner autant que celle-ci. Même Gordon Cole, d'ailleurs, qui a pourtant connu son lot d'investigations complexes depuis quinze ans qu'il travaille au FBI, reste perplexe.

Dans et autour du safe house, les seules traces qu'on a retrouvées sont celles, évidentes, de Cooper, de Caroline et de Windom Earle. Aucun signe d'une intrusion étrangère. Aucun cheveu, aucune empreinte pouvant appartenir à une quatrième personne. Pas de signe d'effraction. Le tueur, quel qu'il soit, possède des capacités tout à fait hors normes pour effacer les traces de son passage.

En relisant les pages de son rapport, Albert retourne pour la énième fois dans sa tête les mêmes questions, les petits détails qui viennent le titiller de façon récurrente, ces interrogations qu'il a longuement discutées avec Cole et son équipe sans pour autant trouver un début de réponse.

Il y en a tellement.

Pourquoi Caroline Earle a été déplacée, post-mortem, de sa chambre jusqu'à la cuisine, où Cooper a été blessé.

Pourquoi l'assassin, visiblement dans l'intention de tuer Cooper tout autant que Caroline, n'a pas pris la peine de vérifier si ce dernier était bien mort – ou pourquoi, s'il l'a fait, n'a-t-il pas jugé utile de lui administrer le coup de grâce.

Et surtout, pourquoi, pourquoi tuer Dale Cooper et Caroline Earle. Albert n'arrive pas à trouver la moindre raison, même mauvaise. Le meurtrier ne visait-il que l'un d'entre eux, l'attaque du second faisant alors office de dommage collatéral ? Il y a, bien sûr, le facteur de l'enlèvement de Caroline, la raison pour laquelle elle s'est retrouvée sous protection policière en premier lieu. Les deux affaires ont-elles un lien ? Gordon Cole semble croire que oui, sans être en mesure de fournir la moindre preuve.

Toute l'affaire manque cruellement de sens aux yeux d'Albert. Elle manque désespérément de logique. Coop aurait certainement toutes sortes d'idées plus ou moins farfelues sur le sujet, mais Albert n'a jamais eu l'ouverture d'esprit de son jeune collègue, et aucune explication satisfaisante ne lui vient à l'idée.

Il achève sa relecture, dépose le rapport devant lui et se laisse aller en arrière dans son fauteuil. Il est largement l'heure de rentrer chez lui, mais la pluie et le vent battant contre la fenêtre de son bureau lui ôtent toute envie de s'aventurer dans les rues. Il s'est rendu au boulot à pied, ce matin, ayant eu le malheur de confondre une brève apparition du soleil avec une amélioration durable de la météo de cet épouvantable mois de février. Le temps s'est dégradé dès midi, et depuis, il redoute le moment où il va devoir parcourir le trajet jusqu'à son appartement sous une pluie glaciale.

Il n'a pas grand-chose à faire chez lui, d'ailleurs. Le peu d'heures qu'il a passées à son domicile depuis le début de l'enquête Cooper/Earle lui ont paru interminables, son esprit exclusivement accaparé par le cadavre de Caroline, par les chances de survie de Cooper et par le comportement erratique de Windom.

Depuis son bref réveil, quelques heures après l'arrivée aux urgences, Cooper n'a pas repris connaissance. Albert appelle régulièrement l'hôpital, demande des nouvelles, et s'entend répéter toujours la même chose – « état stationnaire ». Un coma un coma dont Coop, suspendu à la vie par le fil ténu de l'assistance cardio-respiratoire, peut émerger dans un jour, dans un mois, ou plus jamais.

Aussi déconcertant que cela lui paraisse, la présence de Cooper lui manque. Il ne parvient pas exactement à savoir pourquoi – peut-être cette bonne humeur bavarde qui a commencé par l'exaspérer mais à laquelle, apparemment, il a fini par s'attacher. Peut-être le son de sa voix récitant ses éternels messages à Diane, sa secrétaire au Bureau, et dont Albert n'a jamais vraiment saisi l'utilité. Peut-être simplement la présence de quelqu'un de différent – il sait bien qu'il ne l'avouera jamais à personne et il est le premier à s'en étonner, mais Albert Rosenfield s'est indéniablement mis à apprécier les bizarreries de son collègue, celles-là même qui l'ont tellement irrité lorsqu'il a fait sa connaissance.

L'absence de Windom Earle crée une autre forme de vide, un vide qui achève de faire planer sur le Bureau de Pittsburgh une ambiance aussi lourde et noire que le ciel nuageux.

Depuis la mort de son épouse et l'attaque sur la personne de Cooper, Windom n'est plus que l'ombre de lui-même. Dans un premier temps, les médecins, Albert y compris, ont cru à un état de choc passager – estimant que la découverte du corps de sa propre femme dans une mare de sang suffirait à déstabiliser n'importe qui, même un brillant agent du FBI avec vingt ans d'expérience dans la section homicide. Windom a été escorté à la Western Psychiatric Institute and Clinic dans la soirée du 1er février, dans un état proche de l'aphasie, ne semblant reconnaître aucun de ses collègues ni remarquer le tragique de la situation.

Depuis, il n'a pas dit un seul mot.

Albert et Gordon sont allés lui rendre visite, le lendemain du meurtre, à l'hôpital psychiatrique. Albert se rappelle du choc qu'il a éprouvé en voyant son confrère pour la première fois – si radicalement à l'opposé de la personnalité de Windom Earle qu'il a presque eu du mal à l'identifier. Affalé sur une chaise, le regard dans le vide, mal rasé et les cheveux hirsutes, son habituel costume noir remplacé par une blouse blanche informe. Il se rappelle aussi du regard que lui a lancé le médecin du service en les laissant seuls – un regard mi-condescendant, mi-amusé du type « Je-vous-souhaite-bien-du-courage ».

Earle n'a même pas réagi lorsque Cole et lui se sont approchés, doucement, sans trop savoir quelle attitude adopter. Il n'a pas même levé les yeux, continuant à fixer un point invisible quelque part sur le sol entre ses pieds. Tous leurs efforts pour tenter de le faire sortir de sa torpeur se sont soldés par un échec cuisant, et Albert, dépassé, a fini par déclarer qu'il fallait peut-être lui laisser plus de temps.

Mais le temps n'y fait rien.

Une semaine, c'est bien trop pour un traumatisme passager. Personne au Bureau ne veut émettre l'hypothèse à voix haute, mais Albert sait, au fond de lui, qu'il y a de fortes probabilités que l'agent Earle ait sombré dans une forme de démence qui dépasse de très loin le simple état de choc.

Alternant ses visites à Cooper et celles à Windom – visites parfaitement infructueuses, mais qu'il considère néanmoins nécessaires -, Albert ne peut que se raccrocher à l'espoir que tous deux, tôt ou tard, finiront par se remettre. Mais chaque jour qui passe, chaque jour pendant lequel rien ne progresse, rend cette possibilité un peu moins probable. La stagnation complète de leur état, aux yeux du médecin expérimenté qu'est Albert, est synonyme de mauvaise nouvelle. Pour l'un comme pour l'autre.

Au FBI, il a la désagréable sensation que la situation commence déjà à se tasser. Les recherches se poursuivent, bien sûr, mais chacun sait, et Albert le premier, que si l'enquête n'a pas fourni le moindre indice au bout de cinq jours, les chances d'en trouver maintenant son faibles. Ils disposent de très bons experts, après tout, des agents capables de trouver tout ce qui est trouvable.

Et tous, autant que lui, sont perplexes.

Le corps de Caroline, lui, va finalement être remis à sa famille demain, après qu'il se soit résigné à s'en séparer sans qu'il lui ait procuré davantage d'informations que la nature de l'arme du crime. Un enterrement aura lieu en bonne et dûe forme, pense-t-il, sans que ni Cooper ni Windom Earle aient une chance d'y être présents. Gordon et lui y seront sans doute, même s'il a à peine connu Caroline Earle de son vivant.

Sur son bureau, la lampe grésille puis s'éteint brusquement. L'ampoule déficiente a finalement rendu l'âme, comme si elle voulait le chasser hors de la pièce, l'empêcher de ressasser les mêmes questions, toujours, et qu'il s'en aille passer la bonne nuit de sommeil dont il a terriblement besoin.

Il pousse un soupir fatigué, range à tâtons son rapport d'autopsie dans sa mallette métallique, enfile son pardessus beige et abandonne derrière lui la pièce plongée dans l'obscurité.

••••••••••

Chapitre 9

« You know… You are the best lawman I've ever seen. But Coop… Sometimes you think too much. »
(Harry S. Truman, ep.13)

 12 février 1985 – 06:48

De ses cinq sens, c'est l'ouïe qui se remet à fonctionner en premier. Il prend conscience, d'abord, du « bip bip » régulier du moniteur cardiaque transmettant le rythme de son propre cœur, résonnant dans le silence feutré qui l'entoure.

Il essaye d'ouvrir les yeux, mais l'effort à fournir lui paraît considérable, alors il les garde fermés, plongé dans l'obscurité en attendant d'avoir une bonne raison de s'en extirper.

Pour l'instant, décide-t-il, il n'y a pas grand-chose à voir.

Les sons se font plus précis, peu à peu, au fur et à mesure qu'il émerge du néant. Et, avec eux, les sensations reviennent à leur tour – la douleur, d'abord sourde puis soudain aigüe et tranchante lorsqu'il s'aventure à prendre une profonde inspiration. Stoppé net par l'impression qu'on lui fend la cage thoracique en deux, il tousse faiblement, sent une désagréable résistance au fond de sa gorge.

Il entend une porte qui s'ouvre, des talons qui claquent sur le linoléum, et deux voix - ou peut-être trois, il n'est pas sûr. Pas celle d'Albert, cette fois, mais des voix inconnues, une femme et un homme échangeant des mots auxquels il ne parvient pas à donner un sens et qui résonnent à ses oreilles comme une langue qu'il ne comprend pas.

Il parvient à ouvrir les yeux, lentement, et la surface floue du plafond se dessine progressivement, apparemment plongée dans la pénombre de la nuit. Puis un visage, flou lui aussi, une tache beige encadrée de cheveux noirs qui s'immisce dans son champ de vision.

« … ooper ? »

Quelqu'un prononce son nom, croit-il, alors que le monde devient peu à peu net et que les traits de l'infirmière penchée sur lui se précisent. Ou peut-être l'a-t-il juste imaginé.

« Agent Cooper ? Est-ce que vous me voyez ? Est-ce que vous m'entendez ? »

C'est la femme qui pose la question. Et puis une main saisit doucement la sienne, pendant qu'une autre silhouette mouvante, ou deux, s'affairent à côté de lui.

« Si vous m'entendez, serrez ma main. »

Il cligne des yeux, plusieurs fois, son regard tentant de faire la mise au point sur le visage de celle qui vient de l'appeler. S'il relâche son attention, pense-t-il, il va s'évanouir à nouveau. Non pas que l'état d'éveil lui soit particulièrement agréable, bien au contraire, mais il lui paraît important de rester conscient, alors il résiste.

« Agent Cooper, si vous m'entendez, serrez ma main. »

Ses doigts n'obéissent pas tout de suite, comme si les ordres émis par son cerveau se perdaient quelque part en chemin, comme si son corps était une entité indépendante qu'il ne contrôlait pas. Il lui faut toute la volonté dont il est capable pour presser, presque imperceptiblement, la main en contact avec la sienne.

Nouveaux échanges verbaux au-dessus de sa tête, nouveaux claquements de talons. Il referme les yeux, épuisé. À nouveau, il a envie de vomir, la gorge irritée par ce qui lui semble être un tube, qu'il est incapable d'avaler ou de recracher.

Derrière ses paupières closes, l'image de Caroline vient subitement s'imprimer, plus nette et précise que ce que ses yeux lui ont permis de voir jusque-là. Le tissu de sa robe à fleurs, ses cheveux blonds étalés sur le sol, et ce sang sur son ventre, la dernière vision qu'il a eu d'elle avant de perdre connaissance sur le carrelage de la cuisine.

Quand était-ce, d'ailleurs ? Il n'arrive pas à rassembler les pièces du puzzle. Il se souvient de Caroline, la tête posée sur son épaule et un filet de sang au coin de la bouche. Il se souvient, vaguement, de s'être réveillé plus tard, dans un lieu étranger, et qu'Albert Rosenfield était présent. Mais combien d'heures, de jours ou de semaines se sont écoulées depuis, il n'en a aucune idée.

Une autre voix, masculine cette fois, le tire de sa torpeur semi-consciente et lui parvient comme à travers du coton, lointaine et étouffée. « Mr. Cooper, nous sommes le 12 février 1985 et vous vous trouvez à l'unité des soins intensifs du Western Pennsylvania Hospital de Pittsburgh, où vous avez passé douze jours dans le coma. Mes paroles ont-elles un sens pour vous ? »

Douze jours. Il fouille désespérément sa mémoire, à la recherche du moindre souvenir de tout ce temps qui a filé sans qu'il s'en aperçoive. Mais il n'y a rien, rien en dehors d'un grand trou noir sans fond – un abîme qu'il ne demande qu'à regagner.

Quelque part au-dessus de sa tête, la voix réitère sa question, et il se demande de quelle manière il est censé y répondre. Parler et bouger ne semblent pas, à l'heure actuelle, faire partie de l'éventail de ses possibilités, alors il reste immobile, les yeux fermés, et tant pis pour les interrogations de son interlocuteur.

De toute façon, rien de ceci n'a de sens.

Lorsqu'il ouvre les yeux à nouveau, la pièce n'est plus plongée dans l'obscurité. Il ignore combien de temps a passé, cette fois – une minute, une heure ou bien davantage, il n'en sait rien.

« Coop ? »

La voix est familière, et le ton à mi-chemin entre l'espoir et l'angoisse - si différente de l'intonation habituelle d'Albert Rosenfield qu'il a presque du mal à la reconnaître. C'est bien Albert, pourtant, silhouette imprécise aux cheveux châtain et au costume noir penchée sur lui, se détachant sur les grandes dalles blanches du plafond.

Il regarde son collègue dans les yeux, essayant de transmettre par un simple regard toutes les questions qui se bousculent dans son esprit embrumé et qu'il n'est pas en mesure d'exprimer clairement.

Où est Caroline. Où est Windom. Qui l'a tuée. Pourquoi.

Pourquoi.

« Salut, Coop. » Un mince sourire se dessine sur le visage fatigué d'Albert, un sourire n'atteignant toutefois pas son regard qui, lui, ne traduit que de l'inquiétude. Cooper cligne des yeux en guise de réponse et jette un coup d'œil autour de lui, aussi loin qu'il en est capable sans tourner la tête.

Il entrevoit les sinusoïdes vertes formant un pic à chaque battement de son cœur, les poches de liquide translucide qui pendent à sa gauche, les différents tubes en plastique qui sont probablement reliées quelque part à son propre corps.

Quiconque s'occupe de lui met, dirait-on, beaucoup d'application à le maintenir en vie.

Beaucoup trop.

Mais personne ne lui a demandé son avis.

Et puisque personne n'a encore daigné le mettre au courant, il tente de déterminer comment il va. C'est grave, apparemment, suffisamment grave pour avoir fait paniquer Albert, cette fois où il se rappelle confusément avoir vomi par-dessus le bord de son lit. Coma, a-t-il entendu dire les médecins. Par conséquent, le fait qu'il soit réveillé est probablement une bonne nouvelle – pour eux, tout du moins. Lui-même n'arrive pas le moins du monde à apprécier cette évolution. Dans le monde où il vient de revenir, il n'y a rien d'autre que la douleur, la nausée, la difficulté à respirer, et l'image de Caroline, les yeux vitreux et la robe tachée de sang.

Elle est morte. Elle est morte et il n'a rien pu faire.

C'est de sa faute.

« Coop ? Ton père est à Pittsburgh. Il arrive. » La voix d'Albert, à nouveau, étrangement douce et dépourvue de cette pointe de sarcasme qui accompagne habituellement ses paroles.

Oh. La dernière fois qu'il a vu son père, il y a trois ans, il était encore en formation à Quantico. Il se rappelle des Sois prudent, des Je suis fier de toi, des Surtout, fais attention. Et puis son père est parti voyager en Europe avec sa nouvelle compagne, le laissant faire ses premiers pas au FBI, rassuré de temps à autre par une de ses lettres stipulant que tout allait pour le mieux.

Il aurait mieux valu pour tous les deux, se dit-il, que les retrouvailles ne se fassent pas dans ces circonstances.

« Tu as reçu un coup de couteau qui t'a sectionné l'aorte au niveau thoracique, tu as perdu deux litres de sang et tu as passé dix heures sur la table d'opération. J'aime autant te dire que tous les médecins du service, et moi en prime, considèrent que ta survie relève du pur miracle. »

Voilà donc ce qui lui est arrivé. Le regard plongé dans celui d'Albert, il se demande si ce dernier va embrayer sur la mort de Caroline. Mais Albert évite soigneusement le sujet. Sait-il que Cooper sait, d'ailleurs ? Peut-être pense-t-il que l'annonce de son décès ne lui est pas encore parvenue. Peut-être espère-t-il lui épargner, pour le moment, toute forme de mauvaise nouvelle, attendant son rétablissement avant de passer aux aveux.

Mais Cooper sait, et son propre rétablissement lui semble la dernière des futilités. Il se rend compte, tout à coup, que la perspective de survivre ou de mourir l'indiffère totalement. S'il devait ne pas se remettre, s'il devait passer les derniers instants de son existence à observer le plafond de cette chambre d'hôpital, alors tant pis.

Ou tant mieux.

À quoi bon, de toute façon.

[À SUIVRE...]

17 octobre 2011

Fanfiction : Pirates of the Caribbean [Fiction longue]

APLFJ

• Genre : aventure
• Personnages : Jack Sparrow, Hector Barbossa, Cutler Beckett,  Bill Turner, OC
• Rating : T
• Statut : en hiatus
• Longueur : 7 chapitres - +/- 35.400 mots

NOTE : Cette fiction est la suite directe de ma précédente fic intitulée Birth of a Pirate. Il est vivement conseillé aux lecteurs de commencer par lire la première partie avant de se lancer dans celle-ci, afin de pleinement comprendre et apprécier cette suite.

••••••••••

Chapitre 1. Fragments du passé

Mer des Caraïbes
Février 1710

Les yeux qui le fixaient étaient d'un bleu aussi clair et limpide qu'un ciel de printemps. De grands yeux au regard froid qui le dévisageaient d'un air mauvais et calculateur et lui donnaient l'impression qu'il était en mesure de lire dans ses pensés comme dans un livre ouvert.

La lueur orangée qui se reflétait dans ces yeux offrait un étrange contraste avec leur aspect dur et glacial, et l'assemblage des deux couleurs dans ce même iris lui donnaient un air diabolique. Sur ses lèvres, un mince sourire qui n'atteignait pas son regard. La perruque blanc neige, parfaitement ajustée. Le col impeccablement lissé et les dentelles qui ornaient son cou.

Mais lui ne voyait que les yeux. Le reflet écarlate. Et ce qui le causait.

Il entendait le grésillement tout près de son oreille. Le métal avait perdu progressivement sa couleur jaune pâle pour tendre vers une teinte orange vif. Il sentait la chaleur sur son visage. Il ne pouvait pas se reculer davantage et la chaleur l'obligea à battre des paupières. Le regard bleu acier ne le quittait pas des yeux. Entre eux, une lueur diffuse provenant du métal projetait sur la peau pâle des ombres rougeâtres.

Il ne suivit pas l'objet du regard lorsqu'il sortit de son champ de vision. Il continuait à sentir les émanations brûlantes à travers le tissu de ses vêtements. La voix doucereuse susurrait des paroles auxquelles il ne faisait plus attention. Il attendait et tentait de respirer calmement et se forçait à ignorer le grésillement du métal.

Il ferma les yeux et se mordit les lèvres de toutes ses forces et une fraction de seconde plus tard l'homme abaissa le bras.

Dans sa cabine de bois sombre, le jeune capitaine Jack Sparrow se réveilla en sursaut.

Jack se redressa vivement et s'assit dans son lit, repoussant violemment les draps dans lesquels il s'était emmêlé. Son premier réflexe fut de porter une main protectrice à son avant-bras droit, là où se trouvait la marque que le fer brûlant avait laissé sur sa peau. Il passa machinalement deux doigts le long de la brûlure boursouflée et s'efforça de chasser le sentiment de panique qu'il avait ressenti dans son cauchemar et qui s'attardait même après son réveil.

Il n'avait pas rêvé de cet épisode depuis plusieurs mois, et avait fini par croire que le cauchemar qui avait été récurrent au début s'était finalement estompé définitivement. Cette nuit-là, pourtant, le rêve avait été particulièrement vivace et lui rappelait avec une précision désagréable chacune des sensations qu'il s'était appliqué à effacer de sa mémoire.

Jack jeta un œil vers les fenêtres de sa cabine. La mer était calme, et le ciel se teintait lentement de gris, indiquant que l'aube ne tarderait pas à se lever. Il se leva, alla ouvrir l'un des carreaux de la fenêtre la plus proche de sa couchette, et laissa le vent frais du matin caresser son visage couvert de sueur. Il observa la mer quelques instants et esquissa un sourire de satisfaction. Cutler Beckett était loin, et leurs chemins ne se croiseraient pas de sitôt. Et Jack avait eu sa revanche, après tout.

Même si son inconscient s'acharnait à lui faire revivre le passé, il était bien décidé à l'oublier.

Pour l'heure, songea-t-il, il pouvait difficilement rêver d'une vie plus agréable. Il avait le Pearl. Il avait l'océan. Il avait sa liberté. Il ne fallait rien de plus à Jack Sparrow pour se considérer comme parfaitement heureux.

Il était conscient qu'il avait énormément de chance de se trouver là, avec un navire, un équipage et tout ce dont il avait besoin, vivant et en bonne santé, libre et insouciant. Et pourtant, de manière tout à fait paradoxale, il estimait qu'il avait joué de la pire malchance possible avant d'en arriver là. D'ailleurs, il avait bien failli ne jamais y arriver du tout.

Deux ans auparavant, Jack n'avait rien d'un pirate et encore moins d'un capitaine de vaisseau pirate. A l'époque, il vivait à Londres et travaillait pour la grande et respectable East India Trading Company, une importante compagnie marchande qui étendait son empire sur le monde entier grâce au commerce florissant des épices et autres richesses exotiques. Il avait du mal à se dire qu'à cette période, il tenait absolument à y obtenir un emploi. Grosse erreur, pensa-t-il.

Ç'avait été son amour pour la mer et le voyage qui l'avaient poussé à déposer sa candidature, et ses talents de navigateur qui lui avaient permis d'être embauché. Il travaillait sous les ordres d'un dénommé Cutler Beckett, fils d'un des plus hauts représentants de la Company et homme avide de pouvoir et de domination. La source de tous ses problèmes.

Après presque un an de bons et loyaux services, la carrière de Jack Sparrow avait brusquement pris fin à la suite d'un déplorable incident concernant une cargaison d'esclaves d'Afrique noire que Jack était censé acheminer vers les Caraïbes. Il avait refusé et libéré les esclaves quelque part sur la côte africaine. Malheureusement, il avait été rattrapé par les hommes de la Company et accueilli à Londres par un Beckett furieux qui avait jugé la situation assez grave pour appliquer les mesures extrêmes.

Beckett avait coulé le navire de commerce dont son jeune employé avait été nommé capitaine plusieurs mois auparavant, et avait marqué Jack au fer rouge d'un "P" le désignant comme pirate - en quoi son acte avec les esclaves relevait de la piraterie, Jack ne l'avait toujours pas exactement compris. Quoi qu'il en soit, il avait été jeté en prison sans autre information sur sa future condamnation.

Mais Beckett l'avait sous-estimé. Jack n'était pas resté les bras croisés et s'était évadé dès le lendemain, grâce à un stratagème dont il était aujourd'hui encore assez fier et qu'il n'hésitait pas à raconter chaque fois que l'occasion s'en présentait.

Une fois en liberté, Jack, animé d'une folle envie de vengeance sur son ancien supérieur, avait préparé puis exécuté son plan de revanche. Il était retourné, à ses risques et périls, dans les locaux de la East India Company et avait rendu à Cutler Beckett la monnaie de sa pièce. Littéralement.

Alors qu'il regardait l'aube se lever progressivement sur la mer calme et silencieuse, Jack sourit en se rappelant de l'expression ahurie de Beckett lorsqu'il était revenu dans son bureau. Cela aussi, il aimait le raconter autour de lui. Il s'amusait à imaginer Beckett, qui aurait eu vent des rumeurs, fou de rage à l'idée que toutes les Caraïbes soient au courant de sa petite mésaventure. Qu'il avait du reste bien méritée.

Après avoir réglé ses comptes à Londres, Jack avait pensé que les choses ne pourraient aller qu'en s'arrangeant et avait décidé de partir le plus loin possible, loin des autorités, loin de la Company et loin de tous ceux qui aimaient voir les pirates dont il faisait à présent officiellement partie se balancer au bout d'une corde.

Malheureusement, ce fut à ce moment-là que les choses empirèrent. En y repensant, Jack n'arrivait toujours pas à croire qu'il avait pu être victime d'une telle poisse. Il se souvenait parfaitement des circonstances : assis tranquillement à une table d'une taverne au bord de la mer, savourant un repas de poisson et une bouteille de rhum, il avait soudain été interrompu par toute une bande d'individus armés jusqu'aux dents qui avaient visiblement pour projet d'assaillir l'auberge où il se trouvait. Bien évidemment, il avait fallu que cela tombe sur lui. Et bien évidemment, c'est lui qui s'était malencontreusement retrouvé sur la trajectoire de deux balles tirées au hasard dans la mêlée.

Il avait bien failli y rester. En fait, il y serait resté s'il n'y avait pas eu Bill Turner, l'un des pirates qui avaient attaqué la taverne et avec qui il s'était par la suite lié d'amitié jusqu'à l'engager dans son équipage du Black Pearl. En dépit de l'indifférence générale de ses compagnons, Bill avait insisté pour que les flibustiers emmènent Jack à bord de leur navire et tentent, contre tout espoir, de le soigner.

Jack ne se souvenait pas exactement de tout ce qui s'était passé à cette période ; il savait seulement que pour une raison qui, d'après le médecin de bord, tenait du miracle, il avait survécu et qu'il avait fait route vers les Caraïbes enfermé dans une cabine et incapable de bouger pendant six interminables semaines.

Une fois que le navire fût arrivé à destination, il y avait eu un nouveau coup de théâtre - comme si sa vie n'avait pas déjà été assez mouvementée comme cela. Jack avait retrouvé son père, qu'il n'avait pas vu depuis dix-huit ans et qui s'était avéré être l'un des grands seigneurs de la flibuste, avec une réputation solide dans la mer des Caraïbes et au-delà.

Edward Teague Sparrow entendait bien faire de son fils un véritable pirate qui lui succèderait efficacement, et lui apprit tout ce qu'il avait besoin de savoir. Les sentiments de Jack à l'égard de Teague avaient toujours été mitigés - il devait admettre que son père forçait le respect, mais en même temps, il avait une manie de distribuer ses bons conseils comme si Jack avait été un ignare âgé de huit ans, qui avait le don de l'exaspérer prodigieusement. En fin de compte, songea-t-il, lesdits conseils avaient tout de même été bien utiles.

Pour venir terminer en beauté la série des évènements mémorables qui avaient pimenté la vie de Jack Sparrow au cours de ces six mois, il y avait eu la rencontre avec Davy Jones. Une troisième aventure dont Jack ne manquait pas d'alimenter ses conversations - bien que ce fût en général inutile, puisque la plupart des gens qu'il fréquentait en avaient déjà entendu parler. Cette rencontre avait valu à Jack une certaine notoriété.

Il avait en effet signé un pacte avec le maître des océans en personne, le légendaire capitaine du Flying Dutchman. Jack avait pu récupérer le navire que Beckett avait coulé - mission qu'il s'était fixée et à laquelle il s'accrochait désespérément - , en échange de quoi il avait promis son âme à Jones. Rien que ça, songea-t-il.

Il n'arrivait toujours pas à vraiment réaliser à quel point le prix à payer était élevé. Peut-être parce que pour le moment, il n'avait pas encore goûté au reversde la médaille. Tout ce que son absurde marché lui avait apporté jusqu'à ce jour, c'étaient des heures de navigation calmes et heureuses à bord du navire qu'il avait renommé Black Pearl. Jones lui avait donné treize ans. Treize ans à profiter de son bateau avant de devoir se livrer au monstrueux équipage d'hommes-poissons du Dutchman.

Treize ans pour trouver une échappatoire à ce destin peu encourageant.

Lorsqu'il avait conclu le pacte, treize ans avaient paru à Jack l'équivalent de l'éternité. Il ne s'était absolument pas soucié des conséquences, bien trop heureux de pouvoir naviguer à nouveau sur le navire qu'il croyait perdu. Mais à présent, déjà deux ans avaient passé et l'échéance, bien que toujours lointaine, se rapprochait dangereusement.

Jack se consolait en se disant que le Pearl méritait bien cela. Le Pearl méritait tous les sacrifices.

Il aimait son bateau plus qu'il n'aimait probablement tout le reste. Le Black Pearl était sa seule possession, la seule chose à laquelle il soit réellement attaché. Le Pearl ne lui ferait jamais défaut. Il l'emmènerait au bout du monde. Il était le symbole de sa liberté, si chèrement acquise.

Et, pour beaucoup, il commençait à devenir un symbole de la menace pirate dans les Caraïbes. Ce qui plaisait beaucoup à son propriétaire.

Depuis deux ans, le capitaine Jack Sparrow sillonnait la mer des Caraïbes dans son vaisseau aux voiles noires, s'adonnant avec enthousiasme aux activités flibustières alors très en vogue dans la région. Son équipage était réduit mais efficace. Ses méthodes, pour le moins inhabituelles.

Jack estimait qu'il était préférable pour tous d'éviter les effusions de sang inutiles lors du pillage d'un navire ennemi. Aux combats en bonne et dûe forme, aux abordages violents, arme au poing, il préférait les diversions, les coups tordus, les tromperies sans scrupules qui lui permettaient d'acquérir le butin convoité sans massacre inutile. Et il devenait très bon à cette technique.

Les premières fois, certes, il avait pratiqué les abordages dans la plus pure tradition que lui avait enseignée le capitaine Teague. Il s'était battu, il avait gagné et il avait laissé le navire adversaire en flammes et sans aucun survivant. Mais il avait vite été écœuré par ces manières. Premièrement parce que, tout pirate qu'il fût, il n'appréciait pas particulièrement la violence gratuite et à outrance. Et deuxièmement parce que, à chacun de ces abordages, il y avait eu des pertes de son propre côté. Des blessés à chaque fois, des morts dans certains cas. Il ne pouvait pas se permettre de perdre des hommes à chaque attaque et de plus, il n'aimait pas voir son équipage se faire décimer sous ses yeux.

Aussi avait-il rapidement changé de tactique. Et il devait bien admettre que ses nouvelles stratégies fonctionnaient à merveille. Il préférait surprendre que tuer, négocier que se battre, et être considéré comme un pirate rusé plutôt que sanguinaire.

Bien entendu, les autres flibustiers avaient tout d'abord été déconcertés par ses manières, voire tout à fait réticents. A commencer par son père.

"On se fiche de tuer les ennemis, Jackie. Tant que tu ramasses leur or, tu te fiches comme d'une guigne de ce qu'ils deviennent. Quant à tes hommes à toi, ils savent tous que les pirates ne font pas de vieux os. Alors battez-vous, nom d'un chien !"

Jack hochait alors la tête en levant les yeux au ciel. Il avait appris à connaître suffisamment Teague pour savoir ce qu'il allait dire avant même qu'il ouvre la bouche.

Les hommes qui avaient entendu parler de lui avaient commencé par en rire, puis avaient été forcer de constater que le jeune Sparrow parvenait à amasser un butin tout à fait respectable et dans de très bonnes conditions. Il utilisait peu de munitions, ne perdait aucun de ses hommes et se forgeait ainsi une réputation parmi les autres pirates.

Jack et son navire avaient donc commencé à être connus dans les différentes îles des Caraïbes. En toute honnêteté, Jack pensait qu'il devait sa réputation d'abord au fait d'être le fils du célèbre Teague Sparrow. Son nom avait naturellement attiré l'attention. Puis il avait réussi à se faire connaître pour ses propres exploits, justement très différents de ceux de son père. Ce qu'il trouvait plutôt réconfortant.

Au bout de deux ans, le nom du Black Pearl et celui de Jack Sparrow étaient connus dans la plupart des tavernes et logis. Les rumeurs les plus folles circulaient à leur propos, et Jack s'amusait énormément à écouter parler les gens dans les auberges où il s'arrêtait.

Certains croyaient que le Black Pearl était un vaisseau surgi des Enfers - ce qui n'était presque pas si faux que cela, pensa Jack. D'autres étaient persuadés que le capitaine était en réalité un monstre mythologique sous forme humaine - Jack n'arrivait pas à s'expliquer d'où était partie cette rumeur absurde, mais il n'allait certainement pas la démentir. Si les gens le pensaient plus puissant et plus dangereux qu'il ne l'était en réalité, tant mieux.

Jack Sparrow venait de fêter ses vingt-eux ans et menait une vie dont il était entièrement satisfait, entre longs trajets en mer sous un soleil éclatant, abordages où brillait l'or des malles protégées par ses adversaires, et escales dans les ports fréquentés exclusivement par des pirates, où il fêtait une récente victoire avec son équipage dans les tavernes mal famées où il se sentait parfaitement chez lui. Il y avait du rhum, de la musique et des filles, et les hommes du Black Pearl ne demandaient rien de plus.

Le soleil était à présent apparu à l'horizon et jetait ses premiers pâles rayons sur la mer. Le vent qui soufflait par la fenêtre ouverte de la cabine était froid, et Jack s'arracha de la contemplation de l'eau pour aller s'habiller. L'hiver avait été particulièrement frais pour les Caraïbes et le temps avait été très mauvais. Le Pearl avait essuyé plusieurs grosses tempêtes et des vents violents. Aujourd'hui, cependant, la journée paraissait s'annoncer plutôt calme.

Jack enfila ses vêtements, posa son tricorne sur sa tête et jeta un coup d'œil à son reflet dans la vitre. Il avait changé ces deux dernières années, c'était indéniable. Il avait du mal à se souvenir de l'apparence qu'il avait bien pu avoir lorsqu'il était sanglé dans un uniforme bleu et blanc de la East India Trading Company.

Il se demanda si Cutler Beckett le reconnaîtrait s'il le voyait maintenant.

Depuis qu'il avait quitté la Company, Jack avait arrêté de se couper et de coiffer régulièrement les cheveux, qui lui allaient à présent jusqu'aux épaules et étaient tellement emmêlés par endroits qu'ils formaient de véritables dreadlocks. Au début, Jack avait refusé des porter les dreadlocks - son père en avait et il ne voulait pas ressembler à son père. Mais il avait vite dû admettre que c'était une coiffure très pratique et qui n'exigeait aucun entretien, et il avait donc laissé ses cheveux vivre leur vie propre. Il les maintenait en arrière avec un vieux bandana qui avait été rouge vif mais qui était si délavé par l'eau et l'air salé qu'il avait pris une teinte gris-rosâtre.

Dans ses cheveux, Jack portait plusieurs petits objets noués parmi les mèches. Des bouts de ficelle, des perles et même un dé. L'idée n'était pas venue de lui mais d'une fille qu'il avait rencontrée pour la première fois lors de son séjour à la baie de Shipwreck Cove, deux ans auparavant. La fille s'appelait Miaro Rassolondraïbé et avait parfois partagé le lit de Jack pendant les deux mois qu'il avait passé sur l'île des épaves.

Il ne la revoyait que très rarement, mais à chaque fois, elle trouvait un nouveau colifichet à lui nouer dans les cheveux. Elle avait commencé avec une simple perle jaune, lorsqu'il était revenu à Shipwreck Cove pour la première fois après avoir récupéré le Black Pearl. Miaro n'était pas dupe et savait parfaitement qu'elle ne devait rien attendre de plus de la part de Jack qu'une très brève visite de temps à autre, mais elle avait décidé qu'elle voulair au moins lui laisser un souvenir. C'était devenu une tradition et elle lui avait déjà accroché dans les cheveux plusieurs objets hétéroclites. Jack s'était habitué à tous ces éléments qui pendouillaient autour de sa tête et s'amusait parfois à en rajouter, lorsqu'il tombait sur un petit objet qui avait pour lui une signification particulière.

Par ailleurs, son apparence était assez caractéristique de celles des flibustiers des Caraïbes. Il portait de bottes en cuir à revers, un pantalon en toile tellement délavé qu'il ne se souvenait même plus de sa couleur d'origine, et une chemise blanc cassée par-dessus laquelle il enfilait un manteau gris-bleu quand les températures se faisaient plus fraîches.

Il ne se déplaçait presque jamais sans son épée, le pistolet qu'il avait volé à un ivrogne à Londres deux ans plus tôt et qu'il avait conservé depuis, et surtout le compas magique que lui avait donné - non, vendu, se corrigea-t-il mentalement - l'étrange Tia Dalma, sorcière vaudou résidant au fin fond d'un bayou oppressant. Le compas pointait sur ce que l'utilisateur désirait le plus au monde, et Jack le gardait en permanence attaché à sa ceinture. Il n'avait parlé à personne des facultés de l'objet, conscient qu'il attiserait aussitôt toutes les convoitises.

Jack complétait son apparence par un vieux tricorne en cuir râpé, que Miaro, encore une fois, lui avait déniché. Il adorait son chapeau et refusait catégoriquement toutes les suggestions aimables de son équipage qui estimait que leur capitaine méritait mieux qu'un vieux couvre-chef usé. Il soulignait souvent son regard d'un épais trait de khôl, car comme il l'avait appris par des marins chevronnés, le khôl permettait de mieux supporter la luminosité du soleil.

Non, décidément, il n'était pas certain que ceux qu'il avait fréquentés du temps où il habitait à Londres le reconnaissent au premier coup d'œil. Et c'était tant mieux. Il était préférable que la East India Trading Company ne mette plus jamais la main sur lui, autrement il risquait fort de voir sa vie de pirate brusquement abrégée par une condamnation à mort sans autre forme de procès.

Il fut interrompu dans ses pensées par trois coups frappés précipitamment à la porte de sa cabine. Il se retourna et se retrouva face à Bill Turner qui n'avait pas attendu sa réponse pour se ruer dans la petite pièce.

Jack fronça les sourcils, surpris par cette soudaine intrusion au petit matin.

"Navire en vue, Jack ! Des feux arrières, à tribord. Hauts sur l'eau et encore allumés."

Jack traversa la cabine pour aller chercher la longue-vue qu'il avait posée sur sa table de travail, et suivit Bill sur le gaillard avant sans ajouter un mot. Le vent soufflait fort et des nuages gris se profilaient déjà à l'horizon. le soleil ne tiendrait certainement pas très longtemps.

"Là." Bill pointa un doigt sur l'horizon et Jack aperçut les feux sans même se servir de sa longue-vue. Le vaisseau n'était pas très loin. Il inspecta le navire pendant un certain temps. "Il me paraît bien haut sur l'eau, celui-là. Ça n'a pas l'air d'être un simple brick."

Bill lui prit la lunette et regarda à son tour. "Un vaisseau de ligne, alors ? La Navy ?"

Jack haussa les épaules. Il ne parvenait pas encore à distinguer le pavillon du navire. "Ou un gros navire commerçant aux cales bien pleines, qui retourne à son port d'attache. Quelle vitesse ?"

"D'après la vigie, il ne doit pas filer à plus de cinq nœuds", répondit prestement un pirate aux cheveux blonds qui était venu se poster aux côtés de Jack. Le garçon était le plus jeune de l'équipage - Jack ne lui donnait pas plus que dix-sept ans - , et depuis qu'il avait embarqué à bord du Pearl, il tenait à tout prix à se montrer utile et efficace, toujours prompt à aider son capitaine.

"Qu'est-ce qu'on fait, Capitaine ?" ajouta-t-il sur un ton empressé. Le jeune garçon avait rejoint l'équipage depuis très peu de temps et n'avait jamais vraiment participé à un abordage. Son impatience et son excitation étaient presque palpables.

Jack réfléchit un moment. Si le vaisseau appartenait bel et bien à la Royal Navy, ils couraient un risque important. Ces gros navires transportaient souvent des compagnies entières de soldats armés, qui constituaient un adversaire redoutable et entraîné.

Mais si c'était bien un navire de commerce, alors ses cales regorgeaient très certainement d'or et de richesses diverses. Et puis, il était le capitaine Jack Sparrow. Il n'allait certainement pas reculer devant l'hypothèse d'un abordage dangereux.

Jack priait seulement pour que le bateau ne porte pas le pavillon de la East India Company, avec laquelle il préférait éviter toute altercation.

"On va le prendre par tribord, pour garder le vent", répondit-il. Il envoya le garçon blond - Harvey, ou peut-être Harold, il ne se souvenait jamais de son nom - vérifier l'arrimage des canons, puis descendit dans la cale pour donner des ordres à ses hommes. Il fit distribuer la poudre et ouvrir les sabords, puis fit monter sur le pont un tonneau de rhum - la tradition voulait que l'équipage se donne du cœur au ventre en buvant avant un abordage.

Il ne fallut pas longtemps au Black Pearl pour se rapprocher du vaisseau adversaire. Lorsque Bill, qui tenait la longue-vue, fut enfin en mesure d'identifier le pavillon flottant au sommet du grand mât, il lança un regard inquiet à son capitaine qui n'avait quitté le gaillard avant que pour aller boire quelques gorgées de rhum avec les autres.

"C'est pas un commerçant, ça, Jack. Pavillon anglais, et je vois briller des casques sur le pont. On a bien affaire à la Navy. Et vu la taille du bateau... On dirait bien qu'on va se battre à dix contre un."

Il passa la longue-vue à Jack qui fut bien forcé d'admettre qu'il avait raison. Le navire était beaucoup plus imposant que ce qu'il avait d'abord cru. Mais ils étaient trop près pour abandonner maintenant.

Jack fit part des nouvelles à son équipage, qui ne se montra pas particulièrement inquiet. Il avait la chance d'avoir recruté des hommes qui lui faisaient suffisamment confiance pour le suivre dans les entreprises les plus risquées. Et celle-ci l'était.

Alors que Jack, Bill et deux autres pirates réfléchissaient au meilleur moyen de prendre le navire par surprise, la vigie les appela d'une voix légèrement paniquée.

"Capitaine !"

Jack leva la tête. "Qu'est-ce qu'il y a ?"

"Ils virent de bord, capitaine ! Ils ont sorti les canons et virent de bord ! Ils vont attaquer !"

Un rapide coup d'œil vers le navire permit à Jack de vérifier les paroles de la vigie. Le vaisseau avait effectué un quart de tour serré et continuait son virage pour faire face au Black Pearl.

"Nom de dieu", fit Bill. Jack hocha la tête. Il n'aimait pas cela du tout. D'assaillants, ils allaient se retrouver assaillis. Ils avaient peu de temps. Et Jack soupçonnait les canons de leurs ennemis d'avoir une portée bien supérieure à celle des leurs.

"Hissez nos couleurs !" cria-t-il en direction des pirates accrochés dans les haubans en haut du grand mât. Puis il alla se servir une rasade de rhum dans le tonneau presque vide et sortit son épée de son fourreau. Son regard s'attarda sur ses hommes, qui se préparaient fébrilement au combat inévitable.

Le Pearl comportait déjà un effectif très réduit, et même si leur nombre augmentait de façon constante maintenant que Jack Sparrow avait acquis une certaine notoriété dans les Caraïbes, l'équipage était constitué d'à peine une trentaine d'hommes, ce qui, pour un trois-mâts de l'envergure du Pearl, était anormalement peu. Jusqu'à présent, tout avait fonctionné à merveille et Jack n'avait pas ressenti le besoin pressant d'engager de nouveaux marins, mais à cet instant il regrettait de ne pas avoir recruté davantage.

Quelques minutes plus tard, il entendit le cri d'alarme de la vigie et la seconde d'après, le bruit assourdissant du premier coup de canon.

••••••••••

Chapitre 2. Tortuga

Réunis à l'arrière du Black Pearl, les pirates fixaient la carcasse éventrée du HMS Archibald [HMS = His Majesty's Ship, terme qui désigne les vaisseaux de la Royal Navy, NdA] qui rapetissait progressivement à mesure que leur propre navire reprenait de la vitesse. Jack Sparrow regardait, au loin, le pavillon anglais s'enfoncer lentement dans les eaux bleues parsemées de débris de bois et de cadavres humains.

Ils avaient gagné. L'équipage du Pearl avait, une fois de plus, vaincu ses ennemis et s'était emparé de leur butin. Jack essaya de se consoler en se disant que ledit butin, cette fois, était considérable. Ils avaient amené à bord du Black Pearl un coffre entier rempli de doublons. Une vraie fortune.

Pour le moment, pourtant, la victoire avait un goût amer. Jack préféra ne pas jeter un regard en arrière pour compter combien de ses hommes étaient encore debout. Il savait qu'il y en avait peu.

Le combat avait été violent et sans pitié. Ils n'avaient pas eu le choix.

Les soldats anglais de l'Archibald étaient trois fois plus nombreux que les pirates du Pearl, bien armés et entraînés pour le combat au corps à corps. Ils avaient rapidement contourné le navire aux voiles noires pour monter à son bord et la bataille avait eu lieu sur le pont. Le point positif était que le Pearl avait subi très peu de dégâts matériels, puisque seuls quelques coups de canon avaient été tirés, et de très loin encore. La coque avait à peine été touchée et ne nécessiterait que des réparations très rapides.

On ne pouvait pas en dire autant de son équipage. Les pirates avaient mené un rude combat qui avait fini par les mener à la victoire, mais Jack avait perdu un nombre considérable d'hommes. Une fois que les Anglais eurent été repoussés et que les pirates, après s'être saisis du butin, aient mis le feu à l'Archibald pour empêcher toute tentative de poursuite, la scène que l'on pouvait contempler sur le pont du Black Pearl était cauchemardesque.

Le bois sombre était couvert de sang - celui de l'équipage et celui de l'ennemi. Les morts jonchaient le sol et plus de la moitié des survivants était blessée, plus ou moins gravement. Les pirates indemnes avaient jeté les cadavres des soldats à la mer avant de s'occuper de leurs propres victimes.

Jack se décida à arracher son regard à la vision sinistre du navire en flammes qui s'enfonçait lentement dans la mer - il ne pouvait s'empêcher de penser à son Wicked Wench, qui avait subi le même sort - pour aller voir ce qu'il advenait des survivants. Il descendit sur le pont puis dans la cale, où le médecin avait établi ses quartiers.

"Médecin" était un grand mot, songea Jack. L'homme qu'ils avaient récemment recruté n'était même pas diplômé et passait plus de temps à s'occuper de la cuisine que du reste.

Lorsque le Black Pearl, flambant neuf, avait commencé ses activités de flibuste deux ans plus tôt, Jack avait trouvé un excellent chirurgien qui avait servi à bord pendant plus d'un an. Malheureusement, lors d'une escale à terre suivie d'un départ quelque peu précipité, le Pearl avait dû prendre la mer en abandonnant son médecin au port. Depuis, ils avaient retrouvé un homme qui avait accepté de remplir cette fonction, mais Jack ne l'avait jamais vu s'occuper de blessés vraiment sérieux, et préférait ne pas lui demander s'il en avait l'habitude. Il soupçonnait le vieil homme d'être presque aussi inexpérimenté que lui-même.

A peine fut-il descendu dans la cale qu'il fut assailli par la chaleur moite et l'odeur âcre du sang qui emplissait l'air. Il essaya de ne pas faire attention aux hurlements qui résonnaient à ses oreilles de temps à autre, et ravala son envie de vomir.

"Jack !"

Il se retourna vivement et se retrouva face à Bill Turner qui se précipita vers lui en boitant légèrement. Jack aperçut un bandage serré noué autour de sa cuisse, mais Bill ne semblait pas y prêter la moindre attention.

"Jack, tu n'as rien ?"

Jack secoua la tête. "Non, tout va bien. Va te rasseoir. Ça va ?"

Bill hocha ta tête et désigna la cale d'un mouvement du menton. "Bien sûr que ça va. Par rapport à tous ceux-là, je ne vais pas me plaindre." Il fit une pause et regarda son capitaine d'un air sombre. "Jack, le gamin blond..." Il poussa un profond soupir et détourna le regard. "Il vient de mourir. Personne n'a rien pu faire."

Jack sentit son coeur s'arrêter. Le garçon avait dix-sept ans tout au plus et avait passé à peine deux mois à bord du Pearl. Ho non.

"Je suis désolé", dit Bill. Jack resta immobile et regarda autour de lui. Il ne voyait que du sang, des blessés qui gémissaient, le médecin débordé qui courait de l'un à l'autre. Il détourna la tête, écœuré.

"Jack, c'est ça aussi la piraterie". Bill s'assit sur une malle de bois qui occupait un recoin de la cale. "A bord du Juggernaut, c'était devenu habituel, tu sais."

"Justement. Je n'ai pas envie de m'habituer à voir ce genre de choses."

"Je sais."

Jack réfléchit un instant puis secoua la tête. "On va naviguer jusqu'à Tortuga", annonça-t-il d'un ton neutre. "Il nous reste à peine une dizaine d'hommes indemnes, il faut recruter au plus vite et faire les quelques réparations nécessaires sur le Pearl."

Il remonta à l'air libre et prit la barre. Le soleil qui avait percé en début de matinée avait été englouti par de gros nuages gris et un crachin froid commençait à tomber. Il détacha son compas de sa ceinture et fit prendre au Black Pearl le cap sur l'île de Tortuga.

Tortuga était l'un des rares lieux où pirates, criminels et autres hors-la-loi pouvaient circuler en toute liberté. Les autorités ne se risquaient que très rarement à mettre les pieds sur l'île. L'île était située au large d'Hispaniola et devait son nom à sa forme, qui rappelait une carapace de tortue. Jack avait pris l'habitude, comme beaucoup de ses confrères, d'y faire escale afin de permettre à son équipage de passer du bon temps dans les tavernes, et de dépenser leur butin pour du rhum et des filles. Par ailleurs, le Black Pearl y était en sécurité et Jack en profitait pour se ravitailler en vivres, eau douce et munitions.

C'était à Tortuga qu'il avait aussi recruté la majorité des hommes qui constituaient son équipage - et dont beaucoup venaient de périr lors de cet abordage inégal, pensa-t-il amèrement. L'île grouillait toujours de pirates orphelins d'un navire à la suite d'une attaque ou d'un naufrage, de corsaires qui avaient décidé de tenter leur chance indépendamment, ou de bandits qui estimaient que la piraterie les rendraient riches et célèbres.

De plus, maintenant que Jack et son navire aux voiles noires commençaient à jouir d'un certain degré de notoriété dans le monde de la flibuste, il se doutait que le recrutement n'en serait que plus aisé. Au début, les pirates avaient levé un sourcil interrogateur en le voyant débarquer - un capitaine de vingt ans, ça n'inspirait pas le repect et la confiance. Mais en deux ans, les choses avaient changé et Jack avait réussi à se faire connaître et reconnaître.

...

Le jour commençait déjà à décliner lorsque le Black Pearl jeta l'ancre dans le petit port de Tortuga, après avoir longé les côtes cubaines dans l'après-midi. Il pleuvait toujours, mais le mauvais temps n'empêchait pas les habitants de l'île de s'activer comme à leur habitude sur les docks et dans les ruelles environnantes. L'endroit grouillait d'activité de jour comme de nuit.

Les membres de l'équipage du Pearl qui étaient en état de passer la soirée à terre se dispersèrent rapidement dans les rues étroites et mal éclairées, s'enfonçant dans la foule hétéroclite, s'arrêtant à la première taverne ou devant la première fille de joie qui proposait ses services. Jack, accompagné de Bill et de quelques autres marins, prit le chemin de la taverne qu'ils avaient pris l'habitude de fréquenter, le Buccaneer's Inn, dont le nom annonçait la couleur.

Comme à chaque fois qu'il parcourait l'île, Jack savoura l'ambiance particulière qui y régnait et qu'il avait fini par apprécier, malgré certaines réticences les premières fois qu'il y était venu. Tortuga ne ressemblait à rien de ce qu'il connaissait. Comparé aux terres qu'il était en train de fouler, le quartier mal famé de Whitechapel à Londres, où il avait passé la plus grande partie de son existence, paraissait un modèle de propreté et de noblesse.

Les rues de Tortuga étaient peuplées par une faune des plus diversifiées. Les prostituées y attendaient le client par petits groupes, dans leurs robes de riche confection mais usées jusqu'à la trame ; des ivrognes titubaient, une bouteille à la main, ou dormaient dans les recoins sombres ; des brigands en tous genre y menaient leurs conversations à voix basses, échangeaient quelque maigre butin ou parfois se bagarraient au milieu d'un cercle de spectateurs surexcités.

Il y régnait perpétuellement une puanteur âcre, mélange de rhum, d'excréments et de relents de nourriture plus ou moins fraîche. Les sons s'y accumulaient jusqu'à la cacophonie, entre cris et bavardages tonitruants, notes de musique émises par divers instruments mal accordés, aboiements de chiens malingres et affamés traînant la patte et pleurs d'enfants laissés à l'abandon par une mère occupée à satisfaire les besoins de la gent masculine.

Un homme civilisé de l'espèce de Cutler Beckett ne supporterait pas une seconde l'atmosphère de l'île. Mais Jack Sparrow avait décidé qu'il n'appartenait pas à la catégorie des hommes civilisés et avait tout fait pour se sentir à Tortuga comme un poisson dans l'eau.

Le petit groupe de pirates arriva à Buccaneer's Inn après une dizaine de minutes de marche. Comme toujours aux Caraïbes, la nuit était tombée à une vitesse déconcertante, et les habitants des petites maisons bancales qui bordaient les ruelles étroites allumaient au fur et à mesure une multitude de feux, de torches et de bougies qui envoyaient leur reflet vacillant sur les murs sales et les visages luisants.

Jack fut accueilli chaleureusement par Jim, le tenancier d' l'auberge, un homme d'âge mûr, bien en chair, au gros nez rouge et au crâne dégarni. L'endroit était évidemment bondé, et les hommes du Pearl durent jouer des coudes pour se frayer un chemin vers une table encore libre. Bill se baissa juste à temps pour éviter de recevoir en pleine figure une chope en terre qu'un marin ivre venait de jeter à travers la pièce. Le récipient alla se fracasser contre une poutre en bois qui soutenait le plafond bas.

Jack leva les deux mains pour se faire repérer et cria au tavernier de leur servir à boire, puis alla s'installer avec son équipage à la petite table ronde dans un recoin de la salle. De grosses bougies étaient posées à même le bois et la cire les avait définitivement soudées à la table. Une bonne dizaine de chopes vides trônaient encore devant eux, et une flaque de rhum inondait d'une des chaises, la rendant inutilisable.

Une fois assis, il regarda autour de lui. Beaucoup des clients présents avaient l'air d'être des marins, à en juger par leur habillement. C'était exactement ce qu'il lui fallait. Jack espérait renforcer ses effectifs d'une bonne dizaine d'hommes, s'il parvenait à trouver dix flibustiers dignes de confiance et disposés à le suivre.

Il fut interrompu dans son examen des lieux par la voix de Bill Turner.

"Jack ?"

Il tourna la tête vers Bill, qui se pencha en avant en travers le la table pour se faire entendre par son capitaine, couvrant le brouhaha assourdissant qui régnait à Buccaneer's Inn.

"Puisqu'on en est à recruter, Jack, il serait peut-être bon que tu te trouves un second."

Jack eut une seconde d'incompréhension avant de se souvenir de la décision qu'avait prise Bill au moment où il avait quitté l'équipage du Juggernaut pour embarquer sur le Pearl. Jack lui avait alors proposé, tout naturellement, d'être son second - même si le Pearl comportait alors très peu d'hommes et que la hiérarchie à bord était très approximative, voire inexistante. Bill, cependant, avait décliné la proposition d'un air embarrassé.

Je te remercie beaucoup de m'accorder ta confiance et une place à bord du Pearl, Jack. Mais le poste de second implique beaucoup de responsabilités, et je ne me sens pas capable d'endosser ce rôle.

Bill avait accepté le grade provisoirement, à titre symbolique, en attendant qu'ils trouvent un homme mieux placé pour remplir cette fonction. Puis le Pearl avait commencé ses activités de flibuste et ni Jack ni personne d'autre n'avait ressenti le besoin d'engager un véritable second - l'équipage était aussi efficace qu'il était désorganisé.

L'abordage de la matinée, toutefois, et la perte subite de plusieurs hommes ramenait Jack à des préoccupations de cet ordre.

Il hocha la tête. "T'as raison, Bill. Mais je ne vais certainement pas offrir ce poste à un parfait inconnu."

Bill acquiesça. "Bien sûr que non."

"On va recruter des hommes qui seraient en mesure de convenir, et je nommerai second celui qui me paraîtra le plus approprié après quelques semaines." Jack étudia une nouvelle fois du regard les hommes qui peuplaient la taverne et se demanda lesquels d'entre eux seraient susceptibles d'embarquer avec eux le lendemain matin.

Un quart d'heure plus tard, alors qu'il terminait sa première chope de rhum, Jack aperçut un homme fendre la foule d'un air décidé pour se diriger droit vers la table à laquelle il était assis. Par réflexe, Jack porta la main au pistolet coincé dans sa ceinture, mais l'homme lui adressa un salut amical en venant se planter devant lui.

"C'est vous qui cherchez des marins ?"

Jack fronça les sourcils. Il n'avait même pas encore eu le temps de faire une annonce à l'attention des clients de la taverne.

"C'est le gros Jim qui m'a mis au courant", répondit l'inconnu comme s'il lisait dans ses pensées. "Il paraît que vous recrutez des hommes."

"C'est exact." Jack observa l'homme qui se tenait debout, adossé à une poutre verticale qui soutenait le plafond jauni de l'auberge. Il était grand et mince, et paraissait avoir entre quarante et cinquante ans. Ses cheveux châtains, grisonnants par endroits, lui tombaient sur les épaules et une barbe hirsute ornait son menton. Il portait un chapeau noir aux larges bords mous au sommet duquel étaient fixées deux plumes abîmées, un manteau gris par-dessus une chemise blanche, et des bottes en cuir noir. A son côté pendait une épée, et à sa ceinture un long pistolet richement serti de métal.

Son habillement usé mais élaboré laissait deviner que l'homme n'était pas un simple brigand venu se saouler à la taverne. Il avait l'air d'un flibustier, ou du moins d'un marin. Jack se leva et lui rendit son salut. Son interlocuteur faisait dix bons centimètres de plus que lui et le fixait de ses yeux gris acier, un léger sourire aux lèvres.

"Capitaine Jack Sparrow."

L'inconnu inclina légèrement la tête. "Capitaine Hector Barbossa. Enfin..." Il haussa les épaules et le sourire s'effaça de son visage. "Malheureusement, je crains que le terme capitaine ne soit à présent de trop."

Jack lui lança un regard interrogateur et l'invita d'un geste du menton à s'asseoir à la table. "Expliquez-vous, capitaine." Il alla reprendre sa place alors qu'Hector Barbossa se laissait tomber sur l'une des deux chaises vacantes.

"Il y a trois jours, figurez-vous, je sillonnais tranquillement les mers du globe à bord de mon vaisseau", dit-il sans préambule. Il secoua la tête, chassant visiblement quelque mauvais souvenir. "Mais c'était sans compter sur ces maudits Espagnols."

"Les Espagnols ?"

Barbossa émit un son dédaigneux. "Vous savez comment ils sont. Ils essayent de posséder chaque parcelle des Caraïbes à eux tout seuls. Et naturellement, ils tentent d'éradiquer la menace pirate avec presque autant d'acharnement que la East India Company."

Jack hocha la tête. Il avait bien sûr entendu parler des corsaires qui, envoyés par leur pays, avaient pour mission d'éliminer tout navire qui n'appartenait pas à la flotte espagnole. Pour sa part, il n'avait que rarement eu affaire à eux, leur principal ennemi étant la Royal Navy anglaise et la Company. Mais il savait que les Espagnols étendaient lentement mais sûrement leur territoire et que les îles caraïbes tombaient régulièrement sous leur domination, arrachées aux mains des Français ou des Anglais qui leur livraient une guerre perpétuelle.

"Toujours est-il qu'il a fallu qu'ils nous tombent dessus. Mon navire a été arraisonné alors que nous faisions escale à Santiago de Cuba pour nous réapprovisionner... Si je suis en vie, c'est uniquement parce que j'étais à terre à ce moment-là, et que j'ai pu échapper à leurs hommes. Quelques membres de mon équipage ont survécu avec moi. Nous n'avons pas revu les autres, mais je ne parierais qu'ils ont été exécutés sans jugement." Hector Barbossa pianotait nerveusement sur la table de bois du bout des doigts, contenant une rage froide presque palpable.

"Désolé", fit Bill, par compassion. Barbossa haussa les épaules, essayant de prendre un air désinvolte. "Chacun sait que notre profession, si l'on peut l'appeler ainsi, comporte ce genre de risques", répondit-il avec philosophie. "Le résultat reste toutefois le même : me voilà isolé à terre, avec une poignée de survivants, à chercher un nouveau navire sur lequel je puisse embarquer. C'est pourquoi..." - il se tourna vers Jack - "...que l'annonce du gros Jim m'a aussitôt conduit à vous, capitaine Sparrow. Je n'espérais pas qu'une occasion se présenterait aussi vite."

Il fit une pause, puis ajouta : "Puis-je savoir ce qui vous amène à chercher un équipage dans un lieu aussi sordide que celui-ci ?"

Jack hésita quelques secondes, se demandant s'il pouvait se confier en toute sécurité à cet homme. Il avait appris à se méfier de tout et de tout le monde, mais le capitaine Barbossa lui paraissait être un homme sensé et de bonne foi. Il expliqua donc, en quelques phrases, ce qui était arrivé au Black Pearl et à ses hommes lors du combat contre le HMS Archibald.

Lorsqu'il eut terminé son récit, Barbossa lui adressa un sourire. "Si je comprends bien, nous sommes tous deux dans une situation où nous pourrions avoir besoin l'un de l'autre."

Jack acquiesça. "En ce qui nous concerne, nous pourrions en effet avoir besoin de vous." Il hésita avant de poursuivre. Il avait prévu de poser à chaque homme qu'il recruterait des questions sur ses connaissances, ses capacités et son expérience en matière de navigation et de piraterie, mais il eut soudain l'impression qu'avec Hector Barbossa, cet interrogatoire serait inutile. L'homme au grand chapeau noir avait tout l'air d'un marin chevronné, qui menait son activité de flibustier depuis bien plus longtemps que lui-même.

Pour la deuxième fois de la soirée, Barbossa parut avoir lu dans ses pensées. "Ne vous en faites pas, capitaine Sparrow. J'ai été capitaine de navire pendant vingt-trois ans, et marin depuis mon adolescence. Sans vouloir paraître présomptueux, vous trouverez difficilement dans ce boui-boui une personne plus qualifiée que moi. Et puis..." - il adressa à Jack un curieux sourire en biais - "...ce serait un honneur de servir sous les ordres du fils du célèbre capitaine Teague Sparrow."

Jack leva intérieurement les yeux au ciel. Encore un qui l'avait identifié par son lien avec Teague, songea-t-il. Il attendait avec impatience le jour où son nom cesserait d'être systématiquement associé à celui de son père.

Il accepta cependant la flatterie avec un grand sourire, puis s'adressa à Barbossa. "Vous disiez que vous étiez accompagné de plusieurs hommes ?"

Barbossa hocha la tête. "Puisque vous abordez le sujet, capitaine, puis-je me permettre de vous les présenter ? Ils m'ont toujours fidèlement servi, je les connais depuis longtemps. Je suis prêt à répondre entièrement d'eux s'ils devaient vous rejoindre à bord de votre navire."

Jack allait justement demander s'il pouvait rencontrer les autres survivants de l'attaque espagnole. S'il devait recruter plusieurs hommes, il aimait autant que ce soient des marins sur lesquels on puisse le renseigner au préalable. Il estimait qu'il pouvait faire confiance à Hector Barbossa, et par conséquent à ses subordonnés.

Barbossa fit signe à Jack de l'attendre et se leva, se frayant un chemin à travers la foule toujours aussi compacte et de plus en plus éméchée à mesure que la soirée avançait. Une fois qu'il fût parti, Jack se tourna vers ses compagnons.

"Qu'est-ce que vous en dites ?"

Bill Turner inclina la tête en signe d'approbation. "Il a l'air de s'y connaître, ça, c'est certain. Je suis assez d'accord avec lui quand il dit qu'on trouvera difficilement mieux ici."

Le pirate assis à côté de Bill, un jeune homme brun d'origine hollandaise qui s'appelait Van Ruijter, acquiesça. "Et s'ils nous créent le moindre problème, on les débarque à la prochaine escale. C'est aussi simple que ça."

Barbossa revint quelques minutes plus tard, suivi par quelques pirates d'apparence hétéroclite. Ils s'alignèrent derrière leur ancien capitaine et attendirent en silence que celui-ci fasse les présentations. Un ou deux adressèrent un sourire ou un salut de la main à Jack.

Hector Barbossa désigna son équipe d'un geste théâtral. "Voici ce qui reste de mon équipage, capitaine Sparrow. Celui-ci" - il posa une main sur l'épaule du marin le plus proche de lui - "s'appelle Twigg." L'intéressé salua d'un bref hochement de tête. Il portait sur la tête un bonnet de laine jauni et sale, et ses joues étaient mangés par une barbe brune et désordonnée.

"Lui, c'est Koehler", poursuivit Barbossa en s'approchant cette fois d'un Noir aux longues dreadlocks et à l'air renfrogné. Il se força à étirer son visage en un sourire et Jack songea que leur capitaine avait dû les pousser à se montrer aimables. "Bougon, mais un excellent marin."

Le suivant était un grand homme d'allure joviale, qui portait un anneau scintillant à l'oreille gauche. "Grapple", fit simplement Barbossa. Le dénommé Grapple porta deux doigts à sa tempe et salua la tablée.

Vint ensuite le tour de deux individus à l'air passablement égaré. L'un d'eux, un grand dadais maigre aux cheveux blonds, regardait fixement Jack avec un sourire bête aux lèvres et des yeux étranges - l'un était bleu et brillant, l'autre avait été remplacé par un oeil de bois terne qui lui donnait l'air de loucher en permanence. Il fut présenté sous le nom de Ragetti et s'inclina légèrement, cherchant de la main droite un chapeau imaginaire qu'il aurait pu tirer en guise de révérence.

Son compatriote était aussi petit et gros que lui était longiligne. Il avait un crâne dégarni et avait l'air de s'efforcer à avoir l'air féroce - ce n'était pas très réussi, constata Jack avec un sourire. Lorsque son nom - Pintel - fut annoncé, le pirate bomba le torse avec fierté en souriant de toutes ses dents.

Hector Barbossa désigna ensuite un homme immense, à la peau noire et au visage et aux bras parsemés de tatouages et de piercings, dont l'attitude contrastait radicalement avec celle des deux énergumènes. Jack le repéra immédiatement comme le genre d'homme qu'il ne fallait pas contrarier. "Son nom est Peters, mais on l'appelle Bo'sun", annonça Barbossa. L'intéressé ne desserra pas les dents et ignora superbement le sourire aimable que lui adressa Jack. "Il ne cause pas, mais c'était un excellent quartier-maître."

Le dernier marin arborait une longue barbe tressée et emmêlée, et portait sur la tête un étrange couvre-chef rouge et blanc dont la forme rappelait celle des chapeaux des hommes d'Église - et qui paraissait tout à fait hors de propos sur le crâne de ce pirate au visage crasseux et au nez percé d'un anneau d'or. Barbossa le présenta sous le nom de Jacoby, et il agita la main en signe de bonjour.

Jack avala la dernière gorgée de sa chope de rhum, puis se leva et marcha lentement devant les sept flibustiers debout devant lui, les examinant un par un et essayant de déterminer s'il faisait le bon choix en les acceptant à son bord. Certains lui donnaient une meilleure impression que d'autres - le demi-géant noir l'effrayait à moitié et les dénommés Pintel et Ragetti avaient plus l'air de deux gentils idiots que de pirates compétents, mais il décida que si Barbossa les avait gardés dans son équipage durant plusieurs années, alors chacun d'entre eux pouvait lui être utile.

De plus, il avait besoin d'hommes et ne pouvait pas se permettre d'être trop exigeant. Ces pirates valaient en tous les cas mieux que les ivrognes croisés dans les ruelles de Tortuga, et comme l'avait fait remarquer Van Ruijter, il pouvait toujours les laisser débarquer en cas d'ennui.

Après avoir retourné une dernière fois la question dans sa tête, Jack tendit la main droite en direction du déchu capitaine Hector Barbossa. "Si vous le désirez, vous êtes la bienvenue à bord du Black Pearl", dit-il. Barbossa la serra et le remercia d'un bref signe de tête.

Un murmure d'approbation excitée parcourut la petite assemblée. Jack n'avait aucun mal à comprendre à quel point les hommes avaient dû être frustrés d'être coincés sur un bout de terre après des années passées au grand large.

Une fois l'accord conclu, Barbossa envoya Twigg chercher du rhum pour tout le monde, et les nouveaux membres d'équipage se serrèrent autour de la petite table pour faire plus amplement connaissance.

Et Jack Sparrow leva sa chope à leur nouvelle collaboration sans se douter le moins du monde qu'il venait de sceller son destin pour les dix années à venir.

••••••••••

Chapitre 3. Trésor et tensions

Bureaux de la East India Trading Company, Londres, Angleterre
Mars 1710

Il faisait encore presque nuit noire lorsque Cutler Beckett, ce matin-là, s'installa à son bureau, au siège londonien de la East India Trading Company. Le feu de cheminée qui y brûlait la veille s'était éteint et la pièce était plongée dans l'obscurité. La faible lueur des réverbères de la rue projetait des ombres étirées sur les murs et le mobilier. Par la fenêtre, on apercevait le ciel qui virait lentement du noir au gris, et les toits des maisons environnantes couverts d'une épaisse couche de neige. Des flocons tourbillonnaient dans les ténèbres dans un silence ouaté.

Beckett retira son manteau et alluma les lampes à huile et les bougies aux quatre coins du bureau, puis débarrassa lui-même la cheminée des cendres de la veille pour y faire un nouveau feu de bois. Il n'avait pas prévenu ses subordonnés qu'il arriverait aussi tôt, et ses quartiers n'avaient pas été préparés.

Malgré le froid glacial, le temps maussade et la neige qui recouvrait Londres en permanence depuis bientôt un mois, Cutler Beckett se sentait d'excellente humeur. Deux jours auparavant, il avait établi un bilan général des affaires commerciales de la Company et les résultats obtenus dépassaient de loin ses attentes. Depuis, il vivait avec un sentiment de satisfaction intense.

La East India Trading Company étendait son emprise sur le monde à une vitesse supérieure à ce que son dirigeant, Lord William Beckett, avait jamais pu imaginer. Le commerce international fleurissait dans une perpétuelle expansion, les sommes rapportées devenaient colossales et le pouvoir politique, militaire et financier de l'organisation s'affirmait jusque dans les colonies les plus reculées.

Du continent américain, les vaisseaux de la Company ramenaient sucre, tabac, coton, épices, opium et rhum, vendus en Angleterre à des prix considérablement élevés. L'Angleterre exportait vers l'Afrique des cargaisons d'armes, de munitions, de tissus et de verroterie sans valeur qu'ils échangeaient contre des esclaves noirs ; ceux-ci étaient ensuite acheminés vers les colonies d'Amérique centrale afin de travailler dans les exploitations agricoles des îles caraïbes. Tout cela s'enchaînait parfaitement, dans une mécanique fluide au profit immense.

Et Cutler Beckett, à sa plus grande fierté, y tenait un rôle important - il aimait à le considérer comme central et indispensable. Depuis qu'il travaillait sous les ordres de son père, il avait obtenu des promotions régulières et avait gravi les échelons plus rapidement qu'il ne l'aurait espéré. Ses responsabilités, d'abord réduites, étaient devenues de plus en plus grandes ; d'une simple fonction d'employé de bureau, il était à présent arrivé au grade respectable d'amiral.

Il avait sous ses ordres toute une flottille de navires de commerce, dont il supervisait les déplacements et les transactions. Onze trois-mâts presque neufs et les centaines de membres d'équipage qui les naviguaient, sous son unique commandement.

S'il s'était rendu dans son bureau à l'aube ce matin-là, c'était justement pour s'occuper d'une partie de la flotte, qui était revenue des Caraïbes la veille au soir et dont un des responsables, un certain commodore Fannings, devait lui faire un rapport détaillé sur la traversée et les affaires menées.

Beckett prépara parchemin, plume et encre destinés à prendre ses notes, puis se leva pour préparer du thé. La nuit commençait lentement à laisser place à une matinée grise et froide, sans le moindre rayon de soleil. Une fois l'eau chauffée, il s'installa à nouveau dans son fauteuil derrière le bureau et but à petites gorgées.

Quelques minutes plus tard, deux coups furent frappés à la porte. Beckett leva les yeux et vit entrer un de ses gardes, qui annonça avec une légère révérence l'arrivée du commodore.

"Faites entrer."

La double porte blanche s'ouvrit sur un homme d'une cinquantaine d'années, grand et costaud, revêtu d'un uniforme bleu et blanc aux galons dorés. Un tricorne noir et une perruque blanche, impeccablement ajustés, ornaient sa tête et il portait une pile significative de dossiers en cuir.

L'homme salua avec tout le respect qu'exigeait la présence de son supérieur hiérarchique et se dirigea vers le bureau. Beckett lui fit signe de s'asseoir.

"Commodore Fannings, heureux de vous revoir."

"Pareillement, Sir." Fannings prit place et accrocha son chapeau au dossier de son fauteuil, puis attendit que Beckett prenne la parole. Ce dernier lui proposa d'abord un verre de sherry, que le commodore accepta en dépit de l'heure matinale.

"Comment s'est déroulé votre voyage ?"

"Sans encombre, je vous remercie. Nous avons été retardés par une forte tempête au large des îles Canaries, mais nous n'avons subi aucun dégât."

"Et les affaires ?"

Fannings posa sur la table la pile de dossiers et de parchemins qu'il avait apportée, et entreprit de faire à Beckett, de manière claire et concise, le rapport des transactions qu'il avait menées avec la Jamaïque. Beckett prit des notes et se félicita intérieurement d'avoir engagé, quatre ans auparavant, le commodore John Fannings. Un excellent marin doublé d'un militaire plus qu'efficace, et qui s'y entendait fort bien en matière de commerce, voilà le genre d'homme dont la East India Company avait besoin.

Les deux hommes parlèrent affaires en dégustant leur sherry pendant près d'une heure. Beckett désirait être mis au courant de tout ce que Fannings pouvait lui apprendre sur l'état des affaires aux Caraïbes, et son subordonné, visiblement flatté par la confiance qu'il lui témoignait, ne manquait pas de lui raconter tout ce qu'il savait.

Au terme de cet exposé, Cutler Beckett se sentait plus satisfait que jamais. Le commodore lui rapportait encore une fois des preuves concrètes de la suprématie évidente de la Company sur le commerce mondial. Il se cala confortablement dans son fauteuil, un sourire aux lèvres.

Sa bonne humeur, cependant, allait incessamment être mise à rude épreuve.

Alors que Beckett triait ses papiers, profitant d'un instant de silence, John Fannings se racla discrètement la gorge, apparemment soudain mal à l'aise. Beckett leva les yeux vers lui. Il avait l'habitude de ce genre de comportement parmi ses hommes ; il était conscient qu'il inspirait à beaucoup un respect mêlé de crainte, et ce genre d'attitude signifiait clairement une envie de prendre la parole sans toutefois oser rompre le silence.

Et dans bien des cas, ladite prise de parole était suivie d'une nouvelle déplaisante.

"Oui ?"

Fannings humecta ses lèvres du bout de la langue et parut hésiter. Beckett eut un geste impatient de la main. "Je vous en prie, Commodore, si vous avez quelque chose à me dire, ne faites pas de manières. De quoi s'agit-il ?"

Son interlocuteur s'éclaircit une nouvelle vois la gorge. "Sir... Je ne sais pas si je devrais vous dire ceci, mais j'ai pensé que cela pourrait vous intéresser..."

Beckett se resservit un verre et but une gorgée, en se demandant quel genre de nouvelle pouvait bien justifier la gêne subite d'un homme avec qui il était en train de parler librement depuis une heure.

"Voilà... Il semblerait que nous ayons retrouvé la trace d'un certain Jack Sparrow."

Beckett faillit s'étrangler avec sa gorgée de sherry.

En homme qui a appris à maîtriser ses émotions, il se composa cependant un visage de marbre, et ce fut d'une voix calme et glaciale qu'il demanda : "Pardon ?"

Fannings semblait regretter d'avoir ouvert la bouche, mais le regard que lui lança son supérieur l'incita à poursuivre.

"Ce ne sont que des rumeurs, Sir. Mais son nom est parvenu jusqu'aux oreilles de certains de nos hommes, et je me suis dit que vous aimeriez peut-être le savoir."

Beckett ne se souvenait pas de jamais avoir mis Fannings au courant de ce qui s'était passé entre Sparrow et lui, mais le commodore paraissait savoir parfaitement de quoi il retournait. Malgré les tentatives pour étouffer l'affaire, les rumeurs avaient fait leur chemin. Beckett chassa le sentiment d'humiliation cuisante que provoquait l'évocation de ces souvenirs.

"Continuez, Fannings", dit-il sèchement.

"Il n'y a pas grand-chose à dire. Apparemment, Jack Sparrow serait aux Caraïbes et... et s'y adonnerait à la piraterie." Beckett se mordit la lèvre. Évidemment.

"Nous... Nous avons également été surpris d'apprendre que Jack ne serait pas le seul à porter le nom de Sparrow."

"Au nom du ciel, Fannings, cessez de parler en énigmes", coupa Beckett d'un ton plus agressif qu'il ne l'aurait voulu. "Qu'insinuez-vous exactement ?"

"Il aurait pour père un flibustier relativement renommé dans la mer des Caraïbes. Un dénommé Teague Sparrow, d'après ce que nous avons pu comprendre."

Un père. Première nouvelle. Cutler Beckett se souvenait parfaitement de ce que lui avait raconté Sparrow lors de son premier entretien avec lui, au moment où il lui avait offert ce poste à la Company. Le gamin lui avait affirmé que son père était un soldat de la Royal Navy décédé des années plus tôt. Ainsi, Sparrow lui avait menti depuis le premier jour. Beckett se força à maîtriser sa rage et à ne pas se départir de son expression neutre et de sa voix posée.

"Sparrow devenant flibustier sur les traces de son père ? Est-ce cela que vous êtes en train de me dire ?"

Le commodore Fannings haussa les épaules. "Nous n'avons pas obtenu davantage de renseignements, Sir. Les rumeurs sont diffuses et contradictoires, vous savez ce que c'est. Et nous n'avons pas consacré trop de temps à mener l'enquête sur ce problème avant de savoir ce que vous en pensiez."

Beckett ne savait pas quoi penser. Depuis deux ans, il n'avait pas eu la moindre nouvelle de Jack Sparrow. Aucun signe n'indiquant qu'il était encore en vie quelque part. Pourtant, il avait lancé des recherches. Il avait fait sillonner les rues de Londres et des environs, et donné le signalement de Sparrow aux différents ports anglais. Mais il s'était vite rendu à l'évidence : chercher un individu à l'échelle du monde entier relevait de l'impossible. Jack avait dû passer à travers les mailles du filet, et il avait bientôt abandonné ses tentatives de recherche, futiles et trop coûteuses en hommes et en temps.

Depuis, il consultait régulièrement les archives de la Company et celles du gouvernement britannique, espérant tomber un jour sur le nom de Sparrow dans la liste des arrestations ou condamnations à mort. Mais jamais il n'avait trouvé la moindre trace. Le garçon devait être suffisamment futé pour échapper aux autorités et mener sa vie de hors-la-loi quelque part dans le vaste monde.

Et voilà qu'on lui apprenait que Sparrow était réapparu dans le Nouveau Monde, exerçant l'activité à laquelle Beckett en personne l'avait condamné. En vie et en liberté, donc.

Cette simple idée lui était insupportable.

Malheureusement, de son bureau londonien, il pouvait difficilement mener de front de nouvelles recherches visant à capturer Sparrow. De plus, une telle entreprise nécessiterait de nouveaux effectifs, ce qu'il n'avait pas forcément à sa disposition ; sans parler du fait que son acharnement serait d'ordre strictement personnel. Pour l'heure, Sparrow ne présentait officiellement aucune menace pour la Company.

Et Beckett n'avait aucune envie de divulguer à tous ses hommes la raison de cette chasse à l'homme injustifiée.

Un nouveau raclement de gorge l'arracha à ses sombres pensées. Il se pencha sur sa table et plongea son regard dans celui de Fannings. "Je veux voir les mesures contre la menace pirate dans les Caraïbes renforcée", déclara-t-il. "Je veux que vous essayiez, dans le secret absolu, de retrouver la localisation de Sparrow et la nature exacte de ses activités. Pour le moment, ne mettez pas plus de trois hommes sur l'affaire. Vous m'enverrez des rapports réguliers. Vous pouvez disposer."

Le commodore parut déconcerté par cet adieu expéditif, mais eut l'intelligence de comprendre qu'il valait mieux laisser son supérieur seul. Il salua, posa son tricorne sur sa tête et sortit de la pièce.

Le regard perdu dans le vague, Cutler Beckett se demanda s'il y avait la moindre chance qu'enfin, il puisse mettre définitivment un terme aux agissements de l'homme qu'il haïssait le plus au monde.

 ...

Tortuga, mer des Caraïbes
Avril 1710

Le Black Pearl avait une fois de plus jeté l'ancre dans la baie de Tortuga, devenue un de ses points d'attache réguliers. Jack Sparrow entendait s'y réapprovisionner en armes et munitions, et l'équipage en profitait pour faire relâche à terre et dépenser leur partie du butin comme bon leur semblait.

Le montant dudit butin était considérable, songea Jack. Le Pearl multipliait les abordages victorieux et les coups tordus pour s'emparer d'un quelconque trésor. L'or était généralement dépensé aussi vite qu'il était amassé, mais les pirates vivaient plus que confortablement. Les affaires marchaient fort bien, et entraînaient un enthousiasme et une bonne humeur permanents parmi les membres d'équipage.

Jack Sparrow estimait qu'il avait fait un excellent choix en recrutant Hector Barbossa et ses quelques hommes, presque deux mois plus tôt. Barbossa, qui avait plus de vingt ans d'expérience dans la flibuste, partageait avec Jack tout le savoir qu'il avait accumulé au fil des années. Il paraissait connaître la mer des Caraïbes et les îles qui la peuplaient mieux que quiconque. Il connaissait la localisation de chaque vent, chaque courant marin, chaque haut-fond dangereux pour les navires. Il savait exactement sur quelles îles on pouvait trouver des provisions, de l'eau douce ou d'autres ressources naturelles. Il combattait fort bien et possédait de très bons rudiments en matière de stratégie militaire.

Jack devait admettre que le capitaine déchu lui avait appris bien des choses.

Aussi, pas une seule fois n'avait-il regretté sa décision de lui offrir le poste second à bord du Black Pearl.

Ç'avait été Bill Turner qui avait lancé l'idée pour la première fois. Jack y avait vaguement pensé, mais n'avait encore rien décidé. Une discussion avec Bill, cependant, l'avait convaincu du bien-fondé d'une telle décision. Barbossa était un homme en qui il avait confiance, qui ne lui avait jamais fait faux bond et avec qui il s'entendait bien. De plus, Jack estimait qu'il était temps que l'équipage du Pearl commence à s'organiser dans une certaine hiérarchie, chose qu'il n'avait jamais pris le temps de faire auparavant, et dont il n'avait d'ailleurs pas ressenti le besoin.

Il avait donc soumis sa proposition à Barbossa, qui avait paru étonné et flatté de la confiance que lui témoignait son capitaine. Jack lui ayant confirmé sa décision, il avait accepté avec un sourire chaleureux. Jack n'avait aucun mal à imaginer qu'Hector devait être plus qu'heureux de retrouver un certain degré de responsabilité sur un navire. Après tout, il avait passé vingt ans au grade de capitaine ; se retrouver brutalement simple marin sous les ordres d'un autre n'avait pas dû être particulièrement plaisant.

Dans l'ensemble, Jack était satisfait de chacun des hommes que Barbossa avait amenés avec lui. Tous étaient des marins confirmés et savaient se rendre utiles. Il en appréciait certains plus que d'autres. Il avait un peu de mal avec le géant noir et tatoué surnommé Bo'sun ; l'homme ne lui avait jamais adressé la parole autrement que par monosyllabes et grognements, et ne semblait pas particulièrement enthousiaste de servir à bord du Black Pearl. L'autre pirate avec lequel Jack ne s'entendait pas trop était le dénommé Twigg ; ce dernier semblait avoir du mal à digérer le fait d'obéir à d'autres ordres qu'à ceux d'Hector Barbossa, et manifestait ouvertement sa mauvaise humeur. Tant qu'il effectuait son travail, cependant, Jack n'y accordait pas d'importance.

Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi Barbossa avait jadis engagé les deux pirates nommés Pintel et Ragetti. Ces deux-là, qui s'étaient avérés inséparables, faisaient davantage office de bouffons que de marins efficaces. Pourtant, un grand sourire aux lèvres, ils se montraient toujours extrêmement partants pour accomplir quelque tâche que ce soit ; seulement, ils passaient souvent plus de temps à rire bêtement de leurs propres plaisanteries, à chanter ou à se plonger dans des discussions profondes pleines de termes qu'ils ne comprenaient pas eux-mêmes qu'à se rendre vraiment utiles.

Devant l'air perplexe de Jack durant les premiers jours, Barbossa avait expliqué que lui-même confiait toujours les tâches les plus ingrates aux deux énergumènes, puisque c'étaient les seuls qui acceptaient de cirer le pont ou de laver les vêtements sans rechigner et sans se départir de leur éternelle bonne humeur ; Jack avait donc appliqué le même principe. Le procédé, bien que parfaitement injuste, évitait de longues discussions pour savoir à qui échoiraient cette fois les travaux pénibles. Et les deux intéressés avaient l'air d'accomplir lesdits travaux avec la fierté de quelqu'un à qui on a confié une mission de la plus haute importance.

En fin de compte, Pintel et Ragetti avaient trouvé leur place au sein de l'équipage.

A l'heure actuelle, les pirates du Pearl avaient une nouvelle fois disparu dans les ruelles tortueuses de l'île de Tortuga, et Jack était assis à la table d'une petite taverne crasseuse en compagnie de Bill Turner. Hector Barbossa avait passé une partie de la soirée avec eux, puis les avait abandonnés au profit d'une jeune demoiselle blonde qui semblait le connaître, lui avait sauté au cou et l'avait entraîné vers l'escalier de guingois menant au premier étage de l'auberge. Jack lui-même était surveillé de près depuis plus de deux heures par une fille aux cheveux roux qui attendait visiblement qu'il ait fini sa bouteille et sa conversation, et il s'apprêtait à aller la rejoindre lorsqu'un homme passablement éméché rejoignit la table à laquelle il était installé.

L'homme tenait dans une main une bouteille de rhum au niveau dangereusement bas, et son haleine laissait présager qu'il n'avait pas dessaoulé depuis un certain temps. Il avança d'un pas vacillant jusqu'à une chaise libre et s'y laissa tomber, renversant au passage un peu du contenu de sa bouteille sur la veste de Bill qui leva les yeux au ciel.

"Et vous, m'sieurs, vous êtes à la recherche de quel trésor, dites ?"

Sa voix était grave et enrouée par l'alcool, et son ton amical et engageant. Jack leva les sourcils et voulut répliquer, mais l'ivrogne prit à nouveau la parole.

"Parce que là-bas" - il désigna d'un geste approximatif une autre table autour de laquelle plusieurs marins discutaient à voix basse - "ils cherchent - hips - un trésor aztèque, c'est pas n'importe quoi, hein ? Vous, vous avez quoi comme trésor à -hips - conquérir, m'sieurs ?"

"Un trésor aztèque", répéta Jack, sans bien savoir pourquoi il prenait la peine d'écouter ce que baragouinait cet homme visiblement ivre mort.

L'homme hocha vigoureusement la tête. "Ouais, un trésor aztèque. De l'or, une - hips - montaaaagne d'or" - il dessina un arc de cercle avec ses deux bras au-dessus de sa tête - "mais bien caché, le trésor. Bien caché."

Malgré lui, Jack commençait à se sentir vaguement intéressé par ce que racontait l'inconnu. Ce pouvait être un conte de son invention, ou ce pouvait être une véritable histoire qu'il avait entendue et qu'il leur répétait à présent. Quoi qu'il en soit, la mention d'un trésor aztèque secret avait attiré son attention. Il tourna la tête vers Bill qui paraissait lui aussi attentif et s'était penché en avant pour mieux entendre les paroles de l'ivrogne.

"Qui cherche ce trésor ?" demanda Bill d'une voix aimable.

"Tout le monde le cherche, personne le trouve", répondit-il sur un ton professoral et gonflant la poitrine. Il but une gorgée au goulot de sa bouteille. "Y en a qui disent même qu'c'est qu'une légende, mais - hips - moi j'y crois, moi."

Jack acquiesça. "Tu peux nous en dire plus ?"

L'homme eut un haussement d'épaules théâtral et poussa un profond soupir. "Hélas, m'sieur, je ne suis qu'un pauvre marchand peu au courant ce ce qui se trame dans le vaste monde", dit-il, d'un air exagérément dramatique. "Mais y en a sûrement ici qui peuvent - hips - vous expliquer..."

Puis, avant que Jack ait pu obtenir plus d'informations, l'ivrogne se leva subitement en renversant sa chaise, et se dirigea droit vers une très grosse femme qui arrivait vers lui, les bras tendus. Il cria son nom, lui passa une main autour de la taille et elle le gratifia d'un baiser bruyant sur la bouche.

"Je ne crois pas qu'on aura l'occasion de le questionner davantage pour ce soir", sourit Bill Turner. Jack ne répondit pas immédiatement. Il réfléchissait à ce qu'il venait d'entendre.

Il était fort possible que toute l'histoire ne soit qu'une absurde rumeur parmi celles, nombreuses, qui circulaient à Tortuga. Mais certains de ces mythes étaient, il le savait, basés sur une réalité. Il savait fort bien que les Caraïbes dissimulaient plus d'un trésor jamais découvert, des coffres remplis d'or qui ne demandaient qu'à être retrouvés.

Et en tant que flibustier, naturellement, la possibilité d'en trouver un lui paraissait plus qu'enthousiasmante.

Aussi, Jack Sparrow prolongea de quelques jours son escale sur l'île, et consacra la majeure partie de son temps à glaner des informations sur la légende de l'or aztèque. Il se rendit vite compte qu'un nombre considérable d'habitants de Tortuga ou de marins de passage avaient entendu parler de l'histoire, et se demanda pourquoi lui-même n'en avait pas eu vent plus tôt. Les versions divergeaient quelque peu en fonction de celui qui la racontait, mais Jack parvint malgré tout à obtenir un certain nombre d'indices relativement précis.

D'après les dires des personnes qu'il interrogeait, le trésor était composé d'exactement huit cent quatre-vingt deux pièces d'or aztèques que ces derniers avaient offertes au grand conquistador espagnol Hernán Cortés. La raison de ce cadeau demeurait floue, mais les rumeurs semblaient s'accorder sur le fait que le peuple aztèque avait tenté d'endiguer les massacres perpétrés par l'armée espagnole en leur payant ce tribut. De ce que Jack en savait, l'entreprise n'avait pas vraiment été couronnée de succès.

La localisation de l'hypothétique trésor était encore plus incertaine. Il se trouvait apparemment sur une petite île dans un coffre de pierre, mais personne n'avait pu renseigner Jack sur les coordonnées de ce lieu qui n'apparaissait bien évidemment sur aucune carte. Il avait entendu plusieurs fois la phrase aussi mystérieuse que décourageante : "Personne ne trouve cette île, sauf ceux qui savent déjà ou elle est." Voilà bien le genre d'adage qui nourrissait les mythes, songea-t-il.

Pour compléter le tableau, il avait aussi entendu parler d'éléments parfaitement fantaisistes tels des dieux aztèques, une malédiction, une punition terrible et une dette de sang à payer. Personne ne pouvait expliquer plus précisément ce que ces grands mots avaient à voir avec le trésor, mais Jack, sans bien savoir pourquoi, n'en trouva l'histoire que plus attrayante.

Deux ans plus tôt, il aurait probablement écarté tous ces ragots sans y accorder la moindre attention. Mais son aventure avec Davy Jones, monstre légendaire s'il en était, lui avait prouvé que certaines histoires possédaient bien plus de réalité que ce que l'on pourrait penser. Il se rappelait parfaitement de l'incrédulité totale qu'il avait manifestée face à la première personne qui avait mentionné le nom de Jones. Quelques semaines plus tard, il signait un pacte avec le maître des sept mers en chair et en os. Depuis, il avait pris la décision de ne jamais ignorer un mythe qui pouvait s'avérer intéressant.

Et puis, Jack s'était déjà mis à rêver de la notoriété qu'il acquerrait si lui, le tout jeune capitaine Jack Sparrow, retrouvait un trésor disparu depuis deux siècles. Une telle découverte lui ouvrirait les portes de la gloire, et il prouverait à son équipage et aux pirates de la mer des Caraïbes qu'il était un grand capitaine. Il se persuadait qu'il ne manquait plus qu'un tel évènement pour asseoir définitivement sa réputation parmi ses confrères.

Il s'acharna donc à rassembler un maximum d'informations sur ce trésor entouré d'une aura d'aventure et de mystère - mystère qu'il était bien décidé à percer. Il procéda dans le plus grand secret - pas question de faire parler de sa future quête tant qu'il n'avait aucun élément solide en main.

Il avait été obligé d'expliquer à son équipage, cependant, la raison pour laquelle l'escale du Black Pearl à Tortuga se prolongeait. Il avait donc confié à Hector Barbossa qu'il était sur une piste qui les emmènerait vers une montagne d'or, sans donner plus de précisions que nécessaire. Bill Turner, ayant entendu les paroles de l'ivrogne, savait de quoi il retournait mais avait prudemment gardé le silence.

Finalement, au bout de quatre jours à errer dans les tavernes et à écouter patiemment les hommes et les femmes lui raconter inlassablement tout ce qu'ils savaient sur le trésor de Cortés, Jack mit la main sur la première piste concrète qui pouvait lui permettre d'organiser une expédition en bonne et dûe forme.

Il bavardait avec un vieillard édenté autour d'un bon verre de rhum, et n'espérait pas apprendre de l'homme quoi que ce soit qu'il n'ait déjà entendu dix fois, lorsque le vieux marin plongea la main dans la poche de son manteau usé jusqu'à la trame et en tira une petite pièce de parchemin jauni et chiffonné.

Le vieillard se pencha en travers de la table à laquelle ils étaient assis et gratifia Jack d'un sourire malicieux.

"J'ai jamais montré ça à personne, parce que jamais personne me l'a demandé", déclara-t-il sur le ton de la confidence.

"Qu'est-ce que c'est ?" demanda patiemment Jack en portant sa chope à ses lèvres.

"Ça, l'ami, c'est la copie d'un parchemin rédigé par Cortés en personne."

Jack ouvrit de grands yeux et posa sa chope sur la table. "Et il indiquerait où se trouve son trésor ?" Il essaya de masquer l'incrédulité dans sa voix.

L'homme haussa les épaules. "C'est ce qu'il paraîtrait, ouais. Malheureusement, j'ai jamais eu la chance de pouvoir le déchiffrer." Il déroula la feuille jaunie et la présenta à son interlocuteur. Le parchemin était couvert d'inscriptions, de calculs et de croquis divers, dans tous les sens et partiellement effacés par des gouttes d'eau qui avaient dû tomber sur l'encre.

Jack regarda de plus près et identifia les textes comme étant écrits en espagnol. "Je ne comprends pas", dit-il. "Vous n'avez jamais demandé à qui que ce soit de vous traduire ce papier ?" Il n'arrivait pas à saisir pourquoi un parfait inconnu consentirait à lui remettre un objet d'une telle valeur sans l'avoir exploité lui-même.

Le vieillard sourit tristement, et sa voix se teinta d'amertume lorsqu'il répondit. "Tu sais, l'ami, je suis moins idiot que j'en ai l'air. Bien sûr que j'ai demandé de l'aide. Mais il se trouve que la seule réaction que j'ai obtenue quand j'ai présenté ce parchemin, ce sont des rires moqueurs. Personne n'a voulu croire qu'un vieil homme comme moi serait en possession d'un tel bien, tu comprends ?"

"Ils ne vous ont pas cru ?"

"Moi-même, je ne me serais probablement pas cru", déclara-t-il avec un petit rire. "Les seules exceptions, ce sont les quelques gars qui ont tenté de me le voler." Il se redressa et Jack perçut une étincelle de fierté dans ses yeux sombres. "Ils m'ont sous-estimé. J'ai encore assez de force et de volonté pour veiller sur le peu de biens que je possède." En guise d'explication, il tira de sa ceinture une courte dague au fil tranchant. Jack hocha la tête pour montrer qu'il avait compris.

"Mais toi", poursuivit l'homme en posant l'arme devant lui, "tu me parais être un bon gars. Je vois que tu crois à cette histoire de trésor, alors je me suis dit qu'on pourrait peut-être trouver un arrangement."

Jack s'y attendait depuis le début et se demandait simplement à quel moment l'homme allait cracher le morceau. "Qu'est-ce que tu veux en échange de ce parchemin ?" demanda-t-il.

Le visage du vieil homme s'éclaircit. Il ne s'attendait visiblement pas à ce que Jack accepte si vite de conclure un marché. Il se leva et présenta ses vêtement - quasiment des haillons - avec un hochement de tête. "Je suis vieux et je suis pauvre, l'ami. Je te donnerai mon trésor si tu me donnes de quoi vivre une vie un peu plus décente pendant quelque temps."

Jack crut avoir mal compris. Un peu d'or ? Voilà tout ce que réclamait le vieux fou en échange de ce parchemin d'une valeur inestimable ?

C'est peut-être du bluff, l'avertit une petite voix dans sa tête. Peut-être qu'il a tracé ces mots lui-même et qu'il gagne sa vie uniquement en arnaquant les crédules. Si l'on considérait l'apparence miteuse de l'homme, toutefois, cette hypothèse était à écarter. Il ne semblait pas avoir amassé beaucoup d'or au cours de sa vie. De plus, c'était Jack qui était venu vers le vieillard, et pas l'inverse. Ce n'était pas là l'attitude de quelqu'un qui essaye de vous entourlouper.

Sans bien savoir pourquoi, il était convaincu que l'homme lui avait raconté la vérité.

Il avait suffisamment d'or dans les cales du Pearl pour prendre le risque. Si le parchemin s'avérait être un faux, il n'avait pas grand-chose à y perdre ; en revanche, si les étranges dessins et les calculs compliqués griffonnés à la hâte indiquaient bien l'emplacement du trésor, il avait tout à y gagner.

Il serra donc la main du vieillard et lui remit la bourse rempli de doublons qu'il portait sur lui. Dix minutes plus tard et après que son étrange interlocuteur lui ait fait promettre que s'il trouvait le trésor, il penserait à lui en remettre une petite part - Bien sûr, l'ami, bien sûr - Jack Sparrow montait à bord de son navire aux voiles noires avec le parchemin roulé dans la poche.

Brûlant d'impatience, il réunit son équipage au complet sur le pont et leur adressa un sourire conquérant.

"Messieurs... Nous allons enfin pouvoir lever l'ancre. Rassurez-vous, notre escale a été plus que fructueuse... Je vous annonce le départ imminent du Black Pearl à la chasse au trésor de Cortés."

••••••••••

Chapitre 4. Jack commet une erreur

 Quartier de Westminster, Londres, Angleterre
Avril 1710

Alors que les premiers bourgeons apparaissaient sur les arbres qui bordaient les rues de la capitale anglaise et que les températures commençaient enfin à s'adoucir après un hiver rude et glacial, Joshamee Gibbs, ancien employé de la East India Trading Company et ex-quartier-maître du trois-mâts HMS Victory, obtenait un emploi à bord du navire personnel du riche et respecté Sir Weatherby Swann.

Weatherby Swann habitait dans une grande maison à quatre étages du quartier huppé de Westminster, au centre de Londres. Si l'on excluait la quinzaine de domestiques qui l'entouraient en permanence, il vivait avec pour seule compagnie de sa fille âgée de sept ans, Elizabeth Swann. Son épouse était décédée depuis des années déjà et l'homme, âgé de bientôt cinquante ans, n'avait jamais songé à se remarier.

Weatherby se consacrait par conséquent tout entier à sa fille, lui offrant à la fois un luxe et une liberté dont bénéficiaient peu de jeunes filles distinguées de son âge. La petite Elizabeth était instruite par des précepteurs privés, ses robes étaient fabriquées sur mesure par les meilleurs couturiers d'Angleterre et son père lui témoignait un amour aussi sincère qu'absolu.

Dans un peu moins de trois ans, Sir Weatherby Swann et sa fille allaient quitter la grisaille londonienne afin de s'installer sur l'île lointaine de la Jamaïque, dans la mer des Caraïbes.

Swann allait en effet devenir gouverneur de la colonie britannique et partirait exercer ses nouvelles fonctions depuis la ville côtière et fortifiée de Port-Royal, au sud-est de la Jamaïque. Il se savait destiné à cet avenir prometteur depuis plusieurs années déjà, et attendait patiemment la date à laquelle son prédécesseur, l'actuel gouverneur William Penn, lui transmettrait ses fonctions.

En attendant cet heureux jour où il débuterait une nouvelle existence loin de la métropole, le futur gouverneur se contentait de faire visiter du pays à sa fille unique. Depuis la mort de son épouse, tous deux voyageaient beaucoup. Sir Weatherby estimait que la culture des pays étrangers contribuait à l'éducation nécessaire à une jeune noble comme Elizabeth.

Les Swann possédaient depuis peu leur propre navire, une frégate à la proue ornée d'or et à la voilure d'un blanc éclatant. Weatherby avait acheté à un prix raisonnable cet ancien navire de commerce, et l'avait fait aménager afin qu'il bénéficiât de tout le confort qu'il jugeait indispensable à sa fille.

Ce fut au moment où le noble Weatherby Swann se mit à la recherche d'un équipage pour que Joshamee Gibbs décida de tenter sa chance.

Ses nombreuses années de service à bord des vaisseaux de la East India Company avaient fait de Gibbs un marin chevronné. Aussi, c'était sur cet argument qu'il avait joué lorsqu'il avait proposé ses services au futur gouverneur de la Jamaïque, sans toutefois faire allusion au revers sombre de la médaille.

Il s'était bien gardé de préciser que s'il ne travaillait plus pour la prestigieuse Company à présent, c'était parce qu'il s'était évadé de ses cachots dans lesquels il avait été placé pour insubordination. La version qu'il offrait était qu'il avait été licencié à la suite d'une maladie qui l'avait momentanément rendu incapable de servir à bord d'un navire.

Si Sir Weatherby Swann n'avait pas eu si bon cœur - ou si mauvais jugement, songeait-il -, il aurait probablement été mis à la porte, voire même dénoncé à la Company. Mais Gibbs savait se mettre en valeur, et sans doute son air important et l'uniforme flambant neuf qu'il avait dégotté pour l'occasion avaient-ils joué en sa faveur. Swann avait décidé de le mettre à l'essai, et Joshamee Gibbs avait alors su que la partie était gagnée. Ses talents de navigateur indiscutables n'échapperaient pas au capitaine sous les ordres duquel il travaillerait.

Alors qu'il visitait la frégate en compagnie de Swann en personne et des premiers membres d'équipage qui avaient déjà été recrutés, Gibbs ne put que se féliciter d'avoir si bien réussi à refaire sa vie après son départ précipité de la Company.

Après son improbable évasion exactement deux ans plus tôt, il avait d'abord pris le temps de se faire oublier de tous en quittant Londres pendant un certain temps. Il se doutait que les dirigeants de la Company le recherchaient probablement dans les environs de la ville, et il s'était installé pendant huit mois sur la côte ouest de l'Angleterre, dans un petit village non loin de Bristol. Il avait pris garde d'éviter soigneusement toute forme d'autorité et avait vécu une vie simple mais satisfaisante à l'écart du reste du monde.

Lorsqu'il avait estimé que la situation s'était suffisamment calmée pour qu'il puisse revenir à la capitale, il avait commencé à chercher un nouvel emploi dans le seul milieu où il était susceptible d'en trouver un : la marine. Il n'était bien sûr pas assez fou pour espérer entrer de nouveau à la East India Trading Company et avait également écarté l'éventualité de servir dans la Royal Navy, mais il existait une foule de navires particuliers ou appartenant à des organisations commerciales mineures qui ne demandaient qu'à l'accueillir à leur bord.

Il avait tout d'abord été employé quelques mois sur un vieux navire qui avait arrêté ses activités lors de la mort de son propriétaire. Ensuite, il avait rejoint l'équipage de l'un des trois navires d'un Lord anglais, qui l'avait engagé sans se soucier de ses antécédents uniquement parce que lui-même s'adonnait à un commerce peu recommandable.

Si Joshamee Gibbs avait décidé de tenter sa chance auprès de Weatherby Swann, c'était simplement parce que le capitaine du navire sur lequel il travaillait traitait ses hommes davantage comme des esclaves que comme un équipage digne de ce nom. Lassé de se faire hurler dessus à longueur de journée, Gibbs avait guetté les opportunités jusqu'à ce qu'il entende parler de ce riche noble et de sa fille qui avaient acheté un bateau pour visiter le vaste monde.

Non, décidément, songea Gibbs en visitant l'intérieur des somptueuses cabines que Swann avait fait préparer pour la jeune Elizabeth et lui-même, il avait bénéficié d'une chance incroyable en parvenant à se réintroduire ainsi dans les milieux privilégiés.

Il se surprit à penser, comme cela lui arrivait parfois, à un homme qui n'avait certainement pas eu cette chance. Le garçon auquel il devait sa liberté. Celui qui avait organisé la folle escapade des geôles de la Company et duquel il s'était séparé quelques heures après leur évasion commune.

Jack Sparrow.

Gibbs sourit en se rappelant du gamin qui avait partagé sa cellule crasseuse l'espace de quelques heures. Il lui arrivait souvent de se demander où était Jack à présent et ce qu'il pouvait bien faire - si toutefois il était encore en vie. Il ne comprenait pas trop lui-même pourquoi il se préoccupait de lui, mais il s'était rendu compte qu'il l'aimait bien, en dépit de le connaître vraiment.

De deux choses l'une : soit Jack Sparrow avait réussi à échapper aux autorités et courait quelque part en liberté, probablement loin de l'Angleterre ; soit il avait été rattrapé par Beckett et ses semblables, auquel cas la marque qu'il portait sur le bras l'avait condamné à mort depuis longtemps.

Gibbs avait entendu parler ce l'histoire. Il savait ce que Jack, à peine deux jours après l'avoir quitté, avait entrepris dans une furieuse impulsion de vengeance. Gibbs se doutait bien du scandale que ladite vengeance avait causé au sein de la Company pour que les nouvelles arrivent jusqu'à ses oreilles.

Il était sur le point de quitter Londres lorsqu'il avait appris, par l'intermédiaire d'un tavernier qui l'avait appris par sa sœur dont le mari travaillait à la Company, l'agression de Cutler Beckett, et avait immédiatement compris que Jack avait réussi son coup. Il avait déjà eu l'occasion de constater que le gamin était plein de ressources, mais il aurait donné cher pour voir comment diable il avait pu accéder tranquillement au bureau de Beckett et lui rendre la monnaie de sa pièce.

Jack Sparrow était futé, sans aucun doute. Futé et courageux. Non, Gibbs se refusait à croire qu'il avait été arrêté et condamné. II était beaucoup trop malin pour ça.

L'ancien quartier-maître esquissa un sourire en en se rappelant la détermination farouche et le regard noir de son compagnon d'un jour, puis fut arraché à ses souvenirs par la voix de Weatherby Swann qui lui proposait de descendre inspecter la cale du navire.

Gibbs suivit l'homme à la perruque noire et au col de dentelle sans se douter une seule seconde que le vaisseau qu'il était en train de visiter était celui-là même qui allait le ramener, quelques années plus tard, au jeune Jack Sparrow.

 ...

Alors que le Black Pearl filait à bonne vitesse sur une mer dans laquelle se reflétait le soleil couchant, le second Hector Barbossa prenait son tour à la barre pendant que son capitaine, encore une fois, partait s'enfermer dans sa cabine.

Les deux mains sur le gouvernail en bois sombre, Hector suivit des yeux Jack qui s'éloignait d'une démarche souple et descendait les escaliers menant sur le pont principal. Depuis qu'ils avaient quitté Tortuga trois jours auparavant, il avait passé le plus clair de son temps dans sa cabine sans donner aucune informations sur ses occupations.

La seule chose qu'il avait daigné partager avec son équipage, c'était qu'il les entraînait dans une expédition visant à mettre la main sur le trésor perdu du conquistador Hernán Cortés. Il avait pris un air mystérieux pour annoncer fièrement qu'il allait emmener son navire et ses hommes vers la gloire et la fortune.

Et il n'avait rien dit de plus.

Hector avait tenté, bien sûr, d'en savoir davantage. Comme tout pirate qui se respecte, il était irrémédiablement attiré par la mention de l'or et ce trésor aztèque le faisait rêver au plus haut point. Il avait par conséquent questionné Jack sur ses sources, sur les informations qu'il possédait, sur les indices qui les aideraient à trouver cette fortune cachée.

Fais-moi confiance, Hector, avait été la réponse. Je suis le capitaine Jack Sparrow.

Barbossa leva les yeux au ciel en se remémorant l'air supérieur de son capitaine. Il devait bien l'avouer : il avait du mal à digérer le fait de se faire commander par un gamin d'une vingtaine d'années avec beaucoup moins d'expérience que lui. Se retrouver simple membre d'équipage, après des années passées à diriger des navires, n'était pas de son goût.

Bien sûr, il n'en montrait rien. Bien sûr, il se comportait de façon aussi efficace et aimable que possible avec Jack, et il était conscient que c'était cette attitude qui l'avait hissé au rang de second et lui avait valu la confiance du capitaine - c'était déjà ça, songea-t-il. Après la prise de son vaisseau par ces maudits Espagnols, il avait été forcé de recommencer à zéro, tentant de gravir à nouveau les échelons qui menaient à la notoriété.

Car il n'entendait pas passer le restant de sa vie à obéir aux ordres d'un autre.

Sa nature était d'être capitaine, et capitaine il redeviendrait. Tôt ou tard.

Ses pensées dérivèrent à nouveau vers le trésor. Une montagne d'or, avait dit Jack Sparrow. Mais même une montagne d'or ne justifiait pas un tel secret autour de cette chasse, estimait Hector. Pourquoi ne rien avoir dit à son équipage, ni même à lui, son second, à qui Jack, il le savait, faisait pourtant confiance ?

Il se souvint d'une conversation qu'il avait eue la veille avec Twigg, l'un de ses anciens membres d'équipage. Il savait que Twigg ne portait pas particulièrement Sparrow dans son coeur, aussi n'avait-il pas été très surpris par sa déclaration. Il veut le trésor pour lui tout seul, avait marmonné l'homme dans sa barbe entre deux gorgées de rhum. Qu'est-ce que vous croyez, capitaine ? - sans qu'il sache très bien pourquoi et à sa plus grande satisfaction, ses hommes continuaient à l'appeler "capitaine".

Lui seul sait où est caché l'or, avait poursuivi Twigg. S'il avait l'intention de le partager avec nous, il nous l'aurait dit, non ?

Sur le moment, Hector avait répondu que Jack avait toujours partagé le butin de manière équitable - il fallait lui donner cela : son capitaine était un homme honnête et juste lorsqu'il s'agissait de son équipage. Pas une seule fois il n'avait essayé de rouler ses hommes.

En y repensant, toutefois, Hector avait revu sa position. Jack avait passé quatre jours à vadrouiller seul dans les ruelles de Tortuga sans donner le moindre signe de vie. Puis il était revenu, triomphant, leur annoncer le départ immédiat du Pearl pour la quête d'un trésor oublié depuis deux siècles.

Et depuis, il fabriquait dieu-sait-quoi dans sa cabine fermée à clé.

Hector Barbossa s'était déjà posé maintes questions concernant son jeune capitaine. Questions auxquelles il n'avait jamais obtenu de réponse. Autant Jack était bavard comme une pie quand il s'agissait de parler de ses exploits ou de ses grands projets d'avenir, autant il se montrait plus que réticent à aborder le sujet de son passé.

Tout ce qu'il avait appris, c'était que Jack, fils du célèbre flibustier Teague Sparrow, était capitaine du Black Pearl depuis deux ans et qu'il avait apparemment récupéré son navire en signant un pacte avec le maître des océans, le légendaire Davy Jones. Hector ignorait ce qu'il fallait en penser, mais il avait tendance à croire que l'histoire n'était qu'une fable de l'invention de Sparrow pour se donner de l'importance. Aucun homme n'avait jamais survécu à Davy Jones, c'était bien connu.

Fable ou non, cependant, les faits demeuraient les mêmes : Jack n'était capitaine que depuis deux ans. Autant dire, depuis très peu de temps. Jamais il n'avait daigné raconter ce qu'il avait fait des vingt premières années de sa vie.

Hector avait vu, sur l'avant-bras de son supérieur, la brûlure en forme de P, symbole dont il avait maintes fois entendu parler. Il ignorait tout des circonstances qui avaient pu conduire Jack à être marqué au fer rouge, mais il soupçonnait que cet épisode contribuait au silence obstiné dont il faisait preuve lorsqu'on l'interrogeait sur son passé. Lorsqu'il avait repéré la marque pour la première fois, Hector avait lancé à Jack un regard interrogateur, mais ce dernier s'était contenté de ramener sa manche sur son bras en ignorant superbement la question muette.

Le mystère qui entourait Sparrow ne faisait que renforcer l'irritation grandissante que ressentait Hector Barbossa à son égard. Ce gamin tout juste adulte, dont personne ne savait rien, commandait à tout un groupe d'hommes cent fois plus expérimentés que lui. Et lui, Hector, flibustier redoutable et redouté, obéissait à ses ordres.

Et pour couronner le tout, maintenant Jack commençait à jouer en solitaire. Il ne daignait même plus informer son équipage de leur destination et tous se soumettaient à ses désirs comme un troupeau de moutons.

Hector se rendit compte qu'il serrait de toutes ses forces le gouvernail qu'il avait entre les mains. Ces pensées l'avaient rendu furieux. Non, cela ne pouvait plus durer. Il avait joué le second souriant et soumis pendant presque trois mois, mais cette fois, c'en était trop. Pour sa conscience personnelle et pour sa réputation, il se devait d'agir.

Alors que le soleil achevait de disparaître à l'horizon et que la lune éclairait la mer de son reflet blafard, Hector Barbossa, seul sur le gaillard arrière, eut une idée.

Il attacha une corde au gouvernail pour que le navire ne dévie pas de son cap, puis descendit d'un pas rapide vers la cale pour rassembler l'équipage.

 ...

Le lendemain matin, Jack Sparrow se réveilla à l'aube, se leva et se remit immédiatement à étudier le parchemin que lui avait vendu le vieillard de Tortuga.

Assis à sa table de travail, l'esprit encore à moitié endormi, Jack relut pour la énième fois les notes en patte de mouche qu'avait prétendument rédigées le grand Cortés en personne. Puis il lut ses propres notes, qui s'accumulaient sur divers bouts de parchemin éparpillés sur la table.

L'entreprise dans laquelle il s'était lancée s'avérait plus difficile que prévu.

Jack avait patiemment traduit chaque portion de texte en espagnol que contenait le parchemin jauni. Par chance, il parlait suffisamment bien espagnol pour arriver à bout de la traduction sans encombre ;malheureusement, une fois traduits, les bribes de texte ressemblaient davantage à une série d'énigmes sans queue ni tête qu'à des indications visant à donner l'emplacement d'un coffre au trésor.

La seule inscription pouvant éventuellement correspondre à une réalité concrète était un nom écrit en tout petit en bas de la page : Isla de Muerta. L'île de la Mort. Mais à la connaissance de Jack et d'après ses cartes, aucune île ne portait ce nom dans les Caraïbes. "Personne le la trouve, sauf ceux qui savent déjà où elle est", se rappela-t-il.

Très encourageant.

Peut-être était-ce pour cette obscure raison, et pour lui rendre la tâche encore plus délicate, que le compas magique de Tia Dalma avait tendance à lui faire défaut depuis trois jours. Bien qu'il fût certain que le trésor était ce qu'il désirait le plus au monde en cet instant, l'aiguille ne se fixait jamais sur un cap, et Jack avait fini par ne plus en tenir compte, exaspéré que son précieux objet ait momentanément décidé de l'abandonner. Il était donc forcé de s'en tenir au parchemin du vieil homme.

Jack estimait que soit Cortés avait inventé une sorte de code secret pour éviter que le premier venu soit capable de déchiffrer son précieux parchemin, soit la personne qui avait recopié les phrases - puisqu'il s'agissait apparemment d'une copie - avait oublié ou déformé la moitié des mots. Les deux étaient possibles.

Les croquis et les calculs étaient tout aussi confus que les notes. A force de comparer pendant des heures les vagues traits esquissés avec ses cartes nautiques, Jack avait fini par trouver certaines ressemblances entre les dessins et la forme de petites îles des Bahamas, mais la comparaison restait assez approximative. Néanmoins, puisque c'était le seul élément concret qu'il avait tiré du papier, il avait fait prendre au Pearl le cap des Bahamas.

Les calculs semblaient indiquer des coordonnées maritimes, mais les résultats des opérations étaient contradictoires. L'un des nombres correspondait à une latitude sur laquelle se trouvait justement une île des Bahamas - ce qui avait renforcé la conviction de Jack que c'était en effet dans cette direction qu'il fallait aller.

Bien sûr, il pouvait tout aussi bien s'agir d'un simple hasard.

Mais Jack Sparrow était de nature suffisamment optimiste pour se persuader qu'il était sur la bonne voie. Après tout, il avait un cap ; cela constituait un bon point de départ.

Jack sentait que son équipage s'impatientait. Il les avait entraînés dans la quête du trésor sans beaucoup d'explications, et avait momentanément gardé pour lui la découverte du parchemin. Il ne tenait pas à faire savoir à ses hommes que lui-même ne disposait que d'informations incertaines, et avait prévu de les mettre au courant une fois qu'il aurait déchiffré les notes de Cortés et aurait donc des éléments concrets à leur présenter.

Il avait pensé que cela ne lui prendrait que quelques heures, mais cela faisait à présent trois jours qu'il passait ses journées enfermé à réfléchir, et il était conscient que certains membres de l'équipage - et Hector en particulier - commençaient à se demander ce que leur capitaine pouvait bien fabriquer. Il se sentait légèrement coupable. Il savait que ses hommes avaient confiance en lui et ne voulait pas les décevoir.

Alors que ses pensées se tournaient justement vers son second, ce dernier frappa à la porte, de ces quatre coups secs qui n'appartenaient qu'à lui.

Jack se leva, s'étira et alla ouvrir.

Barbossa entra dans la cabine, l'air grave, et s'assit sur une des deux chaises qui entouraient la table de travail. Jack reprit sa place, fixa un instant le nouvel arrivant en silence. Hector pianotait du bout des doigts sur la table, les yeux baissés, l'air quelque peu embarrassé.

"Qu'est-ce qu'il y a, Hector ?"

Barbossa leva la tête et prit une profonde inspiration. "Jack... J'espère que tu ne le prendras pas mal, mais je viens te parler de ce trésor auquel tu nous emmènes."

Jack acquiesça d'un mouvement de tête.

"Vois-tu, Jack... Très honnêtement, tu es l'un des meilleurs capitaines qu'il m'est arrivé de rencontrer." Barbossa fit une pause et Jack lui lança un regard surpris. Une telle flatterie dissimulait sans aucun doute quelque chose.

"Tu es un homme juste", poursuivit Hector. "Tu traites ton équipage de façon exemplaire et le partage du butin se fait toujours de manière parfaitement équitable. Personne n'a jamais eu à se plaindre de toi."

Jack haussa les épaules. Il ne voyait pas très bien où son interlocuteur voulait en venir. "Le partage du butin, Hector, je le fais selon le Code. Il n'y a rien d'exemplaire là-dedans."

Barbossa hocha la tête. "Justement, Jack. A propos de partage..." Il parut hésiter, et Jack réalisa soudainement ce qui lui valait probablement la visite matinale de son second.

Le parchemin.

"Je ne te cache pas que nous sommes tous impatients de connaître notre destination", déclara Barbossa à voix basse. "Je me disais donc... Je pensais que tu devrais peut-être appliquer la règle du partage aux informations que tu détiens sur ce trésor - au moins à moi. Je suis ton second, après tout."

Jack ne put qu'approuver en silence. Hector avait raison, il le savait. Lui qui faisait de son mieux pour s'en tenir au Code de la piraterie, il était parfaitement conscient qu'il était logiquement censé mettre son équipage au courant de ses agissements.

Et puis, peut-être que le marin chevronné qu'était Hector pourrait-il l'aider à déchiffrer le parchemin ?

Il tira donc le rouleau de papier froissé de dessous la pile de notes qu'il avait posée par-dessus et le présenta à Barbossa. "Tiens."

Barbossa déroula le parchemin et lut rapidement ce qui y était griffonné. Jack lui expliqua rapidement la façon dont il l'avait obtenu et tout ce qu'il avait déjà réussi à en tirer, de la mention de l'Isla de Muerta aux coordonnées maritimes qui résultaient des calculs.

Un sourire illumina subitement de visage de son second. "C'est merveilleux, Jack", fit Barbossa.

"Pas tant que ça", répliqua Jack. "Je te tire mon chapeau si tu arrives à décrypter tous ces gribouillis. Libre à toi d'essayer."

"Ne t'en fais pas, Jack." Hector affichait toujours un sourire satisfait. "Tu en as déjà fait beaucoup. On trouvera."

Quelques heures plus tard, Jack Sparrow, trop concentré à examiner ses cartes et ses notes pour la centième fois, ne fut pas conscient des clameurs qui s'élevaient du pont de son navire.

Il n'entendit ni les discours pleins de promesses d'Hector Barbossa, ni les acclamations de certains membres d'équipage, ni les murmures de protestation vite noyés dans l'allégresse générale.

Et lorsqu'il finit par comprendre ce qui s'était tramé à bord du Pearl cet après-midi là, il était bien trop tard.

••••••••••

Chapitre 5. Mutinerie

 Il était déjà tard ce soir-là lorsque Jack se décida enfin à aller se coucher. Alors qu'il retirait son manteau et le pendait à un clou qui dépassait d'une des poutres soutenant le plafond bas de sa cabine, il repensa à sa conversation avec Hector Barbossa dans la matinée.

Son second avait eu l'air d'approuver les informations que Jack avait réussi à tirer du parchemin. Il l'avait écouté expliquer ses découvertes avec attention, et son sourire satisfait avait rassuré Jack : apparemment, Hector ne se formalisait pas du fait que son capitaine l'embarque dans une chasse au trésor passablement incertaine. Il semblait lui faire confiance.

Ce soir-là, Jack Sparrow songeait encore qu'Hector Barbossa était décidément un homme bien.

Il ignorait à quel point il avait tort.

Jack posa ses armes et son tricorne sur la chaise à proximité de son lit, et s'apprêtait à se glisser sous les couvertures, lorsqu'on frappa à la porte de la cabine.

Quatre coups secs.

Hector.

L'heure était bien tardive pour une visite de la part de son équipage, mais Jack décida d'aller ouvrir. Peut-être Barbossa avait-il une nouvelle idée concernant l'emplacement du trésor ?

Il se dirigea vers la porte, fit tourner la clé dans la serrure et ouvrit.

Une seconde plus tard, il sentait le canon froid et dur d'un pistolet entrer en contact avec sa tempe.

Le premier sentiment que ressentit Jack fut une totale incompréhension. Il ne parvenait tout simplement pas à comprendre ce qui était en train de lui arriver.

Devant lui se tenait, un sourire sardonique aux lèvres, son second Hector Barbossa. C'était lui qui tenait d'une main ferme l'arme qu'il maintenait pointée sur la tête de Jack. Derrière Barbossa se dressait de toute sa stature l'immense Bo'sun, qui, pour la première fois depuis qu'il était monté à bord du Black Pearl, étirait son visage en un rictus qui pouvait s'apparenter à un sourire.

A côté du grand Noir, l'épée au poing et le regard menaçant, Grapple dévisageait Jack sans ciller.

Un peu en retrait, à peine éclairés par la lueur des bougies qui brûlaient encore dans la cabine du capitaine, se tenaient, côte à côte, Pintel et Ragetti. Pintel avait lui aussi pointé son pistolet sur Jack et tentait visiblement de se donner un air féroce ; son camarade, lui, paraissait terriblement excité par l'évènement auquel il était en train d'assister et gloussait d'un air stupide en tendant le cou pour mieux voir.

L'expression qui se dessina sur le visage de Jack à cet instant précis devait leur paraître parfaitement comique, car tous les hommes qui lui faisaient face éclatèrent d'un rire mauvais. Jack ne put que manifester sa surprise en demandant :

"Hector ? Qu'est-ce qui se passe ?"

Les rires redoublèrent. Barbossa lui adressa un sourire malicieux. "Il se passe, mon cher Jack, que ton précieux navire change aujourd'hui de commandement."

Jack en resta abasourdi. Une plaisanterie. Cela ne pouvait être qu'une mauvaise blague de la part de son équipage.

Ou alors un cauchemar. Oui, ce devait être ça. Il s'était endormi sans s'en rendre compte et allait à présent se réveiller, tranquillement allongé dans son lit.

Le contact de l'arme contre son crâne, pourtant, paraissait dangereusement réel.

Barbossa laissa échapper un rire sarcastique, comme s'il avait suivi l'évolution des pensées de Jack. "Oui, Jack, c'est bien la vérité." - rire tonitruant de Bo'sun et nouveau gloussement de Ragetti - "En ce jour, moi, Hector Barbossa, deviens capitaine du navire pirate le Black Pearl."

Les hommes applaudirent bruyamment, et Jack, du fond de son incompréhension, commença lentement à entrevoir la terrible, l'inavouable réalité.

Ce qui était en train de se dérouler sous ses yeux stupéfaits portait un nom. Un nom qui représentait la pire hantise de tout capitaine de navire.

Une mutinerie.

Le simple fait de formuler le mot dans sa tête le rendait malade. Sa première réaction fut : pourquoi ? Pourquoi lui ? Qu'avait-il fait qui puisse justifier un tel comportement de la part de son équipage ? Il se considérait comme un bon capitaine. Et il avait toujours cru que ses hommes étaient du même avis.

Visiblement, songea-t-il au bord du désespoir, il s'était trompé.

Avant qu'il ait pu répliquer - qu'aurait-il dit, d'ailleurs ? - Barbossa le désigna du menton sans se départir de son rictus, et le géant noir fit un pas vers lui pour le saisir brutalement par le bras. Encore trop éberlué pour songer à se défendre, Jack se laissa entraîner hors de la cabine et le long des marches qui menaient au pont principal du Pearl. Pas un seul instant le canon du pistolet ne dévia de sa tête.

Lorsqu'il arriva sur le pont éclairé par la lune, ses dernières illusions s'écroulèrent lamentablement.

Jusqu'à cet instant, il s'était encore raccroché à l'espoir que le restant de son équipage était peut-être disposé à le soutenir, à se ranger de son côté, à l'aider à remettre Barbossa et ses maudits sous-fifres à leur place.

Mais non. Tous ses hommes se tenaient là, debout sur le pont, immobiles et passifs, comme s'ils assistaient à un spectacle fort divertissant. Aucun d'entre eux ne semblait avoir l'intention de s'élever contre la terrible injustice que leur capitaine était en train de subir.

Certains - beaucoup trop au goût de Jack - manifestèrent ouvertement leur joie au moment où, toujours fermement tenu par Bo'sun, il franchissait la porte qui menait à l'extérieur. Il y eut des applaudissement, des éclats de rire, des sifflements moqueurs, une ou deux remarques ironiques lancées dans la foulée.

Mais d'autres membres d'équipage ne participaient pas à l'allégresse générale, et ce furent leurs réactions, sans aucun doute, qui firent le plus mal à Jack. Plusieurs de ses hommes gardaient les yeux baissés, refusant de regarder leur capitaine en face, visiblement gênés par la tournure que prenaient les événements. D'autres encore le fixaient avec des yeux désespérés et paraissaient vouloir s'excuser silencieusement.

Personne, toutefois, n'osa protester. Sans doute le fait qu'ils étaient encadrés par les hommes de Barbossa, une arme en main et l'air menaçant, contribuait-il à la soumission dont les pirates faisaient preuve.

Pour la première fois de sa vie, Jack Sparrow se trouvait totalement à court de répliques. Il essayait d'assimiler ce qui était en train de lui arriver. Son second, l'homme à qui il avait accordé sa confiance et son amitié, qui avait toujours été correct avec lui, avait retourné son équipage contre lui. Hector prenait par la force le commandement du Pearl.

Peut-être avait-il préparé cette machination depuis bien longtemps, songea amèrement Jack. Peut-être même ses airs amicaux depuis trois mois n'étaient-ils qu'une façade, et qu'il avait eu l'intention de se mutiner dès le moment où il avait posé le pied sur le Pearl pour la première fois.

Et lui, Jack, avait été suffisamment idiot pour engager Barbossa accompagné de sept de ses hommes. Évidemment, ce petit groupe était le noyau de la rébellion. Ensemble, ils avaient dû parvenir à convaincre le reste de l'équipage. Jack ignorait ce qu'Hector avait bien pu leur promettre pour -

Le parchemin. Comment avait-il pu ne pas y penser plus tôt ?

Dans la panique, il avait momentanément oublié ce satané bout de papier. Ce papier dont il avait confié tous les secrets à son second le jour même. Hector avait paru si heureux lorsqu'il avait écouté son capitaine lui faire part de ses découvertes... Jack comprenait pourquoi, à présent.

Hector n'avait nullement prévu de partager le trésor avec lui. Il avait patiemment attendu d'obtenir les informations, puis avait cessé sa mascarade et dévoilé son vrai but - remplacer Jack au rang de capitaine et mettre lui-même la main sur l'or aztèque.

Et Jack l'avait cru. Il avait parlé comme un imbécile, sans jamais se douter de quoi que ce soit.

Mais comment aurait-il pu ?

Alors que les rires et les exclamations fusaient de toutes parts, Jack chercha Bill Turner du regard. Pas toi, Bill, murmura-t-il pour lui-même. Il ne pouvait pas croire que l'homme qui lui avait sauvé la vie, l'homme qui avait tout quitté pour venir naviguer avec lui, se trouvait parmi cette foule de mutins hilares.

Il constata, mi-soulagé, mi-inquiet, que Bill n'était pas là. Sans doute avait-il refusé d'assister à la scène... Jack espérait simplement que, dans une tentative loyale de défendre son capitaine, il ne se soit pas attiré d'ennuis.

Il fut arraché à ses pensées par la voix triomphante de Barbossa. Ce dernier avait toujours son arme pointée sur la tête de Jack - précaution assez inutile à présent puisqu'au moins une quinzaine d'autres pistolets, dagues et épées étaient dirigées vers lui - et leva sa main libre en signe de victoire.

"Messieurs... A dater de ce jour, je deviens le capitaine du Black Pearl !" - nouvelle salve d'applaudissements - "Avec moi, vous deviendrez riches et célèbres ! Nous trouverons seuls le trésor de Cortés, sans nous soucier de celui qui se prétend capitaine et qui, vous le savez, n'avait aucune intention de le partager avec vous !"

Les hommes sifflèrent et huèrent de plus belle, et les mots firent à Jack l'effet d'un coup de poignard. Comment ose-t-il...? Alors qu'il avait toujours été juste et équitable, alors qu'il avait, le matin même, cédé l'ensemble de ses connaissances sur le trésor ?

Une exclamation s'éleva du milieu de la foule. "C'est faux !" Jack fut reconnaissant à celui qui avait daigné manifester ainsi son désaccord. La voix était celle du jeune Hollandais Van Juijter, avec lequel Jack s'était toujours bien entendu.

Son allié provisoire fut cependant vite réduit au silence. Le grand Bo'sun fit deux pas vers lui, le menaçant de toute se hauteur, et le saisit sans ménagement par les cheveux. Barbossa désigna le matelot du doigt, l'air satisfait. "Si certains d'entre vous sont prêts à suivre votre bien-aimé capitaine jusqu'au bout," annonça-t-il, "je vous en prie, faites. Vous savez quel sort vous attend."

Jack, lui, n'avait pas la moindre idée de ce à quoi Hector faisait allusion, mais le reste de l'équipage semblait parfaitement le savoir, car Van Juijter leva précipitamment les deux mains en signe de soumission et plus aucune protestation ne se fit entendre.

Ce qui acheva de donner à Jack la désagréable certitude que ledit sort n'allait pas s'avérer des plus réjouissants.

"Bien", fit Barbossa d'un ton autoritaire - il jouait déjà pleinement son rôle de capitaine, remarqua Jack, de plus en plus démoralisé. Il se sentait complètement impuissant. "Puisque nous sommes tous d'accord, nous allons fêter ce nouveau départ. Amenez le tonneau de rhum !" Ses paroles furent à nouveau accueillies par des acclamations joyeuses. Barbossa se tourna vers lui. "Quant à toi, mon cher Jack, tu nous excuseras de célébrer cela sans toi."

Il désigna Jack d'un geste du menton - "Emmène-le." L'immense Noir s'approcha une nouvelle fois de lui, le toisant d'un air méprisant. Sans bien savoir ce qu'il faisait, Jack attendit qu'il soit arrivé à sa hauteur, concentra toutes ses forces dans son bras droit et lui asséna un monumental coup de poing en pleine figure.

Résistance futile sans aucun doute, mais il en ressentit une intense satisfaction.

Elle fut de courte durée, hélas. Il regretta immédiatement son geste lorsqu'il s'aperçut que son attaque n'avait pas eu plus d'effet que s'il avait frappé un mur de brique. Bo'sun saignait du nez, mais ne semblait absolument pas s'en apercevoir. Le fait de se faire ainsi cogner l'avait probablement irrité, en revanche, puisqu'il répliqua en gratifiant Jack d'un violent coup de pied dans les côtes.

La force du choc faillit l'envoyer au sol. Il eut plutôt l'impression d'avoir reçu un boulet de canon, et resta quelque secondes le souffle coupé, plié en deux. Il entendit vaguement les rires de son équipage, et releva la tête juste à temps pour entrevoir le grand Noir lever le bras qui tenait son pistolet - il perdit connaissance à la seconde où la crosse entra en contact avec sa tempe.

 ...

Assis au fond de sa cellule humide et crasseuse, Bill Turner tentait désespérément de mettre de l'ordre dans ses idées.

Il n'y comprenait rien.

Plus tôt dans la journée, il travaillait sur le pont du Pearl, comme à son habitude, pendant que son capitaine déchiffrait le mystérieux parchemin dans sa cabine et que son second, Hector Barbossa, prenait son tour à la barre du navire.

Puis, soudainement, tout avait basculé.

Depuis le gaillard arrière, Barbossa avait appelé tout l'équipage d'une voix forte, et les avait invités à interrompre leur tâche pour se rassembler et venir l'écouter.

Perplexe mais pas inquiet, Bill s'était joint aux autres curieux.

Et Barbossa avait entamé son discours.

Bill devait bien l'admettre, l'homme avait des dons d'orateur. Il savait se montrer aussi manipulateur que persuasif. Peut-être cela contribuait-il à l'attitude relativement passive qu'avait adopté le restant de l'équipage.

Il avait annoncé, de but en blanc, que leur capitaine les avait trahis. Que Jack avait eu l'intention de garder le trésor pour lui, et que ceci était la raison pour laquelle ils naviguaient sans même savoir où ils allaient depuis qu'ils avaient quitté Tortuga.

Bill avait ouvert de grands yeux. Jack Sparrow, trahir son équipage ? C'était parfaitement idiot. Jamais Jack ne ferait une chose pareille. Pirate ou non, il avait des principes. Tout comme son père, il s'en tenait strictement au Code, et s'il lui arrivait de s'en éloigner, il y avait toujours une bonne raison.

L'équipage, cependant, était tombé dans le panneau avec une rapidité ridicule. "Oui, c'est vrai, Jack ne nous a même pas dit où on va." "Jack nous a abandonnés." Bill avait assisté, impuissant et abasourdi, au retournement, en quelques dizaines de minutes, de tous les hommes du Pearl contre leur capitaine.

Et à la prise de pouvoir, sans discussion ni vote d'aucune sorte, d'Hector Barbossa, nouveau commandant auto-proclamé du navire.

Oh, certes, il y avait eu des protestations. Certains avaient eu le courage de prendre parti pour Jack. Et s'étaient retrouvés avec une arme sous la gorge, et la menace de subir le même sort que celui que Barbossa réservait à leur capitaine. Twigg, Bo'sun, Koehler et les autres complices du second avaient veillé à faire régner l'ordre et la discipline parmi les contestataires.

Avec le résultat efficace que quelques minutes plus tard, plus aucune voix n'avait osé remettre ouvertement en cause la terrible décision qui venait de se faire à leur insu.

Mais Bill, lui, avait eu droit à un sort différent. Sans doute Barbossa estimait-il - avec raison - que jamais il ne se soumettrait et ne cesserait de défendre son capitaine ; aussi, peu après le début des débats et avant même que Bill ait pu manifester courageusement son désaccord, il avait été entraîné par deux pirates à fond de cale et enfermé dans une des cellules dont Jack se servait si rarement.

"Toi", avait craché le dénommé Jacoby avec un petit sourire mauvais, "tu restes sagement ici et tu réfléchis de quel côté tu as envie de te placer. C'est toi qui vois. A plus tard."

Et on l'avait abandonné dans l'obscurité, sans eau ni nourriture, sans rien d'autre que sa terrible inquiétude pour Jack.

Bill ignorait ce que Barbossa comptait faire de lui, mais il avait suffisamment d'expérience dans la piraterie pour savoir qu'en règle générale, un capitaine victime d'une mutinerie - car c'était bien à cela qu'il assistait - courait de gros risques. L'idée lui traversa l'esprit que Jack allait peut-être mourir. Il était si simple, après tout, de se débarrasser d'un gêneur en lui collant une balle entre les deux yeux.

Il ne pouvait pas laisser une telle chose se produire.

Mû par une soudaine rage qui venait s'ajouter à la peur, Bill se leva et décida d'agir. Il n'allait certainement pas rester tranquillement assis dans sa prison pendant que Jack était peut-être en train de se faire assassiner par les mutins.

Il s'agenouilla devant la serrure qui fermait la grille métallique de la cellule et l'inspecta minutieusement.

Il devait bien y avoir un moyen de sortir de là.

Par chance, aucune sentinelle ne faisait le guet devant la geôle ; chaque membre d'équipage participait probablement à l'allégresse qui régnait sur le pont. Bill eut donc tout le loisir de se concentrer sur son objectif : faire sauter la serrure d'une manière ou d'une autre. Aller aider Jack, en espérant qu'il ne soit pas déjà trop tard. Il tremblait à cette idée.

Bill Turner défit sa ceinture et en arracha la tige de fer attachée à la boucle. Puis, s'armant de patience, il entreprit de faire jouer la tige dans le trou de la serrure, tentant de produire le déclic indiquant que cette dernière avait cédé.

Alors qu'il s'escrimait furieusement sur la grille de sa prison, un brouhaha de voix brisa soudain le silence qui régnait dans la cale. Il entendit plusieurs hommes parler à voix haute et rire, puis des bruits de pas dans les escaliers : quelqu'un descendait vers lui.

Il interrompit précipitamment sa tentative d'évasion et alla s'asseoir au fond de sa cellule, faisant mine d'attendre sagement que l'équipage décide de son sort.

Les hommes qui firent irruption dans la cale, toutefois, ne semblaient pas lui accorder la moindre attention. Bill se pencha légèrement afin de voir ce qui se tramait et sentit une sueur glaciale lui inonder le dos.

Dans la pénombre, il aperçut deux hommes - un très grand et un petit rondouillard - qui transportaient une troisième forme humaine, apparemment inerte. De là où il se trouvait, il était impossible à Bill de voir son visage, mais il devinait aisément l'identité de la personne.

Nom de dieu. Jack.

Bill s'efforça de rester calme et immobile, et regarda en silence pendant que les deux hommes s'approchaient sans même lui jeter un regard, ouvraient la cellule située à droite de la sienne, et y jetaient leur capitaine sans plus de ménagement que s'il s'était agi d'un sac de pommes de terre.

Bill entendit la clé tourner dans la serrure, puis les pas s'éloigner à nouveau, remonter les escaliers, et enfin le claquement de la porte menant sur le pont.

Seule une grille le séparait de la cellule voisine. Maudissant l'obscurité qui l'empêchait d'y voir correctement, il s'en approcha et distingua la silhouette de Jack allongée sur le sol.

S'ils l'ont enfermé, c'est qu'il est toujours vivant.

Il s'agenouilla et tendit la main aussi loin que possible à travers les barreaux pour le secouer par l'épaule, priant pour qu'il se réveille.

"Jack !" Il ne tenait pas à ce que l'un des membres d'équipage redescende dans la cale et préféra ne pas trop élever la voix. Son murmure parut suffire, cependant, car son capitaine remua et se roula en boule.

"Jack, je t'en supplie, réveille-toi !" Bill poussa un soupir de soulagement lorsqu'il leva la tête vers lui et le fixa avec des yeux étonnés.

"Bill ?"

Bill acquiesça en silence tout en essayant de déterminer dans quel état se trouvait Jack. Il aperçut le sang qui couvrait une partie de son visage et lui collait les cheveux contre le crâne. Le sol était également taché de sang, mais Bill savait qu'une blessure à la tête saignait toujours sans comparaison avec sa réelle gravité, et ne s'en inquiéta pas outre mesure.

Le plus grave était probablement la respiration saccadée et bruyante de Jack et la façon dont il se tenait le ventre, les genoux remontés contre la poitrine, qui laissaient supposer au moins une côte cassée, sinon pire.

Bill secoua la tête, écœuré. "Qu'est-ce qu'ils t'ont fait, Jack ?"

Jack ne répondit pas tout de suite, se hissa avec difficulté en position assise et porta une main hésitante à sa tête, qu'il ramena tachée de sang.

"Ils ont essayé de prendre mon navire", répondit-il d'une voix blanche. "J'ai essayé de me défendre, mais..." Il haussa les épaules. "C'était stupide de ma part."

Bill avait horreur du ton défaitiste qu'il entendait. Jamais il n'avait vu son capitaine afficher une expression aussi sombre. Il ne parvenait pas non plus à s'imaginer Jack se battant seul contre un équipage au complet et armé - il pouvait se considérer heureux de s'en tirer vivant, estima-t-il.

"Et toi ?" demanda Jack. "Qu'est-ce que tu fais ici ?"

Bill soupira et lui résuma les événements de l'après-midi. Il vit le regard de Jack s'assombrir encore un peu plus lorsqu'il évoqua brièvement comment Barbossa avait pris le contrôle de l'équipage.

"Je vais le tuer", déclara-t-il une fois que Bill eut terminé son récit. "Il va me le payer."

"Je resterai avec toi, Jack. On va aller lui faire payer ça."

A sa grande surprise, Jack agrippa soudain les barreaux des deux mains et plongea son regard noir dans le sien.

"Ne sois pas stupide, Bill Turner."

Bill fronça les sourcils.

"Je crois savoir ce qu'ils vont faire de moi", continua-t-il d'une voix presque agressive. "La procédure habituelle... M'abandonner sur une île déserte, tu vois le genre."

Bill se mordit la lèvre. Bien sûr. Comment avait-il pu ne pas y penser plus tôt ? Voilà ce qui arrivait à un capitaine victime d'une mutinerie. On le laissait sur une île perdue quelque part au milieu de l'océan, sans eau ni vivres, avec pour seul compagnon un pistolet chargé d'une unique balle. Une façon élégante de tuer le condamné sans se salir les mains, lui laissant le choix entre la lente mort de faim et de soif et la possibilité d'en finir lui-même.

Un classique dans le milieu de la flibuste.

Et un destin terrible.

Bill sentit la panique l'envahir et s'apprêta à protester, mais Jack le devança. "Toi, si tu adoptes un profil bas, ils ne te feront rien, c'est toi-même qui viens de me le dire. Ils te laissent le choix."

"Jack, si tu t'imagines que je vais me ranger du côté de..."

"Bill." Le ton était autoritaire et sans réplique. "Je suis toujours ton capitaine, oui ou non ?"

Bill secoua la tête, déconcerté. "Oui, bien sûr."

"Alors considère ce que je vais te dire comme un ordre. Tu vas te comporter sagement avec Barbossa et ses maudits traîtres, tu vas les laisser me débarquer sur un de ces paquets de sable, et tu ne vas pas te faire tuer en essayant bêtement de me soutenir. Savvy ?"

"Tu te laisses faire ?" Il n'en revenait pas. "Jack, tu veux les laisser agir à leur guise sans essayer de te défendre ?" Il ne reconnaissait pas là le capitaine Jack Sparrow, éternel optimiste, qui n'abandonnait jamais même dans les situations les plus désespérées.

Jack émit un petit rire amer qui se transforma en gémissement de douleur alors qu'il resserrait ses bras autour de son ventre. "A deux contre quarante ? S'il te plaît, Bill, je sais que tu es plus malin que ça."

Bill ne put qu'admettre qu'il avait raison. Abattu, il demanda : "Qu'est-ce que tu comptes faire, alors ?"

"Rien."

"Rien ? Attendre que Barbossa mette son projet à exécution ? Jack, ils t'ont tapé sur la tête trop fort, ou quoi ?"

"Oui. Mais ce n'est pas le problème." Il haussa à nouveau les épaules. "Il est hors de question que tu te fasses tuer inutilement sur mon compte." Il parut réfléchir un moment, puis fixa à nouveau Bill de ses yeux noirs soulignés de khôl et lui adressa un petit sourire réconfortant qu'il ne parvint pas à rendre naturel.

"Écoute-moi, Bill Turner. Quand ils vont venir te sortir d'ici, tu vas leur dire que tu es disposé à rejoindre leurs rangs. Tu te fais oublier pendant qu'ils font de moi ce qu'ils ont prévu. Moi, je me repose quelque temps sur une île déserte, pendant que toi, tu t'empares de ce trésor avec tous les autres. Ensuite, tu pourras revenir me chercher, et après..." Il plissa les yeux d'un air mauvais. "... après, on ira tuer Barbossa et chacun de ses maudits acolytes."

Bill lui répondit par un petit rire incrédule. Il savait parfaitement que Jack ne croyait pas plus que lui à cette petite histoire, mais il apprécia le retour d'une lueur d'espoir chez son capitaine, fût-elle entièrement fictive et uniquement destinée à faire coopérer.

Jack lui tendit une main à travers les barreaux. "D'accord ?"

Il hésita, mais se résigna à la serrer, le cœur lourd. "D'accord."

"Encore une chose. Je ne veux pas que tu sois sur le pont quand ils décideront de se débarrasser de moi."

"Jack - "

"Non." Sa voix était ferme. "Bill, on sait tous les deux que tu seras plus à même de garder ton sang-froid si tu ne vois pas ce qu'ils font. Je ne veux pas te voir assister à ça. C'est un ordre."

Bill lui lança un regard chargé d'amertume. "Oui, capitaine."

Le regard que lui rendit Jack Sparrow était le plus noir et le plus désespéré qu'il eut jamais vu.

••••••••••

Chapitre 6. L'île

Assis au fond de sa cellule humide, Jack maudit pour la énième fois son second et son équipage de traîtres. Il se demandait sans cesse ce qui pouvait bien se dérouler sur le pont du Black Pearl pendant que lui croupissait en prison ; comment la vie à bord de son propre navire s'organisait en son absence.

Il n'avait eu aucun contact avec l'équipage depuis trois jours qu'il passait à fond de cale. Le soir du premier jour, le grand dadais nommé Ragetti lui avait apporté une assiette de poisson froid et une bouteille d'eau douce à moitié vide ; Jack avait tenté d'entamer une conversation, mais Ragetti lui avait simplement adressé son habituel sourire niais avant de remonter précipitamment.

Depuis, personne n'était venu lui rendre visite. Jack n'avait pas d'autre choix que d'attendre, assis dans l'obscurité. Trop de sentiments se bousculaient dans sa tête pour qu'il parvienne à fermer l'œil ; par conséquent, il avait tout le loisir de songer jour et nuit à sa triste situation. Pour couronner le tout, réfléchir lui donnait encore plus mal à la tête.

Le grand Bo'sun ne l'avait pas raté lorsqu'il lui avait asséné son pistolet sur le crâne. La crosse de l'arme lui avait ouvert le cuir chevelu sur au moins six ou sept centimètres, au-dessus de l'oreille gauche. La coupure avait saigné abondamment, et Jack savait qu'elle aurait sans doute nécessité des points de suture, mais son équipage ne semblait se soucier que très modérément de son état de santé. Il n'avait même pas eu droit à un peu d'eau pour essuyer le sang de son visage.

Tout ce qu'il avait pu faire était de nouer étroitement son bandana autour de la blessure pour limiter l'hémorragie, et attendre que la plaie cicatrise d'elle-même. Pour le moment, il avait en permanence la pénible sensation que quelqu'un s'acharnait à lui donner des coups de marteau sur la tête, et des étoiles explosaient devant ses yeux en cas de mouvement trop brusque.

Cependant, il était davantage préoccupé par l'état de ses côtes. Le gros hématome qui s'était formé à l'endroit où la botte de Bo'sun l'avait touché lui avait d'abord paru anodin et il avait pensé que la douleur s'estomperait rapidement. Malheureusement, elle n'avait absolument pas diminué depuis trois jours ; au contraire, chacun de ses mouvements l'accentuait et lui coupait le souffle. Jack pensait qu'il avait une, voire plusieurs, côtes cassées, mais il ne pouvait strictement rien y faire, sinon essayer de bouger le moins possible.

Maudit Barbossa.

Bill ne lui avait pas tenu compagnie bien longtemps. Le lendemain de la mutinerie, très tôt, un membre d'équipage était descendu dans la cale et, sans s'intéresser le moins du monde à Jack, lui avait demandé si sa décision était prise. Alors, Turner, qu'est-ce que tu choisis ? La gloire et la fortune avec nous, ou la mort et l'oubli avec ton précieux capitaine ?

En sortant de sa prison, Bill avait lancé un regard désespéré à Jack, mais avait obéi au dernier ordre de son capitaine : il avait suivi l'homme docilement, sans opposer la moindre résistance, se soumettant au commandement d'Hector Barbossa . Jack avait bien vu que cette attitude lui coûtait, et il espérait que Bill saurait tenir sa langue et ne pas s'attirer des ennuis. Bonne chance, Bill Turner.

Cet après-midi là - où était-ce le matin ? Il était difficile d'estimer l'heure au fond de cette cale perpétuellement plongée dans la pénombre - Jack, épuisé, s'était mis à somnoler depuis quelques minutes lorsqu'un claquement de porte bruyant le tira brusquement de son demi-sommeil. Tous sens immédiatement aux aguets, il scruta l'obscurité et aperçut deux pirates, pistolet au poing, se diriger vers sa cellule. Il entendit le tintement caractéristique d'un trousseau de clés.

L'un des hommes, le dénommé Twigg, ouvrit la grille métallique qui grinça sur ses gonds et lui désigna la sortie d'un geste du menton. "Dehors, Sparrow."

Cette fois, Jack ne tenta pas d'opposer une quelconque résistance et se leva - bon dieu, ça faisait mal - pour suivre Twigg et son comparse, un grand costaud blond du nom de Carlson qui naviguait sur le Black Pearl depuis un peu moins d'un an et qui paraissait plutôt satisfait de se retrouver en position de supériorité par rapport à son capitaine.

"Allez, dépêche." Carlson le saisit par le bras et l'entraîna dans les escaliers, puis dehors sur le pont.

Jack fut instantanément ébloui par le soleil éclatant qui brillait dans le ciel bleu, et se protégea les yeux de sa main libre. La lumière ravivait son mal de tête et lui donnait légèrement le tournis. L'équipage l'attendait, rassemblé en demi-cercle autour de lui, excités comme s'ils allaient assister à un divertissement particulièrement plaisant. Il entendit Pintel et Ragetti glousser, et Bo'sun les faire taire d'un grognement excédé.

Hector Barbossa se tenait à la tête du groupe, se dressant de toute sa hauteur, triomphant, fier et arrogant, un sourire malicieux aux lèvres.

Jack fut pris d'une folle envie d'adresser quelques répliques bien senties à son maudit second et à son équipage de traîtres froussards, mais il estimait qu'il valait mieux éviter une nouvelle altercation à quarante contre un et se tut, bouillant de rage, laissant ses yeux s'habituer à la luminosité et se demandant si son heure était arrivée.

Apparemment, elle l'était.

Il distingua, au loin, une petite île au sable scintillant sous le soleil, ornée de quelques palmiers verdoyants dont les feuilles s'agitaient dans le vent. Il nota surtout, beaucoup plus près, la grande planche de bois qui avait été installée sur le Pearl, partant du bastingage et se dressant à l'horizontale au-dessus de la mer à cinq ou six mètres de la surface de l'eau.

Il avait deviné juste : Barbossa avait décidé de l'abandonner sur l'une de ces petites îles désertes, isolées et non connues des cartes et des marins, lui promettant ainsi une mort infiniment plus lente et plus pénible qu'une balle entre les deux yeux. Espèce de lâche.

"Alors, Jack, prêt pour un petit séjour tropical ?" Hector s'était avancé vers lui et entoura ses épaules de son bras, en un geste faussement amical. Jack ressentait fortement l'envie de lui coller son poing dans le nez, mais refusa de laisser transparaître la moindre émotion.

"Capitaine Jack, Hector, s'il te plaît", répondit-il sur le même ton aimable. "Tu m'en vois ravi."

"Tant mieux, Jack. Tant mieux. Parce que ce petit séjour risque fort de durer... éternellement", sourit Barbossa alors que l'équipage partait d'un grand rire. Jack les ignora de son mieux et leva dignement la tête. Il n'apercevait pas Bill Turner dans la foule ; il avait apparemment réussi à se tenir à distance de l'évènement du jour. Jack lui en fut reconnaissant.

Visiblement peu disposé à perdre du temps en bavardages futiles, Hector Barbossa tira son épée de son fourreau et vint se placer juste derrière lui, s'approchant jusqu'à ce qu'il sente la pointe de l'arme entrer en contact avec le bas de son dos. "Allons, Jack. Sur la planche."

Jack jeta un regard circulaire tout autour de lui, évaluant désespérément les ultimes possibilités d'échapper à son destin imminent et peu encourageant. Il n'en vit aucune. Chacun de ses membres d'équipage avait les yeux rivés sur lui, certains malicieux et moqueurs, d'autres plus embarrassés, mais aucun d'eux se semblait enclin à lui porter secours. Qu'auraient-ils pu faire, d'ailleurs.

La mort dans l'âme, il passa devant ses hommes et monta sur la planche, instable et ballottée par le tangage du navire. Il ne parvenait pas à croire que cela lui arrivait à lui. Quelle poisse.

Pendant qu'il considérait les chances qu'il avait de se sortir vivant de cette mésaventure, une idée lui vint subitement. Il fit volte-face et se tourna vers son second. "Hector, tu connais le Code", dit-il en essayant de se donner un air autoritaire.

Avant qu'il ait pu développer, Barbossa acquiesca et frappa dans ses mains. Il paraissait savoir parfaitement ce que son ancien capitaine était sur le point de lui dire. "Bien sûr, Jack Sparrow, je connais le Code. Et je vais le respecter." Il tendit la main vers le grand Bo'sun, posté juste derrière lui, et ce dernier lui remit le pistolet de Jack, qu'il avait dû récupérer dans sa cabine.

"Un pistolet avec une seule balle, Jack. Une chance pour toi de précipiter ton inévitable destin... A toi de voir." Barbossa lui lança l'arme. Jack la rattrapa et la coinça dans sa ceinture, puis se retourna vers l'île déserte. Elle était loin. Il se demanda comment il parviendrait à parcourir une telle distance à la nage avec une côte cassée, mais il n'avait pas le choix. Encore que, à bien y réfléchir, une mort par noyade serait probablement préférable à une lente agonie sur ce bandeau de sable.

"Alors quoi, Sparrow, on rêve ?" La voix impatiente de Koehler s'éleva derrière lui. Jack l'ignora et s'avança jusqu'à l'extrémité de la planche avec toute la dignité dont il était capable. Non, aucune alternative n'était possible. Il allait devoir sauter.

Il avait trop de fierté pour attendre qu'on vienne le pousser, aussi, après avoir jeté un dernier regard en arrière, vers son navire, son chez-lui, il prit une profonde inspiration et plongea.

...

Lorsque Jack posa enfin le pied sur la terre ferme, il était certain qu'il n'aurait pas pu nager une minute de plus. Il utilisa ses dernières forces pour atteindre le sable sec et s'y laissa tomber, hors d'haleine. Il n'avait ni l'envie ni le courage de lever la tête pour apercevoir son Black Pearl, à l'horizon, qui naviguait toutes voiles dehors en le laissant désespérément seul sur ces quelques mètres de terre abandonnée.

Il resta simplement là, allongé sur le sable brûlant, les yeux fermés pour se protéger du soleil de plomb, maudissant une fois de plus Barbossa, son équipage de mutins et sa propre stupidité d'avoir fait confiance à cette crapule.

L'eau salée avait rouvert sa blessure à la tête, et il sentait le sang chaud dégouliner le long de son crâne. Par ailleurs, sa séance de nage forcée avait dû faire le plus grand mal à sa cage thoracique déjà en mauvais état, car il avait à présent l'impression que quelqu'un s'acharnait à lui donner des coups de massue sur les côtes.

Le trajet du Pearl jusqu'à l'île avait été un calvaire. Une fois dans l'eau, Jack avait réalisé que la distance à parcourir était beaucoup, beaucoup plus grande que ce qu'il avait cru en observant l'île du haut de sa planche. Il s'était demandé si son maudit second n'avait pas tout simplement l'intention de le noyer, mais avait décidé qu'il ne lui donnerait pas ce plaisir et s'était mis à nager.

Par chance, il était un bon nageur - chose assez rare parmi les marins, paradoxalement, et chose que Barbossa n'avait pas pris la peine de vérifier avant de l'envoyer à la mer -, mais il ne se trouvait pas vraiment dans les conditions idéales pour effectuer des prouesses sportives. Il avait tenté de nager lentement et régulièrement, avec des mouvements calmes et une respiration contrôlée ; mais la partie s'était vite avérée impossible étant donné que la moindre inspiration lui faisait l'effet d'un coup de poignard entre les côtes.

A cela s'ajoutait le poids de ses vêtements - il avait regretté amèrement de ne pas avoir laissé son manteau, ses bottes et ses différents effets à bord du navire - qui le tiraient vers le bas et lui demandaient des efforts considérables pour se maintenir à la surface, et une douleur lancinante à la tête, ravivée par l'eau de mer.

Il avait donc rapidement perdu son rythme de progression calme et fluide, et s'était vite retrouvé à bout de forces et à bout de souffle. Pendant un instant, il avait bien cru qu'il n'y parviendrait pas. Le Pearl était loin, l'île l'était encore davantage, et l'immensité bleue qu'il devait traverser lui paraissait infinie. Mais il s'était repris en de disant qu'il était le capitaine Jack Sparrow, qu'il n'avait pas vécu vingt-deux années pour mourir d'une façon aussi stupide, et qu'il n'allait pas contenter Hector Barbossa en se noyant devant ses yeux.

Alors il avait continué. Brasse par brasse, mètre par mètre, les dents serrées et la respiration saccadée, il avait avancé vers la forme mouvante des palmiers dont les feuilles ondulaient au vent. Et finalement, ses pieds étaient entrés en contact avec le sable. Il avait réussi.

Il resta longuement allongé sur la plage, laissant ses vêtements sécher au soleil, essayant de reprendre des forces. Il avait déjà soif. Son instinct de survie lui dictait de parcourir l'île à la recherche d'un hypothétique point d'eau, mais au fond de lui, il savait parfaitement qu'il n'en trouverait pas. Hector Barbossa connaissant les Caraïbes comme sa poche, on pouvait lui faire confiance pour dénicher l'un de ces petits îlots sans aucune ressource naturelle.

Sans aucune possibilité de survie.

Néanmoins, Jack Sparrow n'était pas homme à se résigner aussi facilement. Au bout d'un certain temps, il se leva, décidé à explorer son nouveau territoire. Il retira son manteau et ses bottes et les laissa sur le sable, et s'apprêtait à se débarrasser de sa ceinture lorsque son regard tomba sur l'objet qui y était accroché.

Le compas de Tia Dalma.

Il l'avait complètement oublié dans l'agitation des trois derniers jours, mais la boussole ne l'avait jamais quitté. Ni Barbossa ni aucun membre de son équipage n'avait jugé utile de le lui confisquer ; il avait au moins été assez malin pour ne dévoiler à personne les propriétés magiques de l'objet.

Il le détacha de sa ceinture et l'ouvrit. Il observa l'aiguille tournoyer pendant quelques secondes, puis se fixer sur l'horizon - sur le petit point noir qui disparaissait progressivement. Le Black Pearl. Le navire pour lequel il était allé jusqu'à vendre son âme, et qui était à présent dirigé par un satané traître. Il en aurait hurlé de rage.

Jack se demanda si ce qu'il désirait le plus au monde à cet instant était de récupérer son navire, ou d'étriper son second à mains nues. Dans les deux cas, le cap à suivre était le même. Et il lui était strictement impossible de le faire.

Je veux partir d'ici, se répéta mentalement Jack, les yeux rivés sur l'aiguille. Je veux trouver un moyen de quitter cette maudite île. Mais le compas indiquait toujours le Pearl, et continua à pointer dans sa direction même après que le minuscule point noir eut disparu à l'horizon.

Excédé, Jack referma le couvercle de la boussole et la posa sur son manteau.

Il saisit ensuite le pistolet, toujours coincé dans sa ceinture, et le retourna entre ses mains. Une seule balle... Une seule suffirait largement. Il s'était servi d'une arme suffisamment de fois pour savoir exactement comment il fallait s'y prendre. Il était parfaitement en mesure de précipiter son inévitable destin. Et c'était exactement ce que ce lâche d'Hector Barbossa espérait. Eh bien, Barbossa pouvait aller tout droit en enfer. Jack n'allait certainement pas faire le travail à sa place. Il avait bien l'intention de vivre chaque minute qui lui restait.

Il laissa le pistolet avec le restant de ses affaires et transporta le tout au pied d'un palmier, un peu plus loin de la mer. Puis il déchira une bande de tissu dans le bas de sa chemise et la noua autour de sa coupure qui saignait toujours, et partit faire un tour d'exploration.

Même à l'ombre, l'île était une fournaise. Le soleil était déjà relativement bas dans le ciel, mais la chaleur était encore quasiment insoutenable. Une légère brise soufflait par intermittence, mais le vent lui-même était tiède et ne parvenait pas à rafraîchir l'air le moins du monde.

Jack longea la mer, lançant des regards à droite et à gauche, tentant de repérer le moindre élément qui pourrait lui être utile d'une manière ou d'une autre. Mais il n'en vit pas. A sa droite, il n'y avait que le sable blanc et brûlant, les eaux turquoises à peine agitées par quelques vaguelettes, et le ciel d'un bleu éclatant, sans le moindre nuage annonciateur d'une pluie bienvenue. A sa gauche, le sol était recouvert d'un mélange de sable, d'herbes vertes et de brindilles cassées. Les palmiers aux feuilles partiellement jaunies se dressaient vers le ciel, et de temps à autre, un arbre touffu offrait une zone d'ombre plus compacte.

De l'autre côté de l'île, il rencontra quelques cocotiers. Il leva la tête et aperçut les lourdes noix de coco qui pendaient, à plusieurs mètres de hauteur, juste sous les feuilles. Il savait qu'on pouvait trouver du lait dans les noix de coco. Simplement, il n'avait aucun moyen d'y accéder. L'arbre était beaucoup trop lisse et droit pour y grimper, et ses tentatives de donner des coups dans le tronc pour faire tomber les fruits furent rapidement vouées à l'échec.

En moins de vingt minutes, il avait fait le tour de l'île. Il revint vers l'endroit où il avait posé ses vêtements et s'assit au pied du palmier, fixant l'horizon.

Celui qui était responsable du bon fonctionnement de l'univers devait vraiment le haïr, songea-t-il. Il n'avait rien fait, rien, pour mériter cela. Il avait de plus en plus soif. Il commençait également à avoir faim ; il n'avait rien avalé depuis le reste de poisson froid que son équipage avait daigné lui apporter dans sa cellule, déjà deux jours plus tôt. Sa tête lui faisait mal. Ses côtes lui faisaient mal. Il avait l'impression de se sentir anormalement faible - peut-être était-ce le manque d'eau et de nourriture, ou l'interminable et pénible trajet à la nage, ou le sang qu'il avait perdu, ou peut-être tout cela en même temps. Et il savait que cette impression n'irait malheureusement pas en s'arrangeant.

Il se demanda combien de temps l'on pouvait survivre sans boire et sans manger. Pas très longtemps, lui souffla une petite voix dans sa tête. Il pensa à ce qu'aurait dit son père, l'index levé et le ton professoral. Avec cette chaleur, je ne te donne pas une semaine, Jackie. Tu payes le prix de ta stupidité. Oh oui, il avait été stupide. C'était sans doute là sa seule erreur, d'avoir fait confiance à Barbossa et à sa troupe de révoltés. Il aurait dû s'en douter. Mais non. Il avait parlé, comme un imbécile, faisant part de ses grands projets de gloire à celui qu'il pensait pouvoir considérer comme un ami.

Au moins, se dit-il, la leçon était claire. Dans le monde impitoyable de la piraterie, la confiance et l'amitié n'existaient pas. Il se jura d'appliquer ce principe la prochaine fois.

La prochaine fois... Il risque fort de ne pas y avoir de prochaine fois, Jackie.

Il chassa l'image de Teague de sa tête et pensa à Bill. Bill, éternellement loyal, laissé seul au milieu de cette bande d'assassins - ce n'était pas une pensée réconfortante non plus. Jack priait pour qu'il ait l'intelligence d'adopter un profil bas et de ne pas mettre inutilement sa vie en danger.

Le soleil touchait presque la ligne l'horizon, à présent, et le ciel se teintait de rouge au-dessus de la mer. L'air était toujours aussi chaud. Jack songea à faire un nouveau tour de l'île, par l'intérieur cette fois, simplement pour s'occuper et ne plus penser à toutes ces perspectives moins que réjouissantes qui s'offraient à lui. Il se redressa, mais ses côtes protestèrent violemment et il décida d'abandonner momentanément l'idée de la promenade. Après tout, il avait tout son temps. Si même son propre corps avait pris l'initiative de se mutiner contre lui, tant pis.

A la place, il se constitua un oreiller de fortune en roulant son manteau encore humide en boule et s'allongea sur le dos, les yeux tournés vers le ciel ou la lune et quelques pâles étoiles commençaient à faire leur apparition. Il s'attendait à ne pas réussir à fermer l'œil, mais la fatigue dut avoir raison de ses désagréables réflexions sur son avenir car il s'endormit aussitôt.

...

Il se réveilla avec la sensation de cuire sur place, et s'aperçut que la zone d'ombre dans laquelle il avait dormi était à présent inondée par un soleil matinal mais déjà brûlant. Il se leva brusquement et regretta son geste quand sa tête se mit à tourner à tel point qu'il dut se rattraper au tronc du palmier pour ne pas tomber. Les effets de la déshydratation devaient commencer à se faire sentir. Il réalisa à quel point il avait soif et se dit que tout compte fait, il lui faudrait peut-être même moins qu'une semaine pour en mourir.

Arrête de penser à ça.

A défaut d'eau potable, il avait au moins à sa disposition une immense étendue d'eau salée. Il marcha d'un pas incertain jusqu'à la mer et s'avança dans l'eau agréablement fraîche. Être entouré de tout ce liquide limpide et turquoise et ne pas pouvoir en boire une goutte s'avéra être une véritable torture. Il était fortement tenté d'essayer, simplement pour avoir la délicieuse sensation de fraîcheur descendant le long de sa gorge, mais il savait que boire de l'eau de mer était la pire erreur que l'on puisse commettre en cas de soif.

Lorsqu'il estima que la température de son organisme avait à nouveau atteint un degré acceptable, il sortit de l'eau et décida, puisqu'il était debout, de parcourir l'île une deuxième fois.

Jack sillonna la petite bande de sable de long en large, cette fois, guettant l'apparition improbable de quelque source naturelle, d'une noix de coco tombée à terre, d'un oiseau mort dont il aurait éventuellement pu se nourrir. Mais non. L'endroit était tout aussi desséché et désolé que la veille, et il finit par se rasseoir à côté de ses affaires, dans le petit carré d'ombre qui était encore disponible au pied du palmier.

Bon dieu, il lui fallait à boire.

Il songea que l'eau douce était un bien dont on a trop souvent tendance à négliger l'importance. A bord du Pearl, il délaissait souvent l'eau pour le rhum, mais à présent, il aurait donné n'importe quoi pour une gorgée d'eau fraîche - ou même chaude, ou croupie, ou verdâtre, ou n'importe quoi du moment que ce fût potable. Ce n'était que maintenant qu'il en était privé qu'il réalisait à quel point c'était une chose merveilleuse.

Le dos contre le tronc de l'arbre, les yeux fermés, Jack laissa passer les minutes, puis les heures, s'assoupissant par moments, puis se réveillant la gorge encore plus sèche qu'auparavant. Il sentait son estomac se révolter contre le manque de nourriture et ne parvenait pas à faire abstraction du mal de tête lancinant qui lui vrillait les tempes.

Pour se distraire, il imagina ce qu'il ferait si, contre tout espoir, il s'échappait vivant de cette île. Il élabora des plans de vengeance contre Hector Barbossa, avec la même rancœur que lorsqu'il avait planifié sa revanche sur Cutler Beckett, deux ans plus tôt. Il avait commis la même erreur avec ces deux-là, songea-t-il. Il les avait sous-estimés, l'un comme l'autre. Il avait été assez naïf pour se persuader qu'il s'en sortirait à son avantage, et voilà où ça l'avait mené.

Maudit Beckett. Maudit Barbossa.

Mais Barbossa allait le lui payer, tout comme Beckett en son temps. Il retrouverait son second, en même temps que son Black Pearl, le trésor aztèque et Bill Turner, et il le tuerait avec cette seule et unique balle en principe destinée à lui-même. Jack n'avait pas pour habitude de tuer qui que ce soit de sang-froid et encore moins avec préméditation, mais Barbossa le méritait. Oh oui, il l'avait bien cherché.

Puis le capitaine Jack Sparrow reprendrait le commandement de son navire, remplirait ses cales avec les huit cent quatre-vingt-deux pièces d'or de Cortés, se constituerait un nouvel équipage et écumerait les océans en paix pour le restant de ses jours.

C'était un bon plan. Un très bon plan. Mais pour le mettre à exécution, encore fallait-il commencer par s'évader de cette vaste prison à l'air libre, dont les seuls barreaux étaient cette masse bleue et étincelante qui s'étendait à perte de vue.

Et il n'avait absolument aucune idée e la façon dont il pouvait bien s'y prendre.

Maudite île.

Il ouvrit son compas et suivit l'aiguille des yeux le temps qu'elle se fixe sur le même cap que la veille. Le Pearl. Les Bahamas. Le trésor. Hector Barbossa.

"Tu ne m'aides pas, toi", dit-il à l'objet à voix haute. Il le secoua, comme si le mouvement pouvait avoir une quelconque influence sur la direction de l'aiguille, mais rien ne se produisit.

Après une journée aussi interminable que désespérée, la nuit tomba une nouvelle fois sur l'île et la mer environnante. Jack passa près d'une heure à essayer d'allumer un feu sur le sable avec les rares cailloux et brindilles qu'il avait pu trouver, et parvint finalement à obtenir quelques flammes orangées qui jetaient un faible reflet sur l'eau.

Non pas qu'il eût besoin de feu pour se réchauffer ou cuire quoi que ce soit, mais la partie résolument optimiste de son esprit lui soufflait que la nuit, un feu se voit de très loin. Avec beaucoup de chance, peut-être qu'un navire passerait à proximité de l'île, et il serait sauvé.

Mais il lui faudrait un sacré coup de chance.

Et la chance semblait avoir momentanément abandonné Jack Sparrow.

••••••••••

Chapitre 7. La Santa Ana

La deuxième nuit passée sur l'île déserte parut à Jack infiniment plus longue que la première. Il ne réussit pas à plonger à nouveau dans le sommeil profond et sans rêve qui avait rendu celle-ci relativement confortable, et ne parvint qu'à somnoler par intermittence, sans cesse ramené à la désagréable réalité soit par une nouvelle vague de désespoir, soit par les protestations de plus en plus vives de son corps affamé et déshydraté.

De l'eau. Il aurait donné n'importe quoi pour pouvoir tremper ses lèvres sans un liquide potable. Si son âme n'avait pas déjà appartenu à Davy Jones, sans doute l'aurait-il vendue en échange d'une bouteille. Il lui fallait de l'eau.

Lorsque le ciel vira enfin du noir au gris et que le soleil commença à étendre ses rayons chauds sur la mer, Jack émergea d'un demi-sommeil comateux qui ne l'avait pas empêché de ressasser mille fois toutes les sombres pensées qu'il aurait voulu oublier. Il garda les yeux fermés et ne bougea pas, n'ayant aucune envie d'affronter son troisième jour d'isolement qui, il le savait, n'apporterait rien de nouveau à sa détestable situation.

Tu vas mourir. L'idée s'insinuait dans son esprit, sournoisement, et y revenait malgré tous ses efforts pour la chasser. Tu vas mourir et tu ne peux rien y faire.

Il attendit que la chaleur devienne une fois de plus insupportable, puis rassembla les quelques forces qui lui restaient dans l'intention de se déplacer vers l'ombre. Dès qu'il se redressa en position assise, il fut pris de vertiges qui le forcèrent à rester au sol, sous peine de tomber au moindre pas qu'il tenterait de faire. Son mal de tête avait tellement empiré qu'il en avait presque des nausées.

Lève-toi. Mets-toi à l'ombre.

Il attendit que les points noirs disparaissent de son champ de vision et fit une nouvelle tentative. Une fois debout, il se dirigea d'un pas chancelant vers la petite zone ombragée qu'offraient les palmiers à cette heure de la journée. Il se laissa retomber à côté de sa pile de vêtements, épuisé. Ses muscles privés d'eau lui faisaient mal.

Il saisit le pistolet toujours posé sur son manteau et le contempla longuement. Il en sortit la balle de plomb et la retourna entre ses doigts. Ça serait si simple... Non. Il s'interdit d'effleurer cette alternative. Certes, ce serait simple. Mais ce serait indigne du grand capitaine Sparrow, décida-t-il.

Cette balle est pour Barbossa, tu te rappelles ?

Oui, exactement. Cette pensée le réconforta un peu et il rechargea l'arme avant de la reposer avec le restant de ses affaires. Non, décidément le suicide ne faisait pas partie des options.

Alors il fallait faire quelque chose. Attendre ne servait à rien. Personne ne viendrait le chercher. Il n'était pas disposé à se laisser mourir au pied de son palmier. Au moins mourrait-il en action.

Le seul divertissement qui s'offrait à lui était de parcourir encore une fois la petite île. On ne savait jamais, peut-être que quelque chose y était apparu pendant la nuit. Dans l'état où il se trouvait, le divertissement risquait fort de tourner au calvaire, mais il choisit d'essayer.

A peine avait-il fait quelques pas en se retenant au tronc des arbres qu'il fut stoppé net par une violente crampe d'estomac. Il se laissa tomber à genoux dans les herbes éparses en se tenant le ventre à deux mains, le front pressé contre le sable chaud, attendant que son organisme cesse de lui réclamer à grands cris la nourriture dont il était privé depuis trop longtemps.

Lorsque la douleur redevint supportable et que Jack fut à nouveau capable de réfléchir normalement, il prit conscience qu'il devrait logiquement transpirer mais que ce n'était pas le cas. C'était mauvais signe.

Priant pour que les crampes ne reviennent pas dans l'immédiat, il prit appui contre un cocotier et se hissa de nouveau sur ses jambes flageolantes, ferma les yeux quelques secondes afin de faire diminuer la sensation de vertige, et se remit en marche, errant au hasard entre les arbres, sans savoir ce qu'il pouvait bien trouver d'intéressant.

Il se concentrait simplement pour rester debout, posant un pied devant l'autre, ignorant le marteau qui lui tapait sur le crâne à chacun de ses mouvements. Il entendait les brindilles mortes se casser sous ses pas.

Crac. Crac.

Crac.

Bomp.

Bomp ? Jack marqua un temps d'arrêt. Allons bon, voilà qu'il avait des hallucinations, à présent. Bomp n'était pas le son qu'était censé produire un pied nu sur du sable et des branches, n'est-ce pas ?

Pourtant, lorsqu'il fit un autre pas chancelant en avant, le même son se répéta. Un son étouffé, sourd. Creux.

Poussé par la curiosité, il se mit à genoux dans le sable et tâta le sol des deux mains. Au bout de quelques minutes de recherches infructueuses et une nouvelle crampe d'estomac aussi brutale que la première, il finit par tomber sur une planche de bois qui dépassait du sable, et qu'il avait mise à découvert en déblayant en partie le terrain.

Que faisait une planche en bois enterrée sur une île déserte ?

Il y a peut-être quelque chose là-dessous.

Jack réalisa qu'il se sentait de plus en plus mal. Sa vision devenait floue par moments, et il prit conscience que s'il ne se dépêchait pas de percer le mystère qu'il venait de soulever, il risquait fort de perdre connaissance et de ne jamais se réveiller.

Avec l'énergie du désespoir, il creusa frénétiquement le sable autour de lui, le cœur battant. Il découvrit que la planche appartenait en réalité à toute une série de planches clouées les unes contre les autres et enterrées horizontalement, à quelques centimètres de profondeur seulement.

De plus en plus curieux.

Brusquement, ses doigts rencontrèrent un matériau froid et lisse qui n'avait rien à voir avec le bois usé des planches. Il baissa les yeux et déterra l'étrange objet.

C'était un anneau de métal, de la taille de sa paume et à peine rouillé. L'anneau était accroché aux planches.

Une trappe ?

Jack se sentait trembler. D'excitation, d'épuisement, il n'en savait rien. Mais la découverte qu'il venait de faire fit immédiatement renaître en lui un immense sentiment d'espoir. Le fait que ce maudit paquet de sable isolé comporte un élément aussi peu ordinaire qu'une trappe enterrée au pied d'un palmier donnait soudain naissance à un million de possibilités.

Ne te réjouis pas trop vite. Tu ne sais pas ce qu'il y a là-dessous.

Il n'y avait qu'une façon de vérifier. Il se remit debout - et retomba aussitôt, pris de vertige. Il attendit quelques secondes et se leva à nouveau, avec plus de succès cette fois. Il saisit l'anneau métallique de ses deux mains et tira de toutes les forces qui lui restaient.

A sa grande surprise, la trappe céda sans beaucoup de résistance. Les gonds semblaient fonctionner parfaitement, et elle n'émit qu'un faible grincement en basculant.

Jack se laissa retomber au sol et se pencha au-dessus de l'ouverture qu'avait révélé la trappe. C'était un trou carré, d'environ un mètre de côté, et dans lequel on pouvait visiblement descendre par un grossier escalier de bois qui disparaissait dans l'obscurité.

Il réfléchit très vite, le cœur battant à tout rompre. Un cache. Un lieu secret, construit par l'homme.

Il y a au moins une autre personne qui a mis les pieds sur cette île.

Il contourna le trou à quatre pattes et posa un pied sur l'escalier. Il fut étonné, encore une fois, de voir à quel point tout ce matériel semblait solide et bien entretenu.

Quelqu'un doit venir ici fréquemment.

Stimulé par le mystère, l'adrénaline lui redonnant de l'énergie, il se mit debout sur la première marche et entreprit de descendre, fermement accroché au bois pour ne pas dégringoler jusqu'en bas.

Le trou n'était pas profond, et il toucha rapidement la terre ferme. Il entra en contact avec du sable merveilleusement frais - tout l'endroit était préservé de la fournaise qui régnait à l'extérieur, et rien que pour cela, sa découverte valait de l'or.

Par chance, le soleil était presque à son zénith, et éclairait une zone assez large de la cachette aménagée sous la surface de l'île. Lorsque Jack aperçut ce qui occupait le petit espace, il fut persuadé qu'il était victime d'un mirage.

Des bouteilles.

Des dizaines et des dizaines de bouteilles en verre alignées le long des quatre murs en planches de bois grossièrement taillées.

Jack ferma les yeux un moment, puis les rouvrit. Les bouteilles étaient toujours là. Il s'assit lourdement sur le sable froid et tendit une main tremblante vers le récipient le plus proche.

Il était frais et lourd dans sa main. Plein. Plein d'un liquide qu'il sentait clapoter à l'intérieur.

Il mordit dans le bouchon en liège qui fermait la bouteille, le retira avec ses dents et approcha le goulot de son nez.

Il reconnut tout de suite l'odeur.

Du rhum.

Rhumrhumrhumrhumhumrhumrhum. Rhum.

Il y en avait des litres et des litres. Suffisamment pour pouvoir se baigner dedans. Non, pas de bain. Il ne gâcherait pas le rhum pour un bain. Il en boirait la totalité. Il viderait chaque bouteille jusqu'à la dernière goutte.

Sans bien réaliser ce qui lui arrivait, Jack porta le goulot à ses lèvres sèches et but une gorgée. L'alcool lui brûla la gorge et lui monta presque immédiatement à la tête. C'était trop réel pour une hallucination. C'était la réalité.

Et c'était la sensation la plus merveilleuse qu'il ait jamais connue.

Il oublia momentanément tout le reste. Sa situation, l'île déserte, le manque de nourriture, Barbossa, tout disparut de sa mémoire alors qu'il buvait le liquide brun à grandes goulées. Chaque gorgée lui donnait le sentiment de renaître progressivement, comme une plante desséchée qui redresse ses feuilles lorsqu'on finit par l'arroser.

Du rhum.

Pouvait-on imaginer une telle chance ?

Il lui fallut moins d'une demi-heure pour être parfaitement ivre. Il était pourtant habitué à l'alcool, mais il avait bu une bouteille entière et n'avait rien mangé depuis cinq jours. La tête se remit à lui tourner, mais cette fois, c'était la délicieuse torpeur de l'ivresse qui anesthésiait sa perception et lui donnait des vertiges.

Par conséquent, Jack n'eut absolument pas conscience de ce qui se tramait à la surface de l'île pendant qu'il somnolait au bas de l'escalier, allongé dans le sable frais.

Il ne vit pas la goélette aux voiles blanches apparaître à l'horizon ; il ne la vit pas jeter l'ancre à quelques encablures de la plage, pas plus qu'il n'assista au débarquement, un peu plus tard, d'un groupe de cinq hommes venus à la rame depuis le navire dans une étroite barque.

Il n'entendit pas les exclamations stupéfaites des inconnus lorsqu'ils découvrirent, sous le palmier, les vêtements et effets qu'il y avait abandonnés, ni les pas précipités qui se rapprochaient de la cachette souterraine, ni même le craquement de l'escalier de bois lorsque les hommes entreprirent de le descendre.

Il sentit parfaitement, en revanche, la gifle que l'un des inconnus lui administra sans douceur.

Jack entrouvrit les yeux et distingua le visage d'un homme d'une cinquantaine d'années, brûlé par le soleil et encadré par une épaisse barbe brune. Il entendait sa voix, sans parvenir à saisir les mots. Un rêve. C'est un rêve. Il referma les yeux, mais l'autre ne semblait pas disposé à le laisser tranquille et le gratifia d'une nouvelle claque.

"¿ Todavía vive ?" Une autre voix.

"Sí. Creo que sí."

"Oi, hijo, ¿ me entiendes ?"

Jack fixa l'homme avec la plus totale incompréhension. Il remarqua que celui-ci était entouré par d'autres, dont deux avaient tiré leur épée de leur fourreau et paraissaient sur la défensive - il se demanda un instant comment il pouvait bien avoir l'air dangereux.

Encore une fois, c'était trop réel pour une hallucination. Alors, ça ne pouvait être que...

Des hommes. Il n'était plus seul sur cette île. Quelqu'un était venu, et l'avait trouvé. Quelqu'un était venu.

S'il en avait eu la force, il aurait sans doute sauté au cou du gros barbu penché sur lui. Jamais il n'avait été aussi heureux de voir une personne vivante en face de lui ; qu'importe si ladite personne n'avait pas l'air particulièrement enthousiaste et même franchement agressive.

L'homme parla une nouvelle fois, visiblement à bout de patience.

"Vas a decirme lo que haces aquí, cuate. ¿ Me oyes ?"

Jack avait suffisamment repris pied dans la réalité pour se rendre compte que les inconnus s'exprimaient en espagnol. Il comprenait relativement bien la langue, mais de là à la parler... Apparemment, l'homme à la barbe lui demandait ce qu'il faisait là.

Il roula sur le côté et s'assit, le dos contre l'escalier. Le mal de tête lancinant se fit immédiatement sentir à nouveau, mais le moment était mal choisi pour s'en formaliser. Les cinq hommes l'entouraient de près et fixaient sur lui un regard inquisiteur, attendant visiblement une explication à sa présence sur l'île.

Rassemblant ses forces et utilisant un savant mélange d'espagnol, d'anglais et de gestes, Jack tenta d'exposer sa situation. Il était inutile d'essayer de mentir, alors il raconta la vérité. Il était capitaine d'un navire - il se garda bien de préciser qu'il s'agissait d'un vaisseau pirate - , son équipage s'était mutiné contre lui et l'avait laissé mourir sur ce bout de terre abandonné de tous - enfin, presque.

Les hommes l'écoutèrent en silence, puis le barbu, qui semblait être le chef de la petite troupe, hocha la tête d'un air faussement compatissant. "Y ¿ desde cuánto días estás aquí ?"

Depuis combien de jours était-il ici ? Jack dut réfléchir quelques secondes avant de répondre. Il avait momentanément perdu la notion du temps.

"Tres días", répondit-il.

L'homme émit un petit ricanement. "Y desde tres días, te quedes aquí bebendo nuestro ron, ¿ verdad ?"

Nuestro ron... Les yeux de Jack s'agrandirent. Notre rhum. La cachette était donc la propriété de ces Espagnols. Et ils l'accusaient d'avoir passé trois jours à vider leur cargaison... Trois jours ? Jack secoua la tête. Il n'avait bu qu'une bouteille - et un peu d'une deuxième, apparemment, bien qu'il ne s'en rappelât pas.

Notre rhum... Qui dissimulait une telle quantité d'alcool sur une île déserte non représentée sur une carte ? Des trafiquants, sans aucun doute. Il avait devant les yeux un groupe de contrebandiers qui, par une chance incroyable, avaient choisi ce moment précis pour venir récupérer leur chargement soigneusement gardé au frais.

Il ramassa la bouteille vide et l'agita devant son interlocuteur, essayant de lui faire comprendre qu'il n'avait découvert la cachette que très récemment, qu'il ne savait pas que le rhum leur appartenait, et qu'il était désolé d'y avoir touché. S'il voulait avoir une chance de repartir de l'île avec ces hommes, mieux valait adopter un profil bas.

L'un d'eux avait toujours l'air furieux qu'un intrus ait découvert leur cachette, mais le grand barbu parut se satisfaire de cette explication. Les autres avaient rangé leurs armes, ayant probablement compris que l'individu qu'ils observaient ne représentait pas le moindre danger pour eux.

Le chef se tourna vers ses compagnons et aboya quelques ordres auxquels Jack ne comprit pas tout ; les hommes entreprirent alors de s'emparer des bouteilles de rhum et de les transporter à la surface. Resté seul avec le grand costaud à la barbe, Jack tenta sa chance et demanda, dans un espagnol approximatif, s'il pouvait quitter cet endroit avec eux.

L'homme ne parut pas surpris de la question - sans doute devait-il attendre depuis le début qu'il la lui pose.

"Tú ¿ no faltas de frescura, eh ?" Le ton était mi-amusé, mi-exaspéré. Tu ne manques pas de culot. Jack se souvint qu'on lui avait déjà fait la remarque plus d'une fois - et à chaque fois, la situation avait tourné à son avantage. Le toupet fonctionnait souvent mieux qu'il ne le pensait, aussi en avait-il fait une habitude. Il haussa les épaules.

"Y ¿ qué voy a ganar a cambio de tu presencia, hijo ?"

Jack ignora posément l'usage méprisant du mot "fiston" et réfléchit plutôt à cette question pour le moins délicate. En échange... Pour la première fois de sa vie, il ne trouva rien à répondre. Qu'avait-il à offrir en échange de son sauvetage ? Il ne possédait plus rien. Son navire était loin, et toutes ses richesses avec.

L'expression de son visage devait refléter les sombres pensées qui revenaient s'infiltrer dans son crâne, car son interlocuteur parut soudain se radoucir.

"Escuchame." Écoute-moi. L'homme posa ses deux mains sur ses épaules et le regarda droit dans les yeux. Puis il se lança dans une longue tirade qui signifiait, d'après ce que Jack put en comprendre, que l'équipage était disposé à le prendre à son bord s'il prêtait main-forte aux marins pendant le temps qu'il passerait à bord du navire.

Il se rappela du jour où, deux ans auparavant, il avait négocié une nuit dans une auberge en échange de quelques heures de ménage sous les ordres du patron. S'il avait bien tout saisi, on lui proposait là le même genre d'accord.

C'était ridiculement facile.

Il sonda le visage du barbu pour tenter d'y discerner quelque piège ou mauvaise intention, mais n'y vit que de la sincérité, peut-être même une once de sympathie - ou de compassion, ce qui était possible si l'on considérait l'état peu reluisant dans lequel Jack se trouvait.

De toute façon, il n'avait pas le choix. S'il s'agissait d'un piège, il fallait prendre le risque. Dans le cas contraire, il était une fois de plus en train de se sortir du pétrin avec une chance improbable. Il ne s'était pas attendu à ce que les Espagnols acceptent de l'aider sans plus de discussion.

"¿ Vale ?" L'homme - sans doute le capitaine - lui tendit une main. Jack la serra avec reconnaissance et acquiesça.

Entretemps, les autres membres d'équipage avaient terminé de vider la cachette de son contenu, et semblaient attendre en haut, à proximité de la trappe.

"Vamos. ¿ Puedes andar ?" Jack hocha la tête. Oui, il pouvait marcher - du moins le croyait-il jusqu'à ce qu'il fasse une tentative. Il s'avéra rapidement qu'il avait présumé de ses forces - il ne tenait même pas sur ses jambes. Le capitaine poussa un soupir et l'aida à remonter l'escalier. A l'air libre, la fournaise était toujours aussi insoutenable. Jack ne savait pas exactement combien de temps il avait passé sous la trappe - les souvenirs de ses pénibles explorations de l'île paraissaient loin.

L'un des hommes referma soigneusement la trappe, la recouvrit de sable et parsema l'endroit de brindilles jusqu'à ce qu'il se confonde parfaitement avec le sol environnant - précaution inutile, songea Jack, puisque personne ne mettait jamais les pieds sur cette île. Personne, sauf toi.

Il se laissa docilement entraîner jusqu'à l'embarcation à présent chargée d'alcool, et laissa à l'un des membres d'équipage le soin de récupérer ses affaires sous le palmier. Le rhum lui avait fait oublier à quel point il se sentait faible, et il fut plutôt inquiet de constater qu'il était à peine en mesure d'aligner deux pas.

Le petit groupe s'installa à bord de la barque et deux des hommes entreprirent de ramer. Une fois assis, Jack jeta un regard en arrière vers l'île déserte qui s'éloignait lentement à mesure que la chaloupe progressait vers le navire espagnol. Il avait réussi à s'en tirer, encore une fois, songea-t-il avec un petit sourire. Après tout, il était le capitaine Jack Sparrow.

Les hommes furent accueillis à bord de leur navire - la Santa Ana, comme l'indiquait l'inscription gravée sur la poupe - par un équipage visiblement impatient. Alors que quelques Espagnols s'affairaient à transporter la cargaison de rhum de la chaloupe vers le pont de la goélette, d'autres jetèrent un regard interrogateur en direction de Jack, puis du capitaine.

Ce dernier leva les deux bras pour attirer l'attention de ses hommes et expliqua brièvement la présence du nouveau venu à bord. Les membres d'équipage ne semblèrent pas particulièrement intéressés, et se contentèrent de dévisager Jack avec un air curieux et dubitatif avant de retourner à leurs occupations.

Le barbu se tourna ensuite vers Jack et pointa son index vers sa propre poitrine. "Yo soy el capitán Miguel Cornado", dit-il. "Bienvenido a bordo de la Santa Ana." Jack remercia Cornado et se présenta à son tour. "Yo soy Jack Sp - Jack Smith", se reprit-il. Il décida qu'il valait mieux ne pas révéler sa véritable identité aux Espagnols. Il ne pensait pas que des trafiquants de rhum aient quoi que ce soit contre les pirates, mais dans le doute, il préférait ne pas mentionner ce détail.

Miguel Cornado hocha la tête en souriant, puis lui fit signe d'attendre. Jack le regarda s'éloigner, lourdement appuyé contre le bastingage pour ne pas tomber. Le capitaine revint quelques instants plus tard en compagnie d'un jeune garçon - quinze ou seize ans tout au plus -, aux cheveux châtain clair et au visage constellé de taches de rousseur qui lui donnaient davantage un air d'Irlandais que d'Espagnol.

Cornado présenta le garçon sous le nom de Diego et expliqua à Jack qu'il parlait un anglais tout à fait correct. Puis il s'adressa au jeune matelot à voix basse et les laissa seuls, après les avoir salué d'un signe de la main.

"Venez avec moi." Le garçon, qui parlait un anglais presque sans accent, traversa le pont et se dirigea vers la porte à double battant qui menait vers l'intérieur et dans le ventre du navire. Jack le suivit d'une démarche chancelante, essayant d'ignorer la douleur aigüe dans ses côtes - il n'allait pas pouvoir se promener à bord bien longtemps.

Par chance, le dénommé Diego semblait l'avoir remarqué, puisqu'il le conduisit directement dans l'une des cabines latérales de la goélette, qui devait faire office de salle à manger. Lorsque Jack pénétra dans la pièce, il poussa une petite exclamation de surprise.

Il avait déjà constaté que les Espagnols avaient un goût prononcé pour le clinquant et la décoration chargée, mais la cabine dépassait de loin tout ce qu'il avait jamais vu en la matière. Du sol au plafond, elle était ornée d'objets et d'accessoires hétéroclites, multicolores et brillants, comme si un équipage de flibustiers y avait entassé leur butin depuis des années sans jamais faire le tri. Les meubles, tous différents, étaient richement sculptés ou incrustés de pierres précieuses ; de nombreuses tentures pendaient le long des murs et recouvraient même une bonne partie du plafond soutenu par des poutres. Au milieu de la cabine trônait une longue table entourée d'une bonne trentaine de chaises et de bancs divers et variés, sur laquelle se dressait une quantité impressionnante de bougeoirs colorés.

"Asseyez-vous", lança le garçon tandis que Jack parcourait la cabine du regard, fasciné. "Vous avez faim ?"

Faim ? La question faillit le faire éclater de rire. Il avait du mal à se rappeler du dernier vrai repas qu'il avait fait, et qui datait d'il y avait presque une semaine. Il ne put qu'acquiescer vigoureusement et se laissa tomber sur la chaise la plus proche, à bout de forces.

"Je reviens." Diego sortit de la pièce et fut de retour quelques minutes plus tard, un grand plat chargé de nourriture dans une main et une bouteille dans l'autre. Il laissa patiemment le garçon déposer le tout devant lui, puis s'attaqua aux différents aliments sans se soucier de l'ordre dans lequel il les mangeait. Il y avait de la viande séchée, du poisson, des fruits et du pain, le tout en quantité tout à fait acceptable. Il était définitivement bien tombé, songea-t-il en savourant la sensation d'une nourriture solide descendant le long de sa gorge. Il s'efforça de ne pas manger trop vite, sans quoi il savait que son organisme ne le supporterait pas.

Diego, assis en face de lui, le regardait en silence, visiblement intrigué. Il finit par désigner Jack d'un geste du menton. "Vous êtes blessé ?"

Jack lui lança un regard interrogateur, puis baissa les yeux et s'aperçut que sa chemise était toujours tachée de sang. "Ce n'est rien, ne t'en fais pas", répondit-il en effleurant la coupure le long de son cuir chevelu. "Par contre, si tu avais de quoi faire un bandage large et serré... Je crois que j'ai au moins une côte qui a souffert, dans cette histoire."

"Je sais", répondit le jeune matelot d'une voix posée. "Ça s'entend à votre respiration." Le ton professoral fit sourire Jack - perspicace, le gamin, pensa-t-il. Et encore, le mot "gamin" ne semblait pas très approprié - le garçon parlait d'une façon beaucoup plus mature que son âge ne laissait attendre.

Il quitta une nouvelle fois la cabine et fut de retour un instant plus tard avec de grandes pièces de lin propre. Il laissa Jack terminer son repas puis lui proposa de l'aider avec les bandages. Jack hocha la tête, passa sa chemise par-dessus sa tête et nota, amusé, l'enthousiasme que le jeune Diego semblait mettre à l'aider ou à le servir, visiblement fier que son capitaine ait fait appel à ses compétences.

Il vit le garçon marquer un temps d'arrêt en découvrant, sur sa poitrine, les cicatrices des deux blessures par balle qui avaient failli le tuer deux ans plus tôt, mais Diego ne fit aucune réflexion. En revanche, il laissa échapper une petite exclamation lorsque ses yeux se posèrent sur la marque en forme de "P" gravée sur son bras droit - Jack n'y avait absolument pas pensé et à présent, il était trop tard.

Le jeune matelot s'interrompit et dévisagea Jack comme s'il le voyait pour la première fois. Il regarda la marque, puis son visage, puis à nouveau la marque.

"Vous... Vous êtes un pirate ?"

Jack pria pour que ces Espagnols qui l'avaient si aimablement recueilli se rangent habituellement du côté des flibustiers. Si les contrebandiers considéraient les pirates de son espèce comme leurs rivaux et ennemis potentiels, les choses se présentaient mal.

Avant qu'il ait pu ouvrir la bouche pour répondre, cependant, Diego lui adressa un sourire admiratif, qui le fit soudain paraître beaucoup plus jeune.

"J'ai toujours voulu être un pirate, moi", lâcha-t-il.

Jack poussa intérieurement un soupir de soulagement et se mit à rire. Il avait craint l'espace d'un instant que le garçon n'appelle les hommes d'équipage à la rescousse, et qu'ils ne l'abandonnent à nouveau sur l'île qu'il venait de quitter - ou même le tuent sur place. Mais apparemment, il pouvait se considérer la bienvenue à bord de la Santa Ana.

Une dizaine de minutes plus tard, l'adolescent conduisit Jack à une toute petite cabine située dans l'entrepont du navire, beaucoup plus sobre que l'extravagante salle à manger qu'ils venaient de quitter. "Vous pouvez dormir là", l'informa Diego en désignant le lit étroit encastré dans un coin de la pièce.

Bien qu'il brûlât d'envie de se jeter sur le lit et de s'endormir sans demander son reste, Jack s'arrêta dans l'encadrement de la porte. La cabine était visiblement habitée, à en juger par les affaires éparpillées ici et là, sur le sol et sur la petite table de bois constituant l'unique mobilier ; il ne tenait pas à se faire chasser au beau milieu de la nuit par un marin colérique dont il aurait emprunté les quartiers.

Encore une fois, le jeune garçon prit la parole avant qu'il ait pu s'interroger à voix haute. "C'est la chambre de mon père. Tel que je le connais, il passera la nuit à se saouler là-haut sur le pont, alors tu peux en profiter. Il s'en fiche."

Trop fatigué pour penser à faire des manières, Jack haussa les épaules et se dirigea vers le lit. Il déposa son manteau et ses affaires sur le sol et se retourna vers Diego. "Merci pour tout", dit-il. Le garçon hocha la tête avec un sourire, tourna les talons et ferma la porte derrière lui.

Quelques secondes plus tard, Jack, exténué, était allongé dans le lit, agréablement bercé par le roulis familier du navire. La cabine ne comportait pas de fenêtre, et il y régnait une obscurité quasi-totale maintenant que la porte était fermée. Déjà à moitié endormi, il jeta un œil paresseux par-dessus le rebord du matelas et discerna son pistolet, posé par terre à côté du compas et du restant de ses effets. Il tendit le bras et attrapa l'arme pour la maintenir devant ses yeux.

Son pistolet... Celui qui était censé le tuer, là-bas sur l'île. Celui qu'il n'avait pas utilisé. Celui qui comportait une seule balle...

A nous deux, Hector Barbossa.

[TEMPORAIREMENT EN HIATUS]

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17 octobre 2011

Fanfiction : Pirates of the Caribbean [Fiction longue]

BOAP

• Genre : aventure
• Personnages : Jack Sparrow, Cutler Beckett,  Bill Turner, Tia Dalma, Davy Jones, OC
• Rating : T
• Statut : terminée
• Longueur : 21 chapitres - +/- 55.500 mots

NOTE : Le récit est composé de nombreux flashs-backs et n'est pas écrit en ordre chronologique. L'enfance de Jack sera évoquée dans les chapitres suivants, mais le premier chapitre commence in medias res ; par conséquent, je vous ai fait un très rapide résumé de la situation (qui sera évidemment développée par la suite). Je pense que vous connaissez tous les grandes lignes du passé de Jack Sparrow, mais au cas où, voici comment ça se passe :

Jack a 20 ans et travaille pour Beckett au sein de la East India Trading Company, où on lui a confié le commandement d'un petit vaisseau marchand nommé le Wicked Wench. Il vient juste de libérer une précieuse cargaison d'esclaves au lieu de l'amener aux Caraïbes comme prévu... Jack est alors arrêté par les hommes de Beckett.

••••••••••

Chapitre 1. La marque

Bureaux de la East India Trading Company, Londres, Angleterre
Avril 1708

Cutler Beckett referma doucement le volet du judas qui lui permettait de voir l'antichambre depuis son bureau. Plus d'un de ses collègues à la East India Trading Company aurait probablement considéré cette habitude quelque peu indigne d'un gentleman - étudier clandestinement les visiteurs avant de se confronter à eux en face à face.

Mais Beckett savait que les gens étaient plus à même de révéler des indices sur l'état dans lequel ils se trouvaient lorsqu'ils ignoraient qu'ils étaient observés. Ceci lui donnait des avantages considérables pour avoir affaire à ses différents visiteurs : subordonné, supérieur, rival, conquête potentielle, nouveau venu, ou associé de longue date.

Ou, comme c'était le cas ce jour-là, un criminel. Un futur-ex-Capitaine Jack Sparrow.

Beckett était à la fois agacé et amusé de constater que même menotté et entouré de deux gardes à l'aspect menaçant, l'insolent gamin parvenait encore à se pavaner. Son visage, bien que tendu, ne trahissait aucun signe de frayeur. Eh bien, le garçon aurait certainement une expression différente au moment où il quitterait la pièce.

Sur les instructions qu'avait données Beckett au préalable, les gardes poussèrent Sparrow à s'assoir sur une lourde chaise de bois adjacente au feu qui ronflait dans la cheminée, et entreprirent de lui attacher les bras aux accoudoirs. Sparrow eut l'air déconcerté par ces manières, mais toujours plus perplexe qu'effrayé.

Une fois leur tâche accomplie, les gardes reculèrent d'un pas, permettant à Beckett d'observer le prisonnier de haut en bas. Il ne portait qu'une partie de son uniforme, bien entendu. Jack Sparrow se fichait royalement des règles vestimentaires en usage au sein de la Company, et Beckett n'avait jamais réussi à lui faire porter le tricorne et les chaussures de rigueur. Sparrow avait toujours la même coiffure tressée et emmêlée que la dernière fois qu'ils s'étaient rencontrés. Beckett dut admettre que dans l'ensemble, cet aspect ne lui allait pas vraiment mal. Il s'accorda quelques secondes pour apprécier la scène.

Mais, les affaires d'abord. Toujours.

Ce dernier incident avait confirmé une fois pour toutes que Sparrow ne correspondait pas au profil d'employé de la East India Company. Beckett avait embauché ce jeune homme tout juste majeur, sans aucune qualification mais doté d'un talent rare en matière de navigation, à la suite de rapports favorables dont certains marins lui avaient fait part. Ils avaient parlé d'un garçon courageux et plein de ressources, et Beckett, qui avait besoin de bons navigateurs, avait décidé de lui donner sa chance.

Malheureusement, il s'était avéré plus tard que Jack était indiscipliné, manquait cruellement de respect pour l'autorité, et était beaucoup trop indépendant. Et de surcroît, résistait avec entêtement aux efforts que faisait son supérieur pour corriger ces écarts. Beckett supposait qu'il n'aurait pas dû s'attendre à mieux de la part d'un garçon né d'un pirate et d'une jeune gitane.

Il était grand temps pour ce gamin impertinent de recevoir une leçon sur les conséquences d'un comportement aussi relâché. Une leçon dont il allait se rappeler jusqu'à la fin de ses jours.

Sparrow jetait à présent des regards curieux autour de lui, comme l'oiseau du même nom [sparrow = moineau, NDA], comme s'il cherchait la raison pour laquelle il se trouvait là. Il apparut à Beckett que si une seule paire d'yeux était assez perçante pour distinguer le judas, ce pourrait bien être celle de Jack. Il se redressa, replaça précautionneusement le cache et sortit de son bureau pour se rendre dans l'antichambre.

Comme Beckett entrait dans la pièce, Sparrow leva la tête avec une expression joyeuse sur le visage, ne semblant pas remarquer l'aspect glacial de son supérieur.

"Monsieur Beckett, ce degré de retenue n'est vraiment pas nécessaire", protesta-t-il, en tirant sur les liens qui lui retenaient les bras. "Je suis seulement un marin insubordonné, pas un criminel."

Beckett se mit à faire les cent pas devant Jack et prit la parole.

"Monsieur Sparrow, je ne vois pas très bien comment vous pouvez lancer une telle affirmation, étant donné que vous avez, de votre propre initiative, commis un crime tout à fait sérieux."

Jack haussa les épaules. "J'ai simplement fait descendre quelques personnes de mon bateau."

"Et ce faisant, vous avez fait perdre un profit considérable à cette compagnie. Sans parler de notre précieux traducteur qui faisait route avec vous, le jeune Walter."

Jack lui coupa la parole. "Son nom est Nbantou, Monsieur. Pas Walter."

Beckett inclina la tête en un geste que beaucoup auraient considéré comme distinctement menaçant.

"Simple curiosité : comment le savez-vous ?"

"Il me l'a dit. Après que je lui aie demandé."

"Le maître d'équipage m'a rapporté que vous deux avez passé un nombre d'heures incalculable à parler", fit Beckett. "Eh bien, laissez-moi vous dire qu'en dépit de son prénom, il appartenait à la Company, et vous n'aviez aucun droit de..."

"Les gens n'appartiennent à personne", insista Jack.

Beckett fronça les sourcils. "La East India Trading Company ne s'intéresse que très peu à vos opinions politiques, Sparrow. Et ne les acceptera en aucun cas comme justification de vos actes."

"Je serai heureux de plaider coupable devant la Cour - cela vous économisera du temps et de l'énergie", offrit le prisonnier d'un air innocent, presque comme un enfant qui essaye d'éviter la punition.

"Encore une fois, vous ne comprenez pas à quel point votre situation est grave. Si vous aviez simplement refusé d'embarquer ce chargement que je vous avais confié, cela aurait été de l'insubordination - un délit relevant du tribunal. Mais vous avez accepté le chargement, et par la suite, en avez disposé d'une manière totalement interdite. Cela constitue un acte de vol contre la East India Trading Company. En d'autres termes..." Beckett fit une pause, son regard rivé sur le jeune homme. "...la piraterie, Monsieur Sparrow. Pour laquelle la peine est considérablement plus sévère."

A la satisfaction de Beckett, Jack eut l'air vraiment effrayé, du moins l'espace d'une seconde. "Certainement pas la pendaison, Monsieur ?"

"Ceci est l'une des nombreuses possibilités. Il se trouve qu'on m'a donné l'autorisation de décider laquelle d'entre elles sera jugée adaptée à votre cas. Prendriez-vous la peine de me prier d'être indulgent ?"

Jack fixa Beckett, mais s'abstint de répondre.

"Non, je m'y attendais. Vous êtes bien le genre d'arriviste arrogant, Jack. Vous avez besoin de mesures disciplinaires strictes. Pour ce faire, j'ai déjà ordonné que votre navire soit remorqué jusqu'à l'endroit le plus reculé du port, et détruit par le feu."

Jack pâlit. "Pas le Wicked Wench !"

"Combien de navires possédez-vous, Sparrow ? Évidemment, le Wench. Les navires pirates doivent être, légalement, saisis et coulés. Grâce à votre petites escapade, le Wench est à présent considéré comme un navire pirate."

Jack adopta une attitude proche de la supplication, que Beckett ne lui avait encore jamais vue. "Monsieur, il suffirait sûrement de le confisquer. En quoi détruire l'un des bateaux les plus rapides de cet océan pourrait-il profiter à la Company ?"

"Le brûler servira d'exemple à tous les marins potentiellement désobéissants. Cela vaut le coup." Beckett se pencha en avant un moment, fixant le visage éperdu de son interlocuteur.

"A présent, j'ai également décidé de ce que nous allons faire de vous."

Tournant délibérément le dos à Sparrow, Beckett fit quelques pas vers la cheminée dans laquelle brûlait un grand feu. Vers l'endroit où une longue tige de métal était appuyée contre un coin du foyer, son extrémité enterrée sous les braises.

Beckett saisit délicatement la tige par la poignée, retira l'autre extrémité des flammes, et se retourna pour la maintenir devant le visage de Jack. Le bout de la tige était chauffée au rouge, et avait la forme d'un "P".

Sparrow recula aussi loin que le lui permettait le dossier de sa chaise, mais ne commença pas à se tortiller ou à pleurnicher inutilement, comme tant d'autres le faisaient. Les gardes musclés se rapprochèrent, prêts à saisir quelque partie du prisonnier qui aurait besoin d'être immobilisée.

Beckett approcha le fer chauffé au rouge, jusqu'à ce que la lueur orangée se reflète dans ces yeux d'un noir intense, éclaire ces pommettes finement sculptées.

"Un bien beau visage, certes. Ce serait dommage de l'abîmer."

"Je vous montrerai cette unique considération, Monsieur Sparrow. Étant donné que vous avez certainement agi sous une impulsion stupide dûe à votre jeune âge, je vais éviter de vous marquer de la manière la plus défigurante." Il dessina un cercle avec la tige de fer devant le front de son prisonnier.

"Au lieu de cela..." Il désigna du menton le poignet droit de Jack; l'un des gardes, un homme d'une trentaine d'années au visage grêlé, saisit son bras pour le plaquer contre l'accoudoir. "...je choisirai l'autre alternative."

Avec un geste théâtral, Beckett positionna le "P" chauffé au rouge au-dessus du bras de Sparrow, puis appuya brutalement. Il y eut un grésillement sec - Jack rejeta la tête en arrière et se mordit les lèvres de toutes ses forces pour s'empêcher de hurler. Il ne put retenir un cri étouffé alors que l'odeur de la chair brûlée envahissait la pièce.

Beckett maintint la pression plus longtemps que nécessaire avant de retirer le fer; puis il se pencha en avant pour contempler son ouvrage. Satisfait de constater que que la plaie aux bords noircis était suffisamment profonde pour assurer une cicatrisation en relief, il replaça nonchalamment l'instrument dans la cheminée et retourna vers son prisonnier.

Jack tremblait légèrement, les dents serrées, la respiration saccadée. Beckett se pencha pour lui parler directement à l'oreille. "La douleur va s'atténuer dans environ une semaine. Mais la marque vous accompagnera jusqu'à la fin de vos jours. Et ne croyez pas qu'un seul capitaine de navire honnête va oublier de vérifier si vous la portez. Vous n'avez plus de vaisseau à vous, et aucune chance d'être engagé comme membre d'équipage sur un autre bateau. En un mot : vos aventures en haute mer touchent à leur fin, Jack Sparrow."

Jack ne répondit rien, garda les yeux étroitement fermés et serra encore un peu plus fort les accoudoirs de sa chaise, s'efforçant de respirer normalement pour calmer les battements effrénés de son cœur. Beckett se redressa et fit un geste dédaigneux envers lui.

"Ramenez-le aux cachots. Et mettez-le sous double garde."

Les gardes détachèrent le prisonnier et le traînèrent autant qu'ils le conduisirent hors de la pièce; Jack trébuchait à chaque pas. Beckett sourit en les voyant partir. Le gamin avait été maté aussi facilement que prévu - c'était généralement le cas avec les fauteurs de trouble du genre bravache. Une grande gueule mais pas vraiment d'endurance, ceux-là.

Une fois seul, Beckett retourna dans son bureau, où il avait du travail bien plus important à mener à bien.

Huit heures plus tard, Cutler Beckett fut réveillé par l'un des gardes des cachots, qui l'informa que Jack Sparrow avait disparu de sa cellule.

••••••••••

Chapitre 2. Joshamee Gibbs

Jack Sparrow avait cru qu'il allait s'évanouir au moment où le fer chauffé à blanc était entré en contact avec sa peau. Il s'était mordu les lèvres jusqu'au sang pour ne pas crier, et avait attendu un temps infini que Beckett retire enfin son instrument de torture de son bras. Il l'avait vaguement entendu murmurer des paroles sarcastiques à son oreille, puis des mains brutales l'avaient détaché et entraîné hors du bureau de son employeur. Une douleur brûlante irradiait tout son bras droit et il sentait son estomac se retourner dangereusement.

On l'avait emmené aux cachots situés au sous-sol du bâtiment, et poussé sans ménagement sur le sol de paille de l'une des cellules. Le garde au visage abîmé lui avait jeté un regard mauvais avant de refermer la grille en fer à double tour.

Jack resta un temps à genoux sur le sol crasseux, incapable de bouger, essayant de repousser l'envie de vomir. Il laissa ses yeux s'accommoder à la pénombre et rassembla ses esprits. Il finit par relever la tête et regarda autour de lui. Il s'aperçut alors qu'il n'était pas seul : assis sur un banc au fond de la cellule, adossé contre le mur de pierre, un homme le regardait fixement, parfaitement immobile. Jack lui donna une quarantaine d'années; il avait des cheveux bruns prématurément gris au niveau des tempes, et une courte barbe encadrait son visage rond.

Jack se leva et resta un instant debout à regarder son compagnon de cellule. Il finit par se diriger d'un pas mal assuré vers le banc et s'assit à côté de l'homme. Il appuya sa tête contre la pierre froide derrière lui, ferma les yeux et respira profondément, tentant en vain d'oublier la douleur qui lui déchirait le poignet.

"Tu te sens bien, mon garçon ? Tu es tout pâle." L'inconnu dévisageait Jack avec des yeux perçants, tout en restant tranquillement appuyé contre le mur.

"Ça va." En réalité, Jack ne se souvenait pas de s'être jamais senti aussi mal. Il fit une pause, puis, tant par curiosité que pour rompre le silence, demanda : "Vous êtes ici pour quoi ?"

L'autre poussa une sorte de ricanement moqueur.

"Comportement désinvolte, attitude rebelle et incapacité à s'en tenir aux ordres", déclama-t-il avec emphase. "Ou quelque chose comme ça. J'attends d'être jugé, mais je ne risque pas grand-chose."

Il tendit une main en direction de Jack. "Joshamee Gibbs, quartier-maître sur le Victory".

Jack la serra. "Jack Sparrow." Il évita de mentionner son grade, qui venait de toute façon d'être réduit à néant.

Le dénommé Gibbs sourit en entendant le nom; puis son sourire se figea lorsqu'il remarqua la marque en forme de "P" sur le bras tendu vers lui. La brûlure était couverte de cloques et tout l'avant-bras de Jack était rouge et enflé.

"Aïe", commenta Gibbs en gardant la main de Jack serrée dans la sienne. Jack s'efforça de sourire. "Ça me paraît une assez bonne façon de résumer la situation." Il aurait préféré cacher la marque pour éviter les questions, mais la simple idée de nouer une bande de tissu rêche et sale sur la blessure lui donnait la nausée.

Songeur, Gibbs passa deux doigts le long le la brûlure. Jack poussa une exclamation de douleur et retira vivement sa main; Gibbs leva les siennes en signe d'excuse. "Pardon, mon gars. Je ne voulais pas te faire mal. Cette marque date d'à peine quelques jours, je me trompe ?"

"Quelques minutes, pour être exact", jeta Jack entre ses dents serrées. Il n'avait aucune envie de revenir sur les derniers évènements, mais son compagnon semblait avide d'en apprendre davantage. Probablement devait-il s'ennuyer ferme dans sa prison, et était content d'avoir trouvé quelqu'un qui lui raconte ses aventures.

"Tu m'as l'air bien jeune pour avoir déjà un passé dans la piraterie", dit-il. "Qu'est-ce que t'as bien pu faire pour être puni aussi sévèrement, gamin ?".

Jack haussa les épaules. "C'est un peu compliqué." Il ne savait même pas par où commencer. Il se rendait peu à peu compte que les derniers jours avaient bouleversé sa vie entière, et il lui faudrait tout reprendre depuis le début pour expliquer à Joshamee Gibbs sa situation.

Le début...

Le Wicked Wench. Beckett.

"J'ai tout mon temps, comme tu vois." Gibbs s'était carré confortablement dans l'angle du mur, bras et jambes croisées. "Et le temps passe toujours plus vite quand on discute, pas vrai ? Alors vas-y, raconte."

••••••••••

Chapitre 3. La jeunesse de Jack Sparrow

Jack Sparrow n'avait pas encore 20 ans lorsqu'il franchit pour la première fois la porte des locaux de la prestigieuse East India Trading Company situés dans le quartier huppé de South Kensington à Londres. Il avait enfilé sa plus belle tenue et avait déclaré d'une voix légèrement nerveuse aux deux gardes debout devant l'entrée qu'il avait un rendez-vous avec Sir Cutler Beckett.

Il n'avait jamais rencontré Beckett, mais connaissait sa réputation. Les marins en parlaient comme d'un homme ambitieux et avide de pouvoir, qui, en dépit de son jeune âge, menait d'une main de fer les affaires commerciales de la East India Company en Angleterre sur les pas de son père, le renommé Lord William Beckett.

Ce fut le capitaine Henry Wallace qui parla pour la première fois à Jack de la Company. Jack avait alors 16 ans et travaillait comme matelot à bord d'un petit bateau marchand. Wallace avait besoin d'hommes d'équipage, et il s'était rapidement rendu compte que ce jeune garçon avait sans aucun doute un avenir dans la marine. Jack Sparrow semblait plus à l'aise sur un navire que sur la terre ferme, avait une remarquable connaissance de la navigation et de la mer, un sens de l'orientation infaillible et était en outre extrêmement débrouillard.

Un jour, au détour d'une conversation, il avait demandé à Jack s'il avait des projets à long terme, et Jack avait simplement répondu qu'il serait heureux s'il pouvait passer le reste de sa vie à bord d'un navire.

"Si tu veux gagner de l'argent en vivant en mer, je connais le boulot idéal pour toi, mon gars. Dans quelques années, tu seras assez grand pour postuler à la East India Company. La porte vers la richesse et la gloire pour tout marin doué, honnête et scrupuleux, mon gars."

Jack se considérait encore comme un marin honnête et scrupuleux, à l'époque.

Il garda donc en mémoire cette idée qui lui avait plu dès que Henry Wallace l'avait énoncée, et attendit patiemment d'atteindre un âge un peu plus mature. Il travailla à bord de différents bateaux, passant de simple matelot à des grades un peu plus élevés, gravissant lentement mais sûrement les échelons, et s'attirant l'enthousiasme de ses employeurs, toujours satisfaits de ce jeune homme au talent indiscutable pour la vie maritime.

Il y eut certes quelques menues altercations avec ses supérieurs hiérarchiques - Jack avait toujours eu un caractère bien trempé et ne se laissait pas marcher sur les pieds. Mais les capitaines qui l'embauchaient fermaient les yeux sur ces légers débordements, considérant qu'il ne fallait pas attendre d'un adolescent qui n'avait aucun diplôme à présenter et dont la vie passée était assez douteuse qu'il se comporte de manière totalement irréprochable.

Jack était né de l'autre côté de l'Atlantique, sur l'île de Sainte-Lucie dans la mer des Caraïbes. Son père, le capitaine Teague, était un ancien corsaire reconverti en flibustier qui sévissait dans les îles antillaises; sa mère, Mathilde, la fille d'un tavernier français de la Martinique qui avait décidé de tout abandonner pour suivre Teague en mer à l'instant où elle avait découvert qu'elle portait son enfant.

Après deux ans passés sur le bateau de l'homme qu'elle aimait et après avoir tremblé maintes fois pour la vie de son bébé au cours de violents abordages et de conditions de vie précaires, elle avait décidé que son fils ne connaîtrait pas la vie instable et dangereuse que menait son père; ce dernier lui-même dût avouer que la piraterie était un avenir terriblement incertain, qu'il n'avait pas le droit d'imposer à son tout jeune garçon.

Il laissa donc, le cœur serré, partir la mère et l'enfant pour l'Angleterre, où elle tenterait de lui offrir une vie décente. Mathilde s'était installée à Londres, avait trouvé un emploi dans une taverne, et élevé le petit Jack en essayant d'oublier l'homme qu'elle avait laissé de l'autre côté de l'océan.

Très vite, Jack avait bien sûr demandé qui était son père, où il était et ce qu'il faisait, et elle le lui avait raconté, narrant leurs aventures pendant de longues heures devant la cheminée. Jack trouvait les histoires concernant Teague absolument fascinantes, mais il s'était rapidement rendu compte qu'il ne faisait pas bon fanfaronner sur le sujet. Les honnêtes citoyens londoniens, même enfants, considéraient que les pirates n'étaient à leur place qu'au bout d'une corde et le regardaient d'un air plus hostile qu'admiratif lorsqu'il s'aventurait à raconter avec emphase que son papa était la terreur de toutes les Caraïbes.

En grandissant, il avait donc décidé de ne plus jamais mentionner son père pour éviter les ennuis, et lorsque quelqu'un lui posait une question, il utilisait son imagination débordante pour inventer toutes sortes de fables qui faisaient du capitaine Teague un homme tout à fait respectable.

Il continua cependant à rêver de la vie formidable que son père devait passer, sous le soleil équatorial, à bord d'un navire aux cales remplies de butin.

Jack n'avait quasiment aucun souvenir des deux années qu'il avait passées à bord du navire pirate, mais inconsciemment, il avait développé une forte attirance pour l'univers changeant et insondable qu'était l'océan. Aussi, dès qu'il fut en âge de travailler, il fit le tour de tous les navires amarrés au port pour y proposer ses services. De fil en aiguille, le jeune homme parvint à se frayer un chemin à travers le vaste monde du commerce maritime.

A 19 ans, sur les conseils de Henry Wallace, Jack Sparrow finit donc par obtenir un entretien avec le dénommé Cutler Beckett.

Il resta un long moment devant l'imposant manoir dégageant luxe et richesse qui abritait les bureaux de la East India Trading Company. Jack n'avait pas l'habitude de fréquenter des endroits aussi huppés. Il avait passé toute son enfance et sa jeunesse dans le quartier mal famé de Whitechapel, au milieu des mendiants, des ivrognes, des caniveaux sales et des ruelles sordides. Il ne put s'empêcher de se sentir intimidé.

En levant les yeux vers le haut bâtiment dans lequel il avait rendez-vous, Jack Sparrow songea que son pirate de père serait sûrement bien étonné de voir où son fils avait atterri. Nos chemins auront été bien différents, se dit-il.

Il ne savait pas encore à quel point il se trompait.

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Chapitre 4. Captain Jack Sparrow, if you please, Sir

 Jack pénétra dans la pièce inondée de soleil d'un pas résolument assuré et s'inclina légèrement devant l'homme assis derrière un grand bureau face à lui. Cutler Beckett était en train d'écrire sur un long rouleau de parchemin avec une élégante plume verte. Près de sa main gauche brillait une petite tasse en porcelaine peinte au contenu fumant.

La première impression qu'eut Jack en contemplant la scène fut que le monde dans lequel il venait de pénétrer différait de son univers habituel au moins sur un point : il était extrêmement ordonné. Chaque chose paraissait avoir une place précise et aucun écart ne semblait permis.

Beckett leva les yeux vers le jeune homme qui venait d'entrer dans le bureau. Il resta assis. "Jack Sparrow, je présume ?"

"C'est exact, Monsieur."

Toute la personne de Beckett dégageait une puissance et une fierté presque palpables. Il portait un manteau richement brodé de fils d'or, et sa tête était ornée d'une perruque blanche impeccablement ajustée. Ses yeux gris dévisageaient le nouvel arrivant avec un mélange de curiosité et de dédain. Son regard, nota Jack, était dur et froid comme l'acier malgré le sourire poli qu'il affichait.

Il n'était pas sûr qu'il allait beaucoup aimer Cutler Beckett.

L'entretien dura presque une heure. Beckett, calme et posé, interrogea Jack sur les sujets les plus personnels. Jack mentit allègrement lorsqu'ils abordèrent le thème de sa famille, prétendant cette fois que son père était un soldat de la Royal Navy tué des années plus tôt. Beckett prenait quelques notes de temps à autre.

Pour finir, il se leva de son fauteuil, contourna le bureau et tendit sa main droite vers Jack. "Vous me paraissez avoir des compétences, Jack Sparrow. A dater de ce jour, vous serez donc, si vous le souhaitez, employé au sein de notre compagnie. Je ne vous garantis pas un travail intéressant dès le départ, mais ici, il faut commencer en bas pour gravir un par un les échelons qui mènent à la gloire. Bienvenue."

Jack commença dès le lendemain. Quelques semaines durant, il travailla à terre, chargé d'aider au transport des marchandises revenant d'Amérique. Il passa ses journées au port, vêtu d'un uniforme impeccable, à faire d'innombrables allers et retours entre les imposants vaisseaux de la Company et le dépôt où étaient stockées les richesses.

Puis, plus rapidement qu'il ne l'aurait cru, Beckett lui offrit une promotion. "On m'a rapporté que vous étiez à l'aise en mer, Monsieur Sparrow. Je vous propose donc de travailler comme matelot sur l'un de nos navires qui manque cruellement d"effectifs. Vous commencerez par de petits trajets, et si tout se passe bien, vous aurez l'occasion de voyager sur les grandes traversées."

Une semaine plus tard, le coeur rempli de joie et de fierté, Jack Sparrow posa pour la première fois le pied sur le pont du Wicked Wench. Le trois-mâts au bois presque noir plut immédiatement à Jack. La mer lui avait manqué, plus qu'il ne l'aurait pensé. La mer, c'était la liberté, l'inconnu, l'aventure, termes qui n'existaient pas dans le régime strict et rigide de la East India Company.

Un mois durant, il voyagea entre l'Europe et les côtes africaines. Puis il traversa pour la première fois l'Atlantique pour rapatrier une importante cargaison d'épices d'Amérique centrale. Cinq semaines durant, il ne vit pas la terre ferme. L'ambiance à bord du Wench était infiniment plus décontractée qu'à Londres, et Jack abandonna peu à peu l'uniforme au profit d'une tenue plus légère et adaptée. Le capitaine du navire ne se souciait que très peu de l'apparence de son équipage, du moment que ce dernier effectuait ses ordres. Les cheveux de Jack poussèrent, sa peau prit un teint hâlé et il se laissa pousser une légère barbe qui lui donna l'air plus âgé.

Il fêta ses 20 ans dans les Caraïbes avec quelques hommes d'équipage. Il songeait parfois à son père, qui se trouvait peut-être à quelques dizaines de kilomètres de lui, pour autant qu'il soit toujours en vie. Il n'essaya pas de savoir. En dépit de sa curiosité, il estimait qu'il faudrait être stupide pour risquer de gâcher sa carrière florissante en se lançant à la recherche d'un flibustier. Il savait que la East India Trading Company menait une guerre sans relâche aux pirates, qui venaient contrarier leurs affaires commerciales; un pirate capturé était pendu sans autre forme de procès dans les jours qui suivaient son arrestation.

Deux mois après ce premier grand voyage, il monta en grade suite à des rapports élogieux que le capitaine du Wench faisait à Cutler Beckett à son sujet. Il ne voyait plus que rarement Beckett, et celui-ci ne pouvait s'empêcher d'afficher une mine exaspérée lorsque Jack se présentait devant lui chemise ouverte, longs cheveux emmêlés et barbe de trois jours. Le jeune Sparrow prend ses aises. Qu'il ne s'imagine surtout pas que la Company tolère un comportement trop relâché, même à bord d'un navire.

Mais même Cutler Beckett devait bien admettre que son jeune employé était devenu indispensable, en passe de devenir l'un des marins les plus doués qu'il ait jamais rencontrés.

C'est pourquoi, neuf mois après que Jack Sparrow eût mis les pieds sur le Wicked Wench pour la première fois, il décida de le nommer capitaine.

Beckett savait que ses collègues allaient jaser. Rarement un homme aussi jeune avait atteint un grade aussi élevé au sein de la East Inda Trading Company, et qui plus est un homme sans qualification ni diplôme particulier. Mais Jack avait la navigation dans le sang, et chaque homme sur le Wench en était conscient. Par conséquent, lorsque le capitaine du navire, ayant estimé être trop vieux pour continuer son métier, se retira, Beckett songea à Jack pour prendre sa place.

"Je vous mets à l'essai, Jack. Nous allons voir, sur une période d'un mois, comment vous gérez les choses. Si mes hommes me rapportent que vous convenez, vous deviendrez définitivement capitaine du Wicked Wench."

Jack hocha la tête, rayonnant. "Je vous remercie, Monsieur."

"Ne me décevez pas, Sparrow." Beckett lui adressa un regard glacial qui se voulait menaçant. "Voici votre première mission : vous partirez après-demain matin pour l'Afrique. Vous accosterez au Ghana où vous échangerez votre chargement contre une nouvelle cargaison. Il s'agit d'une entreprise quelque peu différente de ce que vous avez pu accomplir jusqu'à présent; une fois sur place, des hommes de la Company vous expliqueront la marche à suivre ."

Jack leva un sourcil interrogateur et faillit demander en quoi consistait cette mission, mais Beckett s'était déjà remis son travail et n'avait pas l'air disposé à poursuivre la conversation.

Jack salua et tourna les talons.

Deux jours plus tard, les cales remplies de verroterie servant à commercer avec les indigènes, le jeune capitaine Sparrow, tenant fermement la barre de son navire, quittait le brouillard londonien pour les côtes africaines. Avec son équipage voyageait un adolescent à la peau mate, âgé de 14 ans, que la Company avait recueilli en Afrique quelques mois auparavant et qui devait servir d'interprète entre les Anglais et les Noirs. Jack se lia rapidement d'amitié avec ce jeune garçon intrépide et curieux qui le harcelait de questions. Le voyage se déroula dans la bonne humeur générale, le soleil brillait et Jack Sparrow songeait que sa vie était décidément conforme à ce qu'il avait toujours voulu.

Dix jours plus tard, les choses tournèrent brusquement au vinaigre.

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Chapitre 5. Escale au Ghana

En y réfléchissant, avec le recul, Jack se disait qu'il aurait dû se douter de ce qui allait arriver. L'étrange mutisme de Beckett quant à sa nouvelle mission n'avait rien auguré de bon. De même que la présence inhabituelle d'un traducteur aurait dû le mettre sur la voie. Mais Jack Sparrow était encore jeune, naïf et inexpérimenté, et ne vit rien venir.

Il arriva au Ghana dix jours après son départ. Il amarra le Wench à quelques kilomètres à l'ouest du comptoir de Cape Coast, conformément aux cartes qu'il avait suivies, et fit transporter son chargement à terre, où il fut réceptionné par des hommes de la East India Company sanglés dans leur uniforme malgré la chaleur étouffante. Il fut informé par un certain Amiral Phillipps qu'il était préférable de s'occuper du transfert de la nouvelle cargaison dès à présent. Bien qu'il trouvât l'idée plutôt inhabituelle, Jack suivit l'amiral jusque dans un entrepôt rudimentaire construit sous les arbres à quelques centaines de mètres de la mer.

Jack s'attendait à trouver des caisses et des tonneaux empilés, comme à l'accoutumée. Lorsqu'il vit ce que contenait l'entrepôt, son coeur fit un bond dans sa poitrine.

Une trentaine de Noirs, hommes, femmes et enfants, était entassés dans la pénombre, à même le sol. Certains dormaient sur des couvertures sales étendues par terre, mais la plupart levèrent des yeux hagards vers les deux hommes.

Des esclaves.

Jack réfléchit à toute vitesse. Le simple fait de savoir qu'il existait des hommes traités comme des êtres inférieurs l'avait révolté depuis son plus jeune âge. Il n'ignorait évidemment pas la pratique de l'esclavage, mais de se savoir mêlé à leur trafic lui était insupportable.

Tu ne peux pas faire ça. Ce sont des hommes.

Tu n'as pas le choix, rétorqua une autre petite voix dans sa tête.

On a toujours le choix, non ?

Tu viens d'être promu capitaine. Tu as des responsabilités.

Il écouta distraitement l'amiral Phillipps lui expliquer la marche à suivre, se promenant parmi les Noirs comme s'il s'était agi de vulgaires caisses de bois. Il ne parvenait pas à détacher son regard des corps maigres des hommes et des femmes serrés les uns contre les autres.

Ne gâche pas tout maintenant. Suis les ordres, dépose-les et ce sera fini.

Il devait apparemment amener les esclaves jusqu'aux Caraïbes, où ils seraient employés pour travailler dans les champs de coton.

Non, pas employés.

Exploités. Frappés. Humiliés.

Jack ne dit pas un mot pendant que ses hommes faisaient des allers-retours avec les chaloupes pour amener tous les esclaves à bord du Wench. Le reste de l'équipage ne semblait pas particulièrement gêné par ce qu'il était en train d'accomplir. Peut-être avaient-ils l'habitude.

On fit savoir à Jack que plus tôt la cargaison arriverait à destination, mieux ce serait pour pouvoir commencer l'exploitation du coton. Pour sa part, Jack n'avait aucune envie de s'attarder au Ghana et remit rapidement les voiles, faisant route vers l'Amérique.

Tu es en train de faire du commerce d'hommes.

N'y pense pas. Tout sera fini dans quelques semaines.

N'y pense pas.

Difficile de ne pas y penser, cependant. Il évitait de se rendre dans la cale, tant la vision de ces Noirs enchaînés, épuisés et affamés lui retournait l'estomac. Il ordonna qu'on traite correctement les esclaves, leur octroyant beaucoup plus de nourriture et de boisson que ce qui était initialement prévu. Chaque jour, les trente hommes et femmes faisaient leurs quelques pas réglementaires sur le pont, afin qu'ils conservent une forme physique suffisante pour pouvoir en tirer le maximum de profit.

Tout à coup, la carrière de Jack prenait une tout autre tournure.

Il ne pouvait pas se lancer dans ce commerce abominable.

Jack Sparrow n'avait habituellement pas beaucoup de scrupules, mais il avait des principes. Traiter les humains comme du bétail était contre ces principes.

Le matin du troisième jour, après avoir retourné mille fois dans sa tête les pour et les contre, il prit sa décision. Alors qu'il naviguait au large de la Côte-d'Ivoire, il fit faire un demi-tour au Wicked Wench et fit à nouveau voile vers le Ghana.

Il jeta l'ancre environ cent kilomètres plus à l'ouest de l'endroit où il avait accosté à l'aller. Il ne voulait pas prendre le risque de tomber directement sur un comptoir de la East India Company. Les côtes qu'il avait choisies étaient, d'après ses cartes, tout à fait désertes.

Il demanda au jeune Nbantou de traduire ses paroles aux esclaves. Au fur et à mesure qu'il parlait, les yeux s'agrandissaient, les visages incrédules tous fixés sur lui. Il fit mettre les chaloupes à la mer et laissa partir la trentaine d'hommes avec quelques réserves d'eau et de vivres. Les Noirs mirent quelques instants à comprendre qu'ils étaient réellement libres; Jack dut leur crier en mimant le geste de courir et de se disperser le plus rapidement possible. Il ne savait pas combien de temps la Company mettrait avant de se rendre compte de l'escapade. Il laissa Nbantou partir avec eux, voyant bien que le jeune garçon, sans oser le demander, brûlait d'envie d'accompagner les indigènes.

La nuit était tombée et Jack décida d'attendre le lendemain pour repartir. Repartir vers où ? Il ne savait absolument pas quoi faire. Il avait désobéi à ses supérieurs et serait sans nul doute puni pour son acte, mais son coeur était agréablement léger. Pas une seule seconde il ne remit en question sa décision. Peu importaient les conséquences. Il n'avait rien fait de très grave; dans le pire des cas, on lui retirerait son grade de capitaine. L'idée ne lui plaisait certes pas du tout, mais il considéra que si tel était le prix à payer pour avoir sauvé la vie de trente hommes, il était prêt à l'accepter. Il ne risquait pas grand-chose de plus.

Du moins était-ce que qu'il pensait.

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Chapitre 6. Pirate

Jack fut réveillé en sursaut lorsque six hommes en uniforme enfoncèrent la porte de sa cabine et firent irruption dans la pièce, baïonnettes pointées vers lui.

Encore à moitié endormi, il ne se défendit pas vraiment lorsque deux des hommes l'immobilisèrent et lui attachèrent les mains dans le dos avec des fers. Ils le traînèrent hors de la cabine jusque dans une chaloupe, sous les yeux médusés du reste de l'équipage. Jack fut escorté sur un navire beaucoup plus grand qui mouillait à quelques dizaines de mètres du Wicked Wench.

Une heure plus tard, le navire partait vers Londres, Jack Sparrow enfermé sous bonne garde et sans explications supplémentaires à fond de cale.

Jack se demandait comment la East India Company avait pu le retrouver aussi rapidement. Il avait jeté l'ancre volontairement dans une crique assez protégée, et d'après ses informations, aucune transaction ne se déroulait ce jour-là dans le secteur qu'il avait choisi. Il s'imagina que le navire avait dû, par le plus grand des hasards, longer la côte et apercevoir les lumières du Wench dans l'obscurité. La chance avait visiblement décidé de jouer contre le Capitaine Jack Sparrow.

Une fois de retour à Londres, Jack fut emmené directement au bureau de Beckett, les fers aux poignets et traité avec une brutalité excessive. Il avait essayé de s'expliquer avec Beckett, qui se comporta avec une méchanceté glaciale, sans jamais élever la voix, énonçant les termes de la punition sur un ton abominablement mielleux. Jack sentit qu'il s'était trompé au sujet de son supérieur : ce dernier n'était pas seulement hautain et ambitieux, mais s'avérait également cruel et machiavélique.

Jack ignorait bien sûr que si Beckett le traitait d'une façon exagérément sévère en proportion de la gravité de son délit, c'était pour une raison bien particulière. Cutler Beckett, encore jeune, débutait tout juste sa carrière et devait encore faire ses preuves auprès de la Company et de son père, grâce auquel il avait atteint son grade. Jack Sparrow était l'un des premiers employés placés sous son entière responsabilité. Une année durant, Jack avait fait un excellent travail, et Beckett savait que sa propre réputation s'en trouverait encensée : il serait vu comme un homme capable de faire les bons choix, d'engager les bonnes personnes, d'obtenir de bons résultats. Un excellent coup de pouce pour sa carrière.

L'escapade de Jack au Ghana, cependant, retournait la situation. En plus de représenter une importante perte de profit pour la Company, le geste de Sparrow compromettait également la carrière personnelle de Beckett. Il savait parfaitement qu'on le jugerait indirectement responsable de la bévue, étant responsable de Sparrow. Ses supérieurs et ses collègues le croiraient incapable de veiller sur ses hommes, trop jeune pour gérer des affaires de cette envergure, et il se retrouverait peut-être simple secrétaire du jour au lendemain. Cutler Beckett savait qu'au sein de l'univers impitoyable de la East India Trading Company, ce genre d'incident suffisait à faire basculer votre carrière de son apogée à sa ruine.

Par conséquent, il en voulait terriblement à Jack Sparrow. Ce gamin impertinent allait le lui payer.

Ligoté à sa chaise, Jack avait espéré s'en sortir sans trop de mal jusqu'à ce que Beckett lui annonce sur un ton doucereux la destruction du Wicked Wench. Jack écarquilla les yeux, stupéfait. Si l'homme était prêt à sacrifier l'un de ses propres navires pour le punir, alors le pire était à craindre.

Le pire arriva sous la forme du fer chauffé à blanc que Beckett lui agita sous le nez. Jack sentit un frisson glacial lui parcourir le dos. Il connaissait cette marque de réputation. "P" pour pirate. Une simple lettre, indélébile, qui faisait d'un homme libre un dangereux criminel condamné à la pendaison dans les plus brefs délais.

"Un bien beau visage, certes. Ce serait dommage de l'abîmer."

Jack écoutait à peine les murmures onctueux de Beckett. Il concentra toute son énergie pour faire abstraction de la chaleur qui émanait du fer grésillant, tendant les muscles de son bras en prévision de la brûlure imminente. Beckett allait le torturer. Et il avait l'air d'y prendre plaisir. Ne crie pas. Ne lui donne pas cette satisfaction.

Il sut que c'était un combat perdu d'avance à la seconde où le métal toucha sa peau.

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Chapitre 7. Évasion

Assis sur le banc rudimentaire qui constituait le seul élément de mobilier de l'étroite cellule, Joshamee Gibbs observait pensivement le garçon allongé à quelques mètres de lui.

Jack était enroulé dans une couverture de laine grise, sur la paillasse qui servait de lit aux prisonniers. Sa respiration calme et le mouvement régulier de sa cage thoracique indiquaient qu'il avait fini par s'endormir. Gibbs l'avait observé pendant une heure se retourner dans ses couvertures, visiblement incapable de trouver le sommeil. Rien d'étonnant si l'on considérait la journée des plus mouvementées qu'il venait de vivre.

Plus tôt dans la soirée, Jack avait parlé pendant plus d'une heure, faisant à Gibbs un récit détaillé de son petit séjour au Ghana et des conséquences qui en avaient découlé. A un moment, il avait été interrompu par le gardien des cachots qui leur avait apporté une assiette de purée et un bout de pain sec pour le dîner. Gibbs avait écouté la suite de l'histoire en mâchant son pain rassis, jusqu'au moment où son compagnon, la voix rauque d'avoir tant parlé, arrivait à l'instant où on l'avait amené dans la cellule. Après quoi Jack, sans presque avoir touché à son repas, s'était installé par terre pour passer la nuit.

Gibbs se sentait plein de respect pour le jeune homme. En quatorze ans de bons et loyaux services à la East India Trading Company, il avait lui aussi eu son lot de désaccords avec les ordres donnés. Seulement, lui n'avait pas eu le cran de mener à bien ses projets de rébellion. Jack Sparrow ne manquait pas de courage.

Il se demanda ce qu'on allait faire du garçon. En règle générale, les prisonniers marqués au fer rouge de la lettre "P" était pendus sur la place publique quelques jours plus tard sans autre forme de procès - ce qui, songea-t-il, renforçait encore davantage l'aspect inutilement cruel et sadique d'un tel procédé. Cependant, Jack avait déjà été puni de façon tout à fait démesurée comparée à la gravité de son délit. Gibbs se demandait si Cutler Beckett pousserait le zèle jusqu'à exécuter le gamin.

Il priait pour que cela n'arrive pas.

En même temps, même si Jack Sparrow était libéré, il ne serait pas pour autant hors de danger. Il appartenait désormais au monde des hors-la-loi, des criminels et des repris de justice, et devrait apprendre s'en sortir parmi eux. Le garçon paraissait avoir suffisamment d'intelligence et de caractère pour s'adapter à sa nouvelle condition, mais Gibbs savait que sa vie future risquait fort de n'être qu'une fuite perpétuelle.

Il alla s'allonger à son tour sur la paille éparpillée sur le sol, se roula dans la deuxième couverture crasseuse, et souhaita mentalement bonne chance à Jack Sparrow avant de s'endormir.

Gibbs se réveilla au son de la voix du détenu de la cellule voisine. Le vieux fou hurlait comme à son habitude des paroles obscènes à tue-tête, son occupation favorite du matin. Grognant et maugréant, il se retourna et essaya de se rendormir. Il aperçut son jeune compagnon de cellule, immobile, apparemment plongé dans un sommeil assez profond pour ne pas être dérangé par les hurlements de leur voisin.

Il entendit le bruit familier des pas du gardien qui venait apporter aux prisonniers le premier repas de la journée. Le vieillard cessa brusquement de hurler, probablement sous la menace, et Gibbs se décida à se lever. Jack était allongé sur le dos, les yeux fermés, le corps plaqué contre la grille métallique comme s'il espérait passer à travers. Le garçon avait décidément le sommeil lourd.

Le gardien arriva devant le grillage de leur cellule et tendit le bras à travers les barreaux pour déposer sur le sol deux grands bols de soupe fumante. Il allait leur tourner le dos lorsque Jack poussa un gémissement à peine audible. Gibbs se tourna vers lui. Jack remuait faiblement, les yeux entrouverts, comme s'il avait du mal à rester conscient. L'homme en uniforme s'immobilisa et désigna du menton le jeune homme allongé sur la paillasse.

"Il va bien, ton camarade ?"

Gibbs secoua la tête, déconcerté. Visiblement non. Jack gémit à nouveau, une main à demi levée en direction du gardien perplexe.

"Il allait bien hier soir. Mais ce n'est apparemment pas le cas en ce moment."

Joshamee Gibbs s'agenouilla près du garçon et lui prit la main. "Jack ? Tu m'entends, gamin ?" La seule réponse fut un nouveau grognement ; Jack fit un geste vague vers le gardien debout de l'autre côté de la grille, puis laissa lourdement retomber sa main.

L'employé de la East India Company soupira. Encore un ce ces prisonniers qui tombaient malades et dont il faudrait s'occuper. Il ne se souciait absolument pas de la santé de ses détenus, ce n'était pas son affaire, mais lui et ses collègues avaient pour ordre de les maintenir en bonne forme physique en attendant leur procès ou leur condamnation.

Il s'accroupit près de Jack et lui posa une main sur l'épaule, le secouant assez rudement. "Ho, tu m'entends ?"

Sous le regard de plus en plus inquiet de Gibbs, Jack se tortilla jusqu'à réussir à s'appuyer sur un coude. Il paraissait sur le point de s'évanouir et le moindre mouvement paraissait lui coûter une énergie considérable. Il se cramponna d'une main à la grille et tenta d'approcher son visage de celui du garde tout en émettant un murmure incompréhensible. Gibbs le soutint pour l'empêcher de retomber.

"On dirait qu'il essaye de vous parler", fit-il, totalement décontenancé. Qu'était-il arrivé à Sparrow pendant la nuit pour qu'il se retrouve dans un tel état ?

Deux semaines auparavant, il avait partagé sa cellule avec un prisonnier qui avait reçu des coups de fouet et dont les plaies s'étaient infectées, entraînant une forte fièvre. Mais une brûlure au fer rouge, à sa connaissance, ne suffisait pas à rendre un homme aussi faible. Il ne voyait aucune explication.

"Qu'est-ce qu'il y a, mon gars ?" Le gardien semblait plus excédé qu'inquiet. "Tu veux parler ? Je t'écoute." Il approcha son oreille de la bouche de Jack, essayant de saisir les mots inaudibles qui s'en échappaient.

Tout se passa à une vitesse incroyable.

En une fraction de seconde, Jack Sparrow s'était redressé et mis à genoux. De la main gauche, il saisit l'un des deux bols de soupe et en lança le contenu encore fumant en plein sur le visage de l'homme. Quasiment en même temps, sa main droite jaillit à travers les barreaux pour venir frapper avec une précision et une force impressionnantes la tempe de son adversaire. Le cri de douleur causé par la brûlure s'interrompit brusquement alors que celui-ci tombait au sol, inconscient.

Gibbs suivit la scène des yeux, médusé. Jack, qu'il avait cru presque mourant quelques secondes auparavant, s'affairait à présent à fouiller le corps du garde, le tirant vers lui pour atteindre sa ceinture. Il finit par détacher de la sangle de cuir blanc un gros anneau au bout duquel pendaient des clés.

Les clés.

Nom de Dieu, ce gamin est fort.

D'un geste fébrile, les mains légèrement tremblantes, Jack défit le trousseau de la ceinture et ouvrit la porte de la cellule de l'extérieur - leur côté ne comportait pas de serrure. Il saisit ensuite l'homme par le col et entreprit de le tirer dans le cachot.

Gibbs avait eu le temps de retrouver ses esprits et décida d'aller aider son compagnon. Ensemble, ils traînèrent le gardien vers un recoin de la pièce. Joshamee Gibbs brûlait d'envie de poser des questions, mais il ne savait pas par où commencer. Il finit par demander, en se sentant parfaitement stupide : "Comment tu as fait ?"

Jack lui adressa un sourire en coin, empreint d'une certaine fierté. "J'ai passé la nuit à y réfléchir", répondit-il à voix basse. "J'ai remarqué que ce type se promenait avec les clés pendues à sa ceinture lorsqu'il est venu nous servir le repas hier soir. Depuis, je n'ai pas arrêté d'y penser. Vous ne pensiez quand même pas que j'allais attendre tranquillement qu'ils viennent me pendre ?" ajouta-t-il, sur un ton d'évidence.

A vrai dire, l'idée de s'évader n'avait même pas effleuré Gibbs. Pour sa part, il savait que son jugement ne serait pas trop sévère, il avait toujours été un employé honnête et respectable; il était certain qu'il s'exposait à des risques mille fois plus élevés en essayant de s'échapper qu'en restant bien tranquillement assis dans sa cellule pendant quelques semaines.

Cependant, il n'avait aucun mal à croire que quand votre vie était en jeu, on était prêt à tout tenter.

Jack Sparrow venait non seulement de tenter, mais il était en passe de réussir.

Avec des gestes rapides, sans cesser de jeter des regards inquiets vers la porte au bout du couloir, Jack entreprit de retirer à l'homme son uniforme et sa perruque blanche. Cette fois, Gibbs devina ce qu'il avait en tête, et admira une fois de plus le culot du jeune homme.

Deux minutes plus tard, Jack se dressait devant Gibbs, vêtu de la tête aux pieds de l'uniforme de la East India Trading Company.

"Vous venez ou vous restez ?"

Gibbs ouvrit la bouche. Si on lui avait laissé le temps de réfléchir, il aurait probablement hésité, pesé les pours et les contres d'une pareille entreprise et peut-être décidé qu'il ferait mieux de rester. Mais Jack était déjà en train de sortir de la cellule et Gibbs n'eut pas le temps de se poser de questions. Il suivit le garçon hors du cachot.

Après avoir soigneusement enfermé le gardien, toujours inanimé et désormais vêtu uniquement de ses sous-vêtements, ils marchèrent d'un pas rapide vers l'escalier menant hors du sous-sol et vers la liberté.

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Chapitre 8. Les chemins se séparent

Note : Dans ce chapitre, Jack prononce pour la première fois du récit son expression favorite, "Savvy ?" (l'équivalent en français serait quelques chose comme "Compris ?" ou "Pigé ?"). J'ai décidé de garder le mot anglais, puisque je la considère intraduisible et que je ne sais pas comment elle a été traduite dans les films. Savvy ?

Lorsque les soldats l'avaient traîné du bureau de Beckett vers la prison la veille au soir, Jack n'avait pas été en état de retenir le trajet parcouru. Aussi, en montant quatre à quatre et en silence les escaliers qui menaient au rez-de-chaussée, Joshamee Gibbs sur ses talons, il espéra ne pas se retrouver dans une partie du bâtiment qu'il ne connaissait pas. Ils ne pouvaient pas se permettre de se perdre dans un dédale de couloirs peuplés de membres de la Company.

Fort heureusement, les deux fugitifs débouchèrent directement dans une petite cour intérieure, à l'air libre. A cette heure de la matinée, d'innombrables hommes en uniforme se pressaient sur le sol pavé, transportant des cargaisons, donnant des ordres, sellant des chevaux ou parlant à voix basse, réunis en petits groupes. Par chance, la East India Trading Company comportait un nombre si élevé d'employés que beaucoup d'entre eux ne se connaissaient même pas de vue.

Par conséquent, personne ne fit attention à un jeune soldat tirant fermement par le bras un homme aux vêtements sales et déchirés, visiblement un prisonnier. "Allez, avance", menaça Jack Sparrow en imitant d'une manière tout à fait convaincante les façons bourrues et peu engageantes des gardes.

Ils n'avaient pas eu besoin de se concerter pour préparer leur stratégie d'évasion. A l'instant où ils avaient franchi la porte et pénétré dans la cour, Jack avait saisi le bras de Gibbs d'un geste autoritaire et ce dernier avait immédiatement joué le jeu, baissé la tête et suivi Jack d'un air soumis et résigné.

Tendus, redoutant à chaque seconde les cris d'alarme de la première personne qui découvrirait la cellule vide, mais sans se départir de leur rôle, les deux hommes traversèrent la cour d'un pas rapide et se dirigèrent vers la grande porte à double battant qui, Jack le savait, donnait un accès sur la rue.

Le cœur battant, ils franchirent la porte ouverte. Personne ne les retint. Jack sourit intérieurement. Après une semaine désastreuse durant laquelle les catastrophes lui étaient tombées dessus les unes après les autres, la chance semblait enfin décidée à lui sourire. Une fois de l'autre côté du mur d'enceinte, il tourna résolument à gauche, vers le cœur de la ville.

Ce ne fut qu'une bonne centaine de mètres plus loin que les deux prisonniers, hors de vue, se mirent à courir.

La matinée était grise et nuageuse, et ils furent rapidement avalés par le brouillard qui s'étendait en nappes basses jusque sur les pavés. Ils parcoururent d'un pas soutenu les rues de plus en plus étroites, de moins en moins accueillantes et de plus en plus sordides de Londres, s'enfonçant dans les quartiers populaires grouillant de monde, la meilleure manière de se cacher et de passer inaperçu.

Inaperçu... Jack réalisa soudain qu'il portait l'uniforme de la Company. Si le déguisement leur avait permis de sortir sans encombre de la prison, là où ils allaient, il ne servirait qu'à les faire repérer.

Suivi par Gibbs, il courut encore quelques dizaines de mètres jusqu'à virer à droite dans une impasse exigüe, obscure et déserte, entourée de chaque côté de hautes façades noircies.

Jack, à bout de souffle, s'appuya contre le mur, essayant de retrouver sa respiration. Derrière lui, il entendait Joshamee Gibbs haleter, lui aussi.

Pendant quelques minutes, ils ne dirent rien, reprenant leurs esprits et prenant le temps de réaliser pleinement ce qui venait de se passer. Gibbs finit par prendre la parole.

"Jack Sparrow, je n'en reviens pas que tu aies réussi à nous sortir de là. Crois-moi, gamin, depuis presque quinze ans que je travaille pour la Company, je n'ai jamais assisté à un truc pareil. Cette évasion restera dans leurs annales, je peux te le dire. Je n'aurais jamais cru que nous pouvions y arriver."

Jack lui adressa un sourire. "Bien sûr qu'on pouvait y arriver", répliqua-t-il, l'air faussement vexé. "Je suis le capitaine Jack Sparrow, savvy ?"

Gibbs émit un petit rire. Ainsi donc, le simple fait que le gamin soit le Capitaine Sparrow justifiait tous ses succès, pensa-t-il.

"En tous cas, le capitaine Jack Sparrow a un talent tout à fait prononcé pour la comédie", fit-il remarquer. "J'ai vraiment cru un moment que tu allais me crever dans les bras, Jack."

Nouveau sourire. "Je vous l'ai dit, j'ai élaboré cette petite mise en scène toute la nuit. Et puis, quand on sait qu'on risque de se retrouver se balançant au bout d'une corde si on ne tente rien, croyez-moi, on a tendance à se découvrir des dons insoupçonnés."

Gibbs n'avait aucun mal à le croire.

"Et maintenant ?" demanda-t-il à voix basse, plus pour lui-même qu'à l'attention de Jack. "Qu'est-ce qu'on fait ?"

Jack entreprit de retirer son tricorne et sa ceinture d'uniforme. "Premièrement, je me débarrasse de ce costume. Ensuite, on avisera." Lui-même n'avait pas la moindre idée de ce qu'il allait bien pouvoir faire.

Il retira le manteau sous lequel il avait gardé sa chemise sale et usée, et grimaça lorsque sa manche effleura la marque qu'il avait reçue la veille. Dans le feu de l'action, il avait momentanément oublié la douleur, mais à présent elle était revenue dans toute son intensité. Il sentit monter en lui une brusque vague de rage envers Cutler Beckett.

Gibbs désigna son avant-bras droit du menton. "Tu ne vas pas pouvoir te promener dans les rues avec ça, mon gars. Tu sais que tu fais partie des indésirables, maintenant." Jack hocha la tête. Il ne risquait pas de l'oublier. Il récupéra le manteau qu'il avait abandonné sur le sol et déchira un pan de tissu dans la doublure. Les dents serrées, il enroula plusieurs fois la bande autour de son poignet, cachant la brûlure qui avait à présent une couleur rouge vif.

"Attends, laisse-moi t'aider, gamin." Jack tendit le bras vers son complice qui l'aida à faire plusieurs noeuds à la pièce de tissu. "Ce n'est pas la meilleure façon d'aider la blessure à cicatriser", fit Gibbs. "Tu l'enlèveras dès que tu pourras. Laisse-la à l'air libre."

Une fois que Jack eût retrouvé son apparence habituelle, il dissimula l'uniforme dans un renfoncement du mur. Le temps que quelqu'un le trouve, il serait loin.

Le jeune homme se mit à faire les cent pas, plongé dans ses réflexions. Que faire à présent ? Beckett ne vas pas tarder à s'apercevoir de ton évasion, si ce n'est pas déjà fait. Tu seras probablement recherché dans toute la ville. Il esquissa un sourire méchant en imaginant un Beckett furieux hurler sur le malheureux gardien de prison, retrouvé presque nu à la place des deux détenus sur lesquels il était sensé veiller.

Beckett. Le simple fait de penser à la voix doucereuse, à la perruque poudrée, aux regard glacial et aux gestes maniérés faisait s'accélérer les battements de son coeur. Il repensa en frissonnant à son expression cruelle et triomphante alors qu'il appliquait le fer rouge sur la chair de son bras. Cutler Beckett lui avait tout pris. Son emploi, Son navire, sa liberté. Il va me le payer.

"Qu'est-ce que tu dis, mon gars ?" La voix de Joshamee Gibbs le tira de sa réflexion. Jack s'aperçut qu'il avait dû formuler cette dernière pensée à voix haute.

"Beckett va me le payer", répéta-t-il, plus fort.

Gibbs haussa les sourcils, incrédule. "Tu veux te venger, Jack Sparrow ?"

Se venger. Il ne répondit rien.

"Écoute-moi bien, gamin." Gibbs avait pris un ton à la fois paternel et autoritaire. "Je ne sais pas si tu te rends compte de la chance qu'on a eue, toi et moi, de s'échapper des locaux de la East India Trading Company. Il faudrait que tu sois soit extrêmement stupide, soit complètement fou pour vouloir y pénétrer à nouveau, fût-ce pour les meilleures raisons du monde."

Jack savait qu'il avait raison. Il était déjà en danger dans les rues, il préférait ne pas penser à ce qu'on lui ferait si on le retrouvait à l'intérieur des bureaux de ses anciens employeurs. Cependant, Jack Sparrow savait se montrer très rancunier. Depuis son plus jeune âge, il avait appris qu'il était préférable, dans l'univers passablement hostile où il évoluait, de rendre coup pour coup, et avait toujours fini par prendre sa revanche sur ceux qui lui avaient causé du tort.

Et s'il y avait une seule personne au monde de laquelle il avait l'intention de se venger, c'était bien Cutler Beckett.

Il considéra Gibbs un long moment avant de prendre la parole. "Je sais que ça vous paraît assez inconscient, mais je n'ai pas l'intention de laisser Beckett savourer sa victoire et de me cacher pour le restant de mes jours sans lui avoir rendu la monnaie de sa pièce", déclara-t-il d'une voix qu'il essaya de rendre calme et réfléchie.

Joshamee Gibbs leva les yeux au ciel. "Chaque minute que nous passons dans cette ville est un risque supplémentaire de se faire repérer, gamin. Je n'ai pas l'intention d'attendre que les agents de la Company viennent nous rattraper. Plus vite nous quitterons Londres, mieux ça vaudra."

Jack acquiesça. "Je sais. Vous, vous avez intérêt à partir dès que vous pourrez." Il prit sa décision à l'instant même où il la formulait. "Moi, je reste ici le temps de m'occuper de Beckett."

Gibbs laissa échapper un rire sans joie. "De t'occuper de Beckett... Qu'est-ce que tu vas lui faire, mon garçon, le tuer ? Entrer dans son bureau et lui tirer une balle dans la tête ? Tu serais mort avant d'avoir eu le temps de sortir ton arme."

Jack n'avait aucune idée de ce qu'il voulait faire à son ancien supérieur. "Qui parle de tuer ?" demanda-t-il cependant. "Je ne partirai pas à sa rencontre avant d'avoir parfaitement mis un plan au point", ajouta-t-il d'un ton rassurant.

Gibbs ne parut pas rassuré le moins du monde.

"Je n'ai pas l'intention de me faire prendre", continua Jack. Il se rendit compte que le fait de parler à voix haute de ses plans, aussi vagues soient-ils, lui donnait du courage et de la conviction. Ce dont il aurait besoin.

Son compagnon, cependant, paraissait de plus en plus inquiet. Gibbs saisit Jack par les deux épaules et plongea son regard dans ses yeux noirs au fond desquels brillait une détermination farouche.

"Écoute, Jack Sparrow. Dans la vie, tout ne se passe pas nécessairement comme on en a envie. Parfois, on ne contrôle pas la situation, et on se retrouve dans des situations très inconfortables." Il fit un geste de la tête en direction du bras droit de Jack. "Je pensais qu'après ta désagréable aventure d'hier, tu aurais retenu la leçon."

"J'ai très bien contrôlé notre évasion, tout à l'heure", objecta Jack d'une voix légèrement tremblante, visiblement en train de perdre son calme.

Il venait de marquer un point. Gibbs ne put qu'hocher la tête en signe d'approbation. "Oui. Et je me dois de te remercier pour ça, fiston. En effet, c'était remarquable. Mais ton Beckett est fait d'un tout autre bois qu'un gardien aux capacités intellectuelles légèrement limitées."

Jack décida de ne pas répondre. Il avait pris sa décision et n'avait pas envie d'entendre parler de la certitude de son futur échec. Gibbs lui lâcha les épaules et recula d'un pas. En voyant l'expression de Sparrow, il sut qu'il menait un combat perdu d'avance. Il n'arriverait jamais à persuader le gamin.

"Dans ce cas, jeune homme, nos chemins se séparent ici", dit-il doucement. "Je te dois beaucoup et j'aurais aimé pouvoir te venir en aide à mon tour, mais je crois que ça vaut mieux pour tous les deux qu'on ne nous voie plus ensemble."

Jack avait attendu ce moment depuis le début de la conversation. C'était en effet la meilleure solution. "Qu'est-ce que vous allez faire ?" demanda-t-il.

Gibbs réfléchit un instant. "Partir loin, je suppose. Trouver un navire marchand qui accepte de me prendre à son bord et commencer une nouvelle vie loin d'ici. Et tu devrais en faire autant, dès que tu auras eu ta... revanche, gamin." Pour autant que tu t'en sortes vivant, songea-t-il.

Il s'était attaché au garçon plus qu'il ne voulait se l'avouer.

Jack leva les sourcils d'un air indulgent, comme si Joshamee Gibbs venait de prononcer une phrase parfaitement dépourvue de bon sens. Il agita son bras droit en l'air. "Avec ça sur le poignet, je doute fort qu'aucun capitaine ne me laisse mettre un pied sur son navire."

"Trouve un navire pirate, alors", sourit Gibbs.

Il tendit une main chaleureuse à son jeune compagnon. "Je te remercie pour tout. C'est grâce à toi que je suis en liberté à l'heure qu'il est. Je n'oublierai pas." Il serra la main de Jack et lui tapota maladroitement l'épaule. "Fais attention à toi. Bonne chance, gamin."

"C'est Capitaine Jack Sparrow."

Joshamee Gibbs lui adressa un grand sourire. "Bien sûr. Capitaine Jack Sparrow." Il salua Jack d'un geste de la main puis se retourna pour marcher vers la sortie de l'impasse. Jack le suivit du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse dans le brouillard.

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Chapitre 9. Au Bainbow's Church

Cutler Beckett parcourait d'un pas rapide et nerveux la grande pièce qui lui servait de bureau. Il s'efforça de réfléchir posément à la manière la plus efficace de se sortir de la situation embarrassante dans laquelle il se trouvait. La journée commençait décidément très mal.

Un peu plus tôt, alors que Beckett profitait d'une tasse de thé devant la cheminée de l'antichambre, le garde au visage abîmé du nom de Mercer avait frappé à la porte et l'avait prié sans introduction de descendre aux cachots. Cutler Beckett ne mettait habituellement jamais les pieds dans les sous-sols sordides qui abritaient les prisonniers; cependant, la voix encore plus morne qu'à l'ordinaire de son homme de main lui permit de savoir immédiatement qu'il s'agissait d'un cas de force majeure.

Il n'avait posé aucune question et suivi le grand homme maigre entièrement vêtu de noir jusqu'à la cellule la plus reculée de la prison. La cellule dans laquelle, en toute logique, aurait dû se trouver Jack Sparrow.

La pièce exigüe, toutefois, ne comportait aucune trace du jeune homme. En revanche, les yeux de Beckett s'écarquillèrent légèrement lorsqu'il aperçut le gardien qui devait être de service ce matin-là, très légèrement vêtu, le visage rouge et gonflé en plusieurs endroits, enfermé derrière les grilles et allongé sur la paillasse crasseuse, visiblement sonné.

Beckett sentit un frisson lui parcourir le dos. Il se tourna vers Mercer, une lueur menaçante dans le regard.

"Que diable s'est-il passé ici, Monsieur Mercer ?"

L'homme au visage grêlé désigna le malheureux gardien du menton, l'air dédaigneux. "C'est à lui qu'il faut le demander, Sir. Il prétend que Sparrow l'a assommé en lui renversant un bol de soupe bouillante sur la tête, puis lui a pris tous ses vêtements et s'est enfui avec son compagnon de cellule..." - Mercer hésita, recherchant le nom dans sa mémoire - "... Joshamee Gibbs, le fauteur de troubles du Victory."

Beckett resta un moment immobile, le regard fixé sur le gardien qui essayait tant bien que mal de retrouver une allure décente, grimaçant de douleur alors qu'il passait une main sur sa joue brûlée. Puis il s'accroupit brusquement à hauteur de l'homme, et le saisit par le col de sa chemise ouverte.

"Monsieur Engleton, puis-je savoir comment vous avez réussi à vous faire assommer par un garçon enfermé derrière ces barreaux ?" demanda-t-il d'une voix glaciale en faisant un geste vers la grille métallique.

Le dénommé Engleton se mit à bégayer, visiblement apeuré. "Le garçon... Sparrow... Il... Il n'allait pas bien. Il avait l'air sur le point de s'évanouir, et il voulait... il voulait me parler, alors j'ai rapproché mon oreille de son visage..."

Cutler Beckett plissa les yeux, le regard plus froid et dur que jamais. Engleton déglutit.

"Sparrow n'allait pas bien ?" répéta-t-il. "Il allait en tous cas assez bien pour vous mettre hors d'état de nuire et sortir en quelques minutes d'un bâtiment rempli de membres de la Company."

"Il... ce devait être une mise en scène", tenta d'expliquer le gardien, de plus en plus nerveux. "Mais je ne pouvais pas... Même son camarade avait l'air inquiet... Ce Sparrow possède un talent de comédien tout à fait remarquable, Sir..."

Beckett lâcha le col d'Engleton et se releva, se mordillant la lèvre inférieure. Le fait que Jack Sparrow ait un don pour jouer la comédie ne l'étonnait pas outre mesure. Il était rusé, il fallait l'admettre. Rusé et courageux.

La veille au soir, Cutler Beckett l'avait vu sortir de son bureau chancelant et à peine capable d'aligner deux pas. Et voilà qu'il s'était envolé dans la nature, accompagné d'un autre fugitif. Joshamee Gibbs avait commis une erreur monumentale, songea Beckett. Sa peine venait juste de grimper de quelques semaines de cellule à la mort par pendaison. Complice d'un homme coupable de piraterie, récita-t-il mentalement.

Il ordonna à Mercer d'envoyer plusieurs groupes de soldats parcourir les rues de Londres à la recherche des deux hommes, bien décidé à les retrouver tout en sachant qu'il pouvait aussi bien chercher une aiguille dans une botte de foin, puis tourna les talons et retourna à son bureau.

...

Ce soir-là, l'ambiance était animée et chaleureuse au Bainbow's Church. Toutes les tables étaient occupées et le tavernier peinait à servir aussi rapidement que sa clientèle consommait.

Debout sur l'une des grandes tables en bois, deux hommes passablement éméchés produisaient des mélodies approximatives sur leur violon. A leur droite, affalées sur un banc, trois prostituées commentaient en pointant du doigt les différents clients potentiels qui peuplaient l'établissement. Un vieux marin à la barbe extraordinairement fournie dormait à même le sol en ronflant bruyamment. L'air était saturé de l'odeur d'alcool, de sueur et des rires gras des ivrognes.

Assis à une petite table ronde dans un coin de la grande salle au plafond bas, Jack Sparrow avala une longue gorgée de rhum. La bouteille qu'il tenait était quasiment vide. Il n'avait pas l'habitude de boire beaucoup, mais il estimait que l'état d'agréable torpeur généré par l'alcool était plus que bienvenu étant donné les circonstances.

Il n'avait évidemment pas un shilling en poche pour payer la nourriture et la boisson qu'il avait commandées. Fort heureusement, Jack Sparrow n'était jamais à court de bons arguments lorsqu'il s'agissait de négocier, et il avait vite trouvé le plan idéal. Un peu plus tôt dans l'après-midi, il avait ainsi réussi à convaincre le gérant du Bainbow's Church de rembourser ses consommations en travaillant quelques heures dans son établissement. Le gérant s'était empressé d'accepter sans poser de questions : le garçon tombait à pic pour effectuer un nettoyage de fond en comble de la salle et des cuisines, tâche laborieuse à laquelle lui-même ne s'était pas adonné depuis bien trop longtemps. Il avait donc servi le jeune homme comme l'un de ses clients habituels, en lui demandant de commencer son travail lorsque les derniers habitués auraient quitté les lieux.

Jack, de son côté, considérait que dans le cas où les sbires de Beckett envahissaient la taverne, il serait bien mieux dissimulé en travaillant qu'en tant que simple client. Les hommes ne s'attendraient certainement pas à ce que, quelques heures à peine après leur avoir échappé et avec le sceau de la piraterie fraîchement gravé sur l'avant-bras, leur jeune fugitif ait déjà trouvé un emploi - qui plus est, totalement légal.

Il avait donc serré la main du gérant en certifiant qu"il passerait la fin de la soirée à ranger, frotter et astiquer - ce qui, étant donné l'état déplorable des lieux, promettait de lui prendre la nuit.

Il avait passé la fin de la journée assis à sa table, sa bouteille entre les mains, à savourer la chaleur qui se diffusait dans son corps à chaque gorgée.

Il prenait cependant garde à rester suffisamment lucide pour ne pas détourner son attention de la porte d'entrée de la taverne, s'attendant à chaque instant à voir tout un escadron de soldats de la East India Trading Company faire irruption dans la pièce et se jeter sur lui.

Juste avant de se rendre au Bainbow's, Jack s'était autorisé une visite au port, en dépit des risques - l'endroit regorgeait d'hommes de la Company. Il avait retourné dans sa tête la phrase terrible que Cutler Beckett avait lancée sur un ton aussi badin que s'il annonçait la pluie et le beau temps : "J'ai déjà ordonné que votre navire soit remorqué jusqu'à l'endroit le plus reculé du port, et détruit par le feu." Tout en sachant qu'il perdait son temps, Jack avait marché sur les docks, scrutant l'eau sombre, espérant peut-être voir flotter un débris de son Wicked Wench. Le Wench qui était devenu, depuis un an, sa nouvelle maison, le seul lieu où il se sentait parfaitement à l'aise et en sécurité, et que Beckett lui avait pris en même temps que tout le reste. Assis au bord de l'eau, Jack avait réfléchi intensément à la manière dont il allait pouvoir opérer sa vengeance.

En règle générale, il avait appris que, conformément au dicton, la vengeance est un plat qui se mange froid, et qu'une vengeance tardive n'en devenait que plus efficace. Toutefois, il brûlait d'une telle rage envers son ancien supérieur qu'il ne se sentait pas capable d'attendre trop longtemps: en outre, il voulait rendre à Beckett la monnaie de sa pièce pendant que celui-ci était encore en train de savourer pleinement son propre triomphe. Il devait agir vite.

Jack prit une nouvelle gorgée de rhum et retourna pour la énième fois dans sa tête le plan qu'il avait prévu.

L'idée lui était venue un peu par hasard, un peu plus tôt dans la journée. Sa première réaction lorsqu'elle lui avait effleuré l'esprit avait été un ricanement intérieur. Il n'y avait pas cru. Puis il y avait repensé, et plus la soirée avançait, plus il la trouvait tentante.

Méchante, mais tentante.

"C'est bon, mon gars. Je te libère. Vas-y."

Jack releva la tête, essuyant la sueur de son front avec la manche de sa chemise. Il avait travaillé pendant des heures, à genoux sur le sol gras et collant, astiquant chaque centimètre carré de la taverne du Bainbow's Church sous l'œil attentif du propriétaire visiblement heureux de voir son établissement reprendre enfin un aspect acceptable. Il ne sentait plus ses bras et avait mal au dos à force d'être constamment courbé en deux.

Jack fronça les sourcils. Vas-y. Aller où ? Il se sentait bien trop fatigué pour entamer de nouvelles subtiles négociations, aussi décida-t-il de tenter le tout pour le tout.

"Monsieur, il fait très froid. Personne ne va m'ouvrir sa porte à cette heure de la nuit, et si je dors dehors, je vais geler. Cela ne vous coûterait rien de me laisser me reposer dans une de vos chambres."

Le propriétaire ouvrit la bouche, désarçonné.

"Plus aucun client ne viendra à cette heure-ci", poursuivit Jack, imperturbable. "Plusieurs de vos chambres sont vides et le resteront, alors ma présence ne fera pas baisser votre chiffre d'affaires, savvy ?"

Le visage de l'homme prit un instant une teinte rouge vif, comme s'il était sur le point d'exploser. Jack eut soudain peur d'être allé trop loin. Mais après avoir étudié son jeune employé de ses petits yeux porcins pendant un long moment, le tavernier eut soudain une réaction agréablement inattendue. Il s'approcha de Jack et lui administra une claque monumentale dans le dos.

"T'es gonflé, mon bonhomme. T'es très gonflé. Mais j'aime bien les gars qui osent. Viens par là." Il passa le bras autour des épaules d'un Jack passablement étonné et quelque peu inquiet, et le conduisit au premier étage du Bainbow's, où il lui ouvrit la porte d'une petite chambre basse de plafond, sommairement meublée.

"Tu peux passer la fin de la nuit ici. Je te préviens, mon bonhomme : à la première heure de la matinée, tu sors d'ici. Compris ?"

Sans attendre la réponse, il lança la clef de la chambre sur le lit et referma la porte derrière lui.

Jack resta un moment debout au centre de la pièce, indécis. Puis décida que la chance était trop belle pour ne pas la saisir. Il retira ses bottes et sa chemise, dénoua le bandage improvisé qui entourait son poignet et s'allongea sur le lit, savourant le contact moelleux des draps sur sa peau. Il n'avait pas dormi dans des conditions décentes depuis son arrestation, deux semaines auparavant.

Il s'endormit en quelques minutes.

••••••••••

Chapitre 10. It's just good business

L. Jefferson & fils - Ferronnerie et artisanat, disait la plaque de métal pendue au-dessus de la lourde porte peinte en noir. Contre le mur autour de celle-ci étaient appuyées diverses pièces de fer forgé et d'instruments variés. On entendait depuis l'extérieur le son caractéristique du marteau frappant le métal.

Jack Sparrow sortit de l'échoppe habité par un sentiment de puissance intense, comme si le simple fait de tenir l'arme de son futur crime entre les mains suffisait à assouvir sa soif de revanche.

Cette fois-ci, il n'avait pas eu besoin de recourir à ses talents de persuasion amicale pour s'attirer la sympathie du commerçant et parvenir à ses fins. Il avait sorti de la bourse quelques grosses pièces d'argent et l'homme n'avait pas fait d'histoires.

La demande de son jeune client était pourtant pour le moins inhabituelle.

Mais un client qui paye est un bon client, estimait L. Jefferson.

Jack avait obtenu la bourse dans la matinée. En quelque sorte, il avait, maintenant qu'il y songeait, commis son premier acte de piraterie.

Il s'était réveillé à l'aube dans la petite chambre de la taverne. La lumière grise qui filtrait à travers les lourds rideaux indiquait que la journée serait à nouveau morne et brumeuse. Jack s'était habillé rapidement et était sorti dans le couloir ; pendant la nuit, l'idée saugrenue qu'il avait développée le jour précédent l'avait définitivement séduit et il avait hâte de rassembler le nécessaire pour mettre son plan à exécution.

La première chose que Jack avait remarquée en faisant un pas hors de sa chambre était que la porte en face de la sienne était grande ouverte. Il n'eut même pas besoin de se pencher pour apercevoir une fille blonde couchée dans le lit. Il la reconnut comme étant l'une des prostituées de la veille. Jack n'avait décidément pas de temps à perdre dans la contemplation -fût-elle agréable- de la gent féminine; aussi aurait-il passé son chemin si son regard ne s'était pas posé sur les affaires visiblement jetées en hâte au pied du lit.

Un pistolet. Un manteau en velours brodé. Une épée dans son fourreau.

Il aurait besoin d'un pistolet.

Jack Sparrow se glissa à pas feutrés dans la chambre, tous sens en alerte, cherchant des yeux l'homme à qui appartenaient ces effets, et qui devait, en toute logique, se trouver dans la pièce. Il n'était pas dans le lit, pourtant, et après avoir prudemment exploré la chambre il dut bien admettre que la femme endormie était seule.

Un coup de chance.

A en juger par les bouteilles de rhum vides posées par terre à côté d'elle, elle n'allait certainement pas se réveiller de sitôt.

Jack ramassa le pistolet et l'examina. L'arme était richement décorée - l'homme qu'il était en train de voler n'était pas à plaindre, pensa-t-il. Cela le réconforta - dérober leur maigre fortune aux pauvres, il préférait l'éviter. Il coinça le pistolet dans sa ceinture et tendit le bras vers le manteau de velours, lui aussi de riche confection. Il plongea les mains dans les poches et perçut immédiatement le cliquetis familier d'une bourse bien remplie. Décidément, la chance était de son côté. La bourse en cuir contenait plusieurs dizaines de livres. Sans hésiter, il fourra l'argent dans sa propre poche.

La prostituée prit soudain une profonde inspiration et se retourna dans ses draps; Jack sursauta et resta sans bouger, le cœur battant, observant la femme et craignant qu'elle ouvre brusquement les yeux et pousse un cri de surprise en découvrant l'intrus debout tout près d'elle.

Mais elle se contenta de replier ses jambes vers sa poitrine et continua de dormir en ronflant légèrement.

Jack hésita un instant avant de revêtir le manteau. Il faisait froid dehors et il en aurait besoin. Désolé, mon vieux. Il laissa l'épée là où elle était - le pistolet suffirait. Puis il sortit silencieusement de la pièce, descendit les escaliers et se dirigea vers la sortie du Bainbow's Church sans même que le tavernier ne l'aperçoive - l'homme était plongé dans une conversation animée avec une femme à la poitrine généreuse, accoudée contre le comptoir.

Une fois dans la rue, il se mit à la recherche de l'échoppe qu'il avait aperçue la veille, et qui lui avait donné l'idée de son plan de vengeance.

Il en ressortit deux heures plus tard, son paquet sous le bras et les sentiments se bousculant dans sa tête. Tout était prêt. Il n'avait plus qu'à passer à l'acte. Il savait qu'il prenait un risque énorme - Joshamee Gibbs avait raison, il avait déjà eu une chance exceptionnelle d'échapper une fois aux griffes de la East India Company. Mais le sentiment d'appréhension mêlé d'une peur réelle était submergé par la volonté de faire payer à Beckett la monnaie de sa pièce.

Il était prêt.

Il avait prévu d'attendre la nuit pour agir. Il lui restait donc quelques heures pour parfaire son plan.

Deux jours s'étaient écoulés depuis l'évasion improbable de Jack Sparrow, et Cutler Beckett n'avait aucune nouvelle de l'endroit où pouvait bien se cacher le fugitif. Ses hommes patrouillaient dans les rues de Londres, interrogeaient les passants, mais la ville était bien trop grande et trop peuplée pour qu'une telle opération soit couronnée de succès.

De plus, si Sparrow n'était pas complètement idiot - et Beckett devait admettre, à regret, qu'il était loin de l'être - il avait très vraisemblablement déjà quitté la ville, voire même le pays.

Beckett était donc de très mauvaise humeur ce jour-là, lorsqu'il ouvrit la porte de son bureau encore plongé dans la pénombre matinale. Il pendit son manteau à la patère accrochée à la porte et s'apprêta à s'installer.

Lorsqu'il aperçut la personne qui occupait déjà la pièce, il faillit tomber à la renverse.

Jack Sparrow était confortablement assis dans le large fauteuil qu'occupait habituellement Beckett, ses jambes croisées négligemment allongées sur la table par-dessus le fouillis de papiers. Il portait les mêmes vêtements que lorsqu'il l'avait rencontré deux jours auparavant, et arborait un sourire en coin qui n'atteignait pas ses yeux noirs, remplis de haine. Jack tenait dans la main droite un pistolet dont le canon était pointé en plein sur la poitrine de Beckett.

"Je ne crierais pas, si j'étais vous."

Le ton était calme et bas, d'une froideur qui ne lui ressemblait pas, mais Cutler Beckett sentit la tension dans la voix de son jeune employé. Il devina que Jack n'était pas aussi à l'aise qu'il aurait voulu le faire croire.

Toutefois, il savait que Sparrow avait appris à se servir d'une arme depuis bien longtemps et préféra obtempérer. Il reprit ses esprits et répondit de son habituelle voix glaciale.

"Capitaine Jack Sparrow. L'on aurait pu penser qu'après notre précédente... désagréable entrevue, vous auriez eu l'intelligence d'éviter une nouvelle altercation."

Jack haussa les sourcils et se cala plus profondément dans son fauteuil. "Et vous-même pourriez avoir l'intelligence de vous douter que, compte tenu de l'issue certes détestable de ladite entrevue, je ne serais pas revenu vers vous de mon plein gré si je n'avais pas la ferme intention de redresser la situation."

Beckett s'en doutait, en vérité.

Il décida de tenter une approche en douceur. "Vous savez bien que vous n'avez aucune chance, Jack. Qu'espérez-vous ? Au moindre bruit suspect, une quinzaine de gardes accourront dans cette pièce et n'hésiteront pas à faire feu. Ne faites pas de bêtises."

Jack plongea son regard dans le sien, en silence, affichant toujours son demi-sourire.

"Comment êtes-vous entré ?" interrogea Beckett, qui venait juste de se poser la question. Sparrow désigna la grande baie vitrée par laquelle filtrait la lumière grise de l'aube. "Je savais que les fenêtres de votre bureau donnent directement sur la rue. Et un an d'expérience dans les haubans du Wench m'a permis de me perfectionner en matière d'escalade à la corde."

Beckett se retint d'ouvrir de grands yeux. Expérience ou pas, ses quartiers se situaient tout de même au cinquième étage du bâtiment.

Ne pas sous-estimer le garçon.

Sparrow se leva et contourna la table. Beckett ne bougea pas; l'arme ne déviait pas d'un pouce de sa poitrine. Dans sa main gauche, Jack tenait deux paires de menottes en fer - les mêmes qu'il portait aux poignets lorsqu'il était entré dans le bureau l'avant-veille. Les fers étaient habituellement rangés dans un tiroir de la commode qui jouxtait la fenêtre. Il les leva à hauteur des yeux de son ancien supérieur et pointa le pistolet sur son visage.

Beckett déglutit. "Ne faites pas d'histoires", l'avertit Jack Sparrow.

"Nom de dieu, Jack. Qu'est ce que vous avez en tête ?" Le canon froid et dur vint se coller contre sa tempe gauche. Il n'avait pas le choix. Il tendit ses mains et laissa le jeune homme lui attacher une paire de menottes à chaque poignet. Il n'arrivait pas à comprendre la raison exacte de ces manigances, mais sentit une sueur froide lui couler dans le dos malgré tout. Si Sparrow avait pris le risque de revenir dans les locaux de la Company, il avait sans doute un plan très précis en tête.

Jack désigna d'un geste du menton le tapis qui couvrait le sol de la pièce, près de la grosse commode en bois noir où il avait récupéré les fers. "Allongez-vous là. Sur le ventre."

"Vous êtes complètement fou", murmura Beckett. Il s'exécuta cependant, tout en se demandant s'il avait une chance de s'en tirer en engageant un combat avec son adversaire. Mais Jack n'aurait certainement pas de scrupules à se servir de son arme, et il n'avait pas envie de prendre le risque.

Jack saisit une des menottes encore libres qui pendait au bout du bras droit de Beckett et la fit passer autour d'un des pieds de la lourde commode. Il répéta l'opération avec la main gauche, forçant son ennemi à rester à plat ventre, les bras écartés attachés au meuble, comme prêt à être écartelé, dans une position de soumission aussi absurde qu'humiliante.

Cutler Beckett bouillait de rage autant qu'il avait peur. Le garçon le forçait à se soumettre de lui-même à sa volonté, il était en train de jouer avec lui comme un enfant avec une poupée; il le tenait totalement à sa merci. Et le regard que lui lança Sparrow lui fit comprendre que le jeu n'était pas encore terminé.

Jack s'éloigna de quelques pas et Beckett tordit la tête pour essayer de le suivre des yeux. Le pistolet était toujours pointé dans sa direction et il abandonna l'idée de tenter de soulever la commode pour dégager ses mains.

Il vit du coin de l'oeil Sparrow s'agenouiller devant la cheminée. Un petit feu y brûlait, qu'il avait dû allumer avant son arrivée.

Depuis combien de temps est-il ici ?

Jack resta auprès du feu pendant de longues minutes, et Beckett sentit les battements de son cœur s'accélérer progressivement. Il n'osait pas vraiment imaginer ce que le jeune homme fabriquait, mais une petite idée s'insinuait malgré lui dans son esprit.

Il en serait capable.

Pourtant, il ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux lorsque Sparrow revint vers lui, tenant dans la main une longue tige de fer dont l'extrémité était chauffée à blanc. Ses pires craintes se trouvaient confirmées. Beckett distingua la forme d'un volatile aux ailes déployées, d'environ cinq centimètres de long, grésillant dans la lumière grisâtre de la pièce.

Il n'avait pas besoin de s'y connaître en ornithologie pour deviner quel oiseau son adversaire avait choisi.

Un moineau.

Nom de dieu.

Il prit une profonde inspiration.

"Vous - vous êtes malade, Sparrow."

"Si j'étais vous", répliqua Jack d'un ton neutre, "je laisserais ma santé de côté et je m'occuperais plutôt de la vôtre." Il s'accroupit et approcha son instrument du visage de Beckett, qui eut soudain la désagréable impression de revivre la scène de l'avant-veille. Sauf que cette fois, les rôles étaient inversés. "Ceci fait très mal, et peut être encore plus pénible si vous opposez une résistance. Tenez-vous tranquille et ça ne durera pas."

Beckett tenta désespérément de marchander, rassemblant toute sa volonté pour garder une voix calme et maîtrisée. "A quoi est-ce que ça rime, Jack ? Toute marque que vous pourrez laisser sur moi n'effacera pas la vôtre, vous le savez. Votre situation ne s'en trouvera en aucun cas améliorée. Vous ne pouvez pas échapper à votre destin."

"Œil pour œil, dent pour dent", s'entendit-il répondre froidement. "Je vais garder le petit souvenir que vous m'avez laissé pour le restant de ma vie, il n'y a pas de raison que je ne vous retourne pas la faveur."

Puis tout se passa rapidement; Jack posa un genou sur les hanches de Beckett, le maintenant à peu près immobile, souleva sa chemise jusqu'au milieu du dos et appliqua le fer encore rouge sur son omoplate droite. Beckett eut un violent sursaut et poussa un hurlement avant d'avoir pu essayer de le retenir. Il se débattit de toute son énergie pour essayer de se libérer des fers qui me maintenaient attaché à la commode.

"VOUS ÊTES MORT, SPARROW !" Il envoya son pied en direction de son adversaire, le manqua de loin; Jack se contenta de se relever, déposa le fer dans la cheminée et se dirigea vers la fenêtre. Beckett entendit du remue-ménage derrière la porte du bureau et hurla à l'aide.

"Je crains qu'ils ne mettent encore quelques minutes à enfoncer la porte", déclara Jack d'un ton léger en enjambant le rebord de la fenêtre. Il fit tinter les clefs qu'il venait de sortir de sa poche, puis les jeta dans la pièce, hors de portée. Il adressa un sourire mauvais à Beckett. "La douleur va s'atténuer dans environ une semaine, mais la marque vous accompagnera jusqu'à la fin de vos jours, vous vous souvenez ?", lança-t-il dans une imitation convaincante de sa propre voix. Beckett se rappela avoir prononcé les mêmes paroles lorsqu'il avait puni Jack Sparrow.

"JE VOUS RETROUVERAI !" rugit Beckett. "JE VOUS TUERAI, SPARROW ! JE VOUS TUERAI !"

Haletant de douleur, le regard embué, il entr'aperçut le geste théâtral de Jack alors que celui-ci faisait passer sa corde le long du mur extérieur du bâtiment, sans laisser transparaître la moindre émotion. Il agita une main en un salut moqueur. "Que ce jour reste dans votre mémoire comme celui vous avez failli mettre la main sur Jack Sparrow !"

Une seconde plus tard, il était hors de vue.

Dehors, le soleil se levait.

••••••••••

Chapitre 11. Bracklesham

Jack Sparrow courut aussi vite et aussi longtemps qu'il en était capable, bien décidé à mettre le plus de distance possible entre lui et l'homme qui venait de se déclarer son ennemi juré. Il parcourut les rues encore désertes d'un Londres plongé dans la brume matinale et ne s'arrêta que lorsque ses poumons en feu menacèrent d'exploser au moindre pas supplémentaire.

Il ralentit le pas et continua en marchant, à bout de souffle, jusqu'à ce qu'il atteigne une ruelle sombre et étroite qui lui parut suffisamment abritée des regards pour qu'il puisse s'y arrêter un moment.

Il bifurqua, s'assit sur les pavés humides sans se soucier du froid et se força à aspirer de grandes goulées d'air.

Pendant toute la durée de sa visite à Cutler Beckett, il avait fait des efforts considérables pour paraître parfaitement à l'aise et décontracté, parlant et agissant avec une distance et une froideur qui ne lui étaient pas naturelles. Intérieurement, cependant, son cœur n'avait pas cessé de battre la chamade; il remarqua que ses mains tremblaient légèrement et l'attribua autant à la tension accumulée pendant l'entretien qu'à sa course effrénée pour s'en échapper.

Jack n'était pas un homme cruel et le fait de voir ou de faire souffrir lui avait toujours causé plus de répulsion que de plaisir. Il avait pensé, toutefois, que compte tenu des circonstances, il éprouverait une satisfaction intense à rendre à Beckett l'exacte monnaie de sa pièce.

Il se rendit compte que d'une certaine façon, ce n'était pas le cas.

Bien sûr, il avait savouré l'expression ahurie de son supérieur au moment où il l'avait découvert assis à son bureau. Il avait pleinement profité de chaque seconde de pouvoir qu'il avait exercé sur lui, de sa voix effrayée, de son regard stupéfait lorsqu'il avait brandi la tige de fer.

Mais ensuite, le grésillement du métal incandescent, l'odeur âcre de la chair grillée et le hurlement de douleur lui avaient bien trop rappelé sa propre entrevue avec le fer rouge pour qu'il puisse en tirer quelque satisfaction. Il avait rapidement effectué la besogne, sans s'attarder sur la brûlure blanchâtre qui ornait le dos de son ennemi, et était sorti de la pièce le plus rapidement possible.

Alors qu'il laissait sa respiration reprendre son rythme habituel, Jack fit mentalement une mise au point de sa situation. Malgré tout, le sentiment dominant qui l'habitait à cet instant était un fort sentiment de triomphe. Tout avait fonctionné exactement comme il l'avait prévu. Beckett avait eu ce qu'il méritait, et lui-même avait assouvi la soif de vengeance qui ne l'avait pas quitté depuis deux jours.

Ils étaient quittes.

A présent, il devenait urgent de fuir la ville le plus rapidement possible. Jack était certain qu'après l'incident de la matinée, la East India Trading Company déploierait des moyens tout à fait considérables pour rattraper celui qui avait osé s'attaquer au fils de Lord William Beckett. Les soldats étaient très probablement déjà en route pour le retrouver.

Il sortit de sa poche la bourse remplie de pièces qu'il avait dérobée à l'homme du Bainbow's Church et compta sa fortune. Il lui restait encore suffisamment d'argent pour se loger et se nourrir plusieurs jours; il avait également gardé le pistolet. Il n'avait besoin de rien d'autre pour le moment.

Il avança jusqu'au bout de la ruelle, jeta un regard prudent autour de lui, vérifia qu'aucun uniforme bleu et blanc n'était en vue, et se mit en route.

...

3 jours plus tard...
Bracklesham, West Sussex, Angleterre

Ce jour-là, le village côtier de Bracklesham était surplombé d'un ciel gris et nuageux. Un fort vent marin balayait les ajoncs et les herbes, et couvrait la mer de moutons blancs chevauchant sur la crête des vagues qui venaient mourir sur les rochers. L'eau était sombre et agitée, et quelques gouttes de pluie en trouaient la surface de temps à autre. Les mouettes brisaient le silence en poussant des cris perçants, tournoyant inlassablement au-dessus de l'eau.

Jack Sparrow était assis, les jambes ballantes, sur le muret qui séparait la route de la mer et empêchait les vagues de venir se briser contre les habitations. En contrebas, la roche escarpée était incessamment fouettée par la houle de la marée montante.

Jack observait l'horizon, les yeux dans le vague, savourant l'air salé qui lui caressait le visage. Il retrouvait avec un immense plaisir l'atmosphère maritime après deux semaines d'enfermement à fond de cale ou dans un cachot sordide.

Il se vit un instant de retour sur le Wench, tenant la barre entre ses mains et voguant en haute mer.

Il n'aimait pas penser au Wicked Wench.

Jack ignorait si Cutler Beckett était conscient de ce qu'avait représenté le navire pour lui, mais en tous les cas, il avait visé juste en choisissant de le détruire en guise de punition. Le Wench était le seul bien que Jack ait considéré, d'une certaine manière, comme le sien, l'espace où il se sentait chez lui, où il était seul maître et qu'il occupait comme bon lui semblait. Le navire représentait beaucoup plus à ses yeux qu'un simple moyen de convoyer des marchandises.

Et à présent, le Wench n'était plus qu'un tas de cendres dispersées au fond du port de Londres. Le cœur de Jack se serrait à chaque fois qu'il pensait à son bateau. En dépit d'avoir appartenu à la désormais ennemie East India Company, il avait été un excellent compagnon durant son année de service; le moyen de voguer loin des uniformes et des perruques poudrées pour partir découvrir de nouveaux horizons.

Mais Jack savait qu'il était inutile de se lamenter sur le passé, et décida plutôt de se concentrer sur l'avenir - qui se présentait d'une manière déjà bien assez compliquée.

Alors qu'il quittait son poste d'observation et parcourait la rue principale du village - en réalité, un chemin de terre sablonneuse au bord de laquelle se dressaient de petites maisons aux façades délavées - pour se rendre à la taverne où il avait momentanément élu domicile, Jack Sparrow songea qu'il avait pris goût plus vite qu'il ne l'aurait cru à sa nouvelle liberté - liberté totale qu'il n'avait jamais goûtée auparavant. Il savourait le fait de ne devoir de comptes à personne, d'aller où bon lui semblait sans avoir d'ordres auxquels obéir.

Bien sûr, la marque que lui avait laissée Beckett réduisait considérablement l'éventail des possibilités quant à ses déplacements et agissements. Il n'entrait jamais dans un lieu public sans avoir au préalable étudié avec attention la clientèle de l'endroit, et fuyait tous les lieux investis par la Royal Navy ou les agents de la East India Trading Company.

Toutefois, il était surpris de constater qu'en dehors de Londres, les routes d'Angleterre étaient agréablement dépourvues de la présence de représentants de l'autorité. Il avait pu circuler presque sans contraintes de la capitale jusqu'à Bracklesham, où il était arrivé dans la nuit.

Il avait utilisé son habileté en matière de pourparlers pour convaincre différents voyageurs de partager leur moyen de transport l'espace de quelques dizaines de kilomètres. Il s'était débrouillé pour quitter Londres avec un cheval qu'il avait acheté à un vieil homme passablement ivre, en échange d'une somme dérisoire provenant de la bourse qu'il avait volée au Bainbow's. Malheureusement, la bête s'était révélée difficilement apprivoisable et Jack avait fini par la laisser dans un champ, las de mener une lutte constante pour rester sur son dos.

Il avait atteint Brighton et la mer la veille, puis avait longé la côte vers l'ouest, dormant dans la nature pour économiser l'argent qui lui restait, avant de trouver refuge dans la taverne fort accueillante de Bracklesham, la nuit précédente. Seagull's Tavern était un lieu beaucoup moins misérable que les bouges sordides et mal famés dans lesquels Jack avait passé ses journées depuis son évasion, et il n'avait raisonnablement pas les moyens de s'y installer. Cependant, après plusieurs nuits passées dans des conditions déplorables et le manque de nourriture qui commençait à se faire sentir, il avait décidé de s'offrir une nuit digne de ce nom. Il lui restait suffisamment de livres pour pouvoir payer l'une des petites chambres donnant sur la mer, au rez-de-chaussée de la maison aux poutres apparentes.

Globalement, son voyage depuis la capitale s'était donc déroulé dans de bonnes conditions. Il avait réussi à passer à travers les mailles du filet tendu par Cutler Beckett et ses hommes, à échapper aux groupes de soldats qui sillonnaient sans relâche les rues de Londres et à s'éloigner suffisamment de la ville pour pouvoir diminuer quelque peu sa vigilance.

Londres lui paraissait soudain lointaine, comme un lieu de rêve dont on n'a que de vagues souvenirs. Il avait la sensation que la East India Company était un passé révolu depuis longtemps, un monde avec lequel il n'avait plus aucun lien. Seule la douleur lancinante qui lui brûlait toujours le poignet lui remémorait les événements antérieurs avec une précision désagréable.

Jack franchit le pas de Seagull's Tavern au moment où le jour commençait à baisser et où la femme au comptoir allumait les bougies de la salle commune. Il s'assit à la même table qu'il avait occupée dans la journée, faisant face à la porte, commanda une bouteille de rhum et but de longues gorgées en se réchauffant progressivement. Il se remit à réfléchir à la meilleure façon de quitter l'Angleterre.

Il avait passé la journée à se promener le long de la côte, étudiant les différents navires amarrés dans la baie, tentant de savoir à quel genre d'hommes ils appartenaient. Cutler Beckett l'avait prévenu - et du reste il le savait : aucun capitaine honnête et scrupuleux n'accepterait un inconnu à son bord sans avoir au préalable vérifié ses antécédents - c'est-à-dire jeter un coup d'œil au front et aux bras du candidat, à la recherche d'éventuelles lettres majuscules précisant la nature de leurs crimes. Jack imaginait que les marins de Bracklesham n'étaient pas tous du genre honnête et scrupuleux, mais il n'avait aucune envie de prendre le risque.

Il fut interrompu dans ses réflexions par la porte qui s'ouvrit. Jack se mordit la lèvre. Cinq hommes en uniforme rouge et blanc se tenaient sur le seuil - la Navy. Il crut un instant qu'ils allaient se jeter sur lui, mais visiblement, les soldats étaient simplement venus passer un peu de bon temps après une journée de travail. Ils ne prêtèrent aucune attention à Jack Sparrow, s'assirent à une grande table et entreprirent de parler d'une voix forte tout en agitant les chopes que la femme du comptoir venait de leur apporter avec un grand sourire. Des habitués.

Jack décida de ne pas bouger - pas pour le moment. Il ne ferait qu'attirer l'attention s'il se levait pour partir alors que les hommes venaient juste de s'asseoir. A l'heure actuelle, ils paraissaient ne pas se soucier de sa présence et il n'avait pas l'intention de la leur rappeler. Il s'efforça de rester calme et décontracté et porta à nouveau la bouteille à ses lèvres.

Il commanda à manger plus tard dans la soirée. Les hommes de la Royal Navy n'avaient pas l'air de songer à s'en aller, aussi avait-il fini par ignorer leur présence à son tour. Il était en train de terminer son assiette de poisson lorsque la porte de la taverne s'ouvrit à nouveau.

Mais cette fois, ce n'étaient pas des habitués.

Ce n'étaient pas même des clients.

Une trentaine d'hommes fit irruption dans la salle, arme en main, renversant tables et chaises sur leur passage. Plusieurs clients se mirent à crier. Un coup de feu retentit, suivi d'une voix puissante hurlant quelque chose - Jack n'aurait pas su dire quoi. En revanche, il identifiait parfaitement les vêtements hétéroclites, les bottes à haut revers, les sabres au poing et la jambe de bois de l'un d'entre eux. Il avait devant les yeux la version réelle des héros dont sa mère peuplait ses histoires lorsqu'il était enfant.

Des pirates.

Les pirates attaquent les navires. Pas les auberges.

Pourtant, il était impossible de se tromper sur leur identité. La taverne était bel et bien la cible d'un équipage de flibustiers venus glaner les richesses de ses clients.

Il ne manquait plus que ça.

Tout se serait peut-être déroulé sans trop de casse si les cinq soldats de la Navy ne s'étaient pas levés brusquement, saisi leurs fusils et ouvert le feu sur les attaquants avant que ceux-ci n'aient pu agir.

Deux, trois, quatre hommes s'écroulèrent. Des femmes se mirent à hurler, quelque part à l'autre bout de la taverne.

Une seconde plus tard, Seagull's Tavern abritait une bataille désordonnée et sanglante dans un chaos total. Les pirates répliquèrent immédiatement en tirant abondamment sur les militaires. Quelques clients masculins avaient eux aussi sorti leur pistolet, et firent feu sur les intrus - par simple réflexe, songea Jack. Les ennemis n'avaient pas encore eu le temps de faire du mal à la clientèle. Quelques clients, paniqués, se mirent à tirer au hasard dans la foule en poussant des hurlements hystériques. Du coin de l'œil, il aperçut les premiers hommes tirer leur sabre du fourreau et engager le combat au corps à corps.

Il faut que je sorte d'ici.

Il ne sut jamais qui, des hommes de la taverne ou des assaillants, avait tiré.

Il n'eut pas le temps de se poser la question.

Il sentit la première balle le toucher dans le haut de la poitrine - le choc le projeta en arrière, et il heurta la table juste au moment où la deuxième l'atteignait, un peu plus à droite. Il fut encore conscient du tumulte et des cris qui emplissaient l'atmosphère, du sang chaud qui coulait sur son ventre et de la douleur qui lui transperçait l'épaule droite, et eut juste le temps de songer que décidément, la chance avait décidé de lui tourner le dos.

Puis ce fut le trou noir.

••••••••••

Chapitre 12. Bootstrap Bill Turner

Debout au milieu de la salle commune de l'auberge de Seagull's Tavern, William Turner observait ses compatriotes fouiller les cadavres qui jonchaient le sol, à la recherche des richesses personnelles qu'ils portaient éventuellement sur eux.

Le combat avait viré au massacre.

Bill Turner avait déjà vécu et participé à des batailles. Il avait déjà vu plus d'un homme mourir, sans doute en avait-il même déjà tué au cours d'un affrontement. Le sang et la violence ne lui étaient pas étrangers. Pourtant, la scène qui s'étendait sous ses yeux, éclairée par la lumière vacillante des bougies encore debout, lui retournait l'estomac.

Les clients de la taverne n'avaient eu aucune chance. Les pirates étaient plus nombreux, mieux préparés et mieux armés. Cependant, ils n'avaient pas eu l'intention de pénétrer dans Seagull's Tavern et de tuer l'intégralité de ses occupants. Tous se serait peut-être déroulé de manière relativement pacifique si ces fichus soldats de la Navy n'avaient pas tiré les premiers.

Bill se rappela la cohue et la panique qui avaient suivi les premiers coups de feu. Les hommes de la taverne qui possédaient une arme avaient répliqué en tirant à l'aveuglette tout autour d'eux, sans se soucier de la cible qu'ils allaient toucher. Quand l'instinct de survie prend le dessus sur la logique, songea Bill Turner, les hommes sont capables des pires absurdités.

Au final, seuls les pirates étaient encore debout. Au sol gisaient une bonne quinzaine d'hommes et de femmes, des villageois innocents qui avaient seulement voulu passer une soirée tranquille.

Ce n'était pas juste.

Bill avait toujours apprécié le fait que dans la piraterie, les combats étaient plus ou moins équitables. En mer, lors d'un abordage, chaque camp possédait les mêmes attributs : un navire, des armes et, dans la grande majorité des cas, des marins adultes et entraînés.

La bagarre de l'auberge, elle, ne s'était pas déroulée à armes égales. Attaquer par surprise des gens du peuple sans défense n'était pas digne d'un flibustier. Bill se força à ne pas s'attarder sur les yeux grands ouverts de la femme qui gisait à ses pieds, tuée d'une balle en pleine poitrine.

"Hé, Bootstrap ! Viens par ici."

Bill se retourna. A l'autre bout de la salle, accroupi auprès du corps sans vie de l'un des officiers en uniforme rouge et blanc, le quartier-maître, Donald Lockwood, lui faisait signe. Il avait une soixantaine d'années, de longs cheveux gris attachés en catogan, et une grosse cicatrice lui barrait la tempe gauche.

Bill s'approcha. Lockwood lui lança une bourse de cuir qu'il attrapa au vol. "Regarde un peu ce que la soldatesque garde sur elle", ricana-t-il. "Compte-moi ce qu'il y a là-dedans, ça t'occupera." Bill obéit, soulagé qu'on lui épargne la fouille macabre à laquelle participaient ses compagnons. La bourse était lourde dans sa main - le capitaine avait vu juste en estimant que la clientèle de Seagull's Tavern était raisonnablement aisée.

Il n'avait pas encore terminé de compter les livres empilées dans sa paume gauche que la voix nasillarde de Lockwood l'interrompit de nouveau. "Viens voir ça, Bootstrap."

Bill soupira. Il ne tenait pas à venir examiner un par un les malheureux étendus à terre. Il avait hâte de quitter la taverne, l'odeur de sang et les effluves de mort qui y régnaient.

Il se dirigea toutefois vers le vieux pirate. Lockwood était une nouvelle fois accroupi près d'un homme. Cette fois, il s'agissait d'un garçon tout jeune encore - une vingtaine d'années, estima Bill Turner. Il était allongé sur le côté, ses cheveux noirs dissimulant son visage. Le quartier-maître le retourna sur le dos et lui tâta le poignet.

"Celui-là est en vie", déclara-t-il.

Bill fronça les sourcils. Il jeta un coup d'œil à la chemise trempée de sang et nota un imperceptible mouvement de la cage thoracique. En effet, le garçon respirait encore.

"Qu'est-ce que qu'on en fait ?" demanda Donald Lockwood. Bill haussa les épaules. Ce n'était pas à lui de prendre les décisions. Il chercha le capitaine des yeux.

"Cap'tain ! Venez voir."

Le capitaine Bryan Donnelly était un Irlandais mesurant près de deux mètres, grand, mince et élancé. Ses cheveux roux tombaient en cascade sur ses épaules, et son visage était constellé de taches de rousseur. Bill le voyait rarement sans son grand tricorne noir qu'il portait enfoncé jusqu'aux yeux, cachant en partie son regard vert pétillant. Il était vêtu d'un long manteau de velours rouge foncé orné de broderies, qui aurait paru de riche confection s'il n'avait pas été recousu et rapiécé des dizaines de fois.

Bryan Donnelly était considéré par ses hommes comme bon, honnête et généreux - dans les limites imposées par son statut de flibustier, évidemment. Il était aimé et respecté par tous les membres de son équipage.

Le capitaine s'avança en quelques grandes enjambées souples jusqu'à l'endroit où les deux hommes entouraient le survivant. Il se pencha sur le garçon, tendit une main et posa deux doigts sur sa gorge, cherchant le pouls qui battait faiblement. Il hocha la tête puis se mit à genoux pour examiner les blessures du jeune homme. Il déboutonna la chemise rougie et désigna d'un geste du menton les deux plaies causées par les balles, en haut de la poitrine, qui saignaient abondamment.

"Il n'est pas mort, mais il ne vaut pas tellement mieux." Il nota le mince filet de sang au coin de la bouche - hémorragie interne, pensa-t-il. Donnelly avait eu à faire à suffisamment de blessés au cours de sa vie pour pouvoir estimer au premier coup d'œil la gravité de l'état d'un homme.

Lockwood se releva en poussant un grognement. "Allons-y, capitaine. On le fouille, on termine ici et on s'en va."

"Ce garçon n'a pas l'air de cacher une fortune sur lui", objecta Bryan Donnelly.

"On va le laisser mourir ?" Bill Turner se mordit la lèvre, mal à l'aise.

"Mais qu'est-ce que tu veux en faire, Bootstrap ?" demanda Lockwood en sondant le corps du garçon avec ses mains, à la recherche de quelque bijou où bourse dissimulés dans une poche. "Tu es un pirate, mon gars, pas un médecin ou un curé. Occupons-nous de nos propres affaires, et -"

Il fut interrompu par Donnelly qui saisit soudain l'un des bras du blessé. Lockwood avait relevé les manches de la chemise pour vérifier s'il portait des bijoux de valeur, et le capitaine avait remarqué le bandage qui entourait le poignet droit du jeune homme. Il défit le pansement et considéra en silence la marque en forme de "P" gravée dans la chair.

"Ah... Voilà qui change la donne", murmura Bill Turner pour lui-même.

"Ca ne change rien du tout." Le quartier-maître paraissait passablement excédé. "Allons-y avant que la Navy ou les gens du village ne rappliquent ici."

Le capitaine Donnelly ignora Lockwood et se frotta le menton, indécis. "On ne laisse pas un camarade dans la merde", déclara-t-il enfin. "L'entraide entre les pirates est un point important du Code et vous le savez." Bill acquiesça. Il était justement sur le point de le souligner. Il savait que son capitaine tenait autant que lui au Code des pirates.

Bill désigna la brûlure. "Celui-là n'a pas l'air d'être un camarade depuis très longtemps", observa-t-il. "La marque n'est même pas cicatrisée."

Bryan Donnelly réfléchit quelques instants, puis se releva et appela deux de ses hommes. Il leur ordonna de transporter le garçon à bord de leur navire, puis entreprit de rassembler équipage et butin afin de quitter Seagull's Tavern. Les pirates avaient mis la main sur une petite fortune bien cachée dans un coffre derrière le comptoir, et avaient en outre profité de l'escale pour se réapprovisionner en nourriture et en rhum, disponibles en abondance.

"C'est de la folie", marmonna Lockwood à Bill. "On ne vas pas recueillir tous les gamins qui ont été assez stupides pour se faire attraper. Regarde-le. Je parie que celui-là n'a jamais mis les pieds sur un navire pirate."

"Le Code, c'est la loi, Donald." Bill se dirigea vers la sortie, soulagé de quitter enfin l'atmosphère poisseuse et macabre de l'établissement. "Le capitaine respecte simplement une règle élémentaire de la flibuste. On n'allait pas laisser crever ce gamin par terre."

"Ta bonté te perdra, Bootstrap. Il va crever de toute façon."

Bill Turner leva les yeux au ciel. Le manque d'humanité de Donald Lockwood ne cessait jamais de le surprendre. L'homme parlait de la vie et de la mort avec une distance et une froideur à la fois exaspérantes et admirablement maîtrisées.

Quelques minutes plus tard, la trentaine d'hommes du capitaine Bryan Donnelly s'éloignaient de l'auberge de Bracklesham pour rejoindre le navire amarré dans la baie un peu plus bas.

Il faisait encore nuit noire lorsque le Juggernaut quitta la côte anglaise et fit voile vers l'immensité de l'Atlantique.

••••••••••

Chapitre 13. Du sang, des aiguilles et du rhum

Note : Ce chapitre offre une petite plongée dans l'univers médical du XVIII° siècle (c'est là que vous vous rendez compte de votre chance de vivre au XXI° !). Je suis très loin d'être une connaisseuse en la matière, mais comme je n'aime pas écrire n'importe quoi, je me suis un peu documentée. J'ai rédigé une note en fin de chapitre qui apporte quelques précisions supplémentaires. (Et au cas où cela vous semblerait bizarre, non, une balle ne reste pas forcément entière lorsqu'elle atterrit dans un corps humain. Elle peut "éclater" en plusieurs morceaux. Oui, moi aussi ça m'étonne.)

Les pirates emmenèrent Jack Sparrow dans l'une des cabines latérales à l'arrière du bateau. Le capitaine, qui les accompagnait, envoya Bill Turner chercher le chirurgien de bord. Bill trouva celui-ci sur le pont, déjà occupé à soigner quelques blessures sans gravité recueillies par trois membres de l'équipage au cours de l'affrontement. Il fit signe à Bootstrap qu'il descendrait dès qu'il aurait terminé.

Bill retourna dans la cabine éclairée par une grande quantité de bougies et de lampes à huile. Le garçon était allongé sur le dos, sur la grande table en bois foncé où le chirurgien avait pris l'habitude d'opérer ses patients après une bataille. Il faisait nuit et la visibilité était assez mauvaise, mais l'état du gamin qu'ils avaient amené à bord était trop grave pour pouvoir attendre le lever du jour.

Le chirurgien arriva vingt minutes plus tard. James Pidgley était ami avec Bryan Donnelly depuis de nombreuses années et occupait le poste de médecin à bord du Juggernaut depuis six ans. Il avait quarante-quatre ans, des cheveux noirs coupés courts et de grandes mains d'une habileté sans pareille. Il jeta un regard étonné au garçon étendu devant lui. Un visage très jeune, parfaitement inconnu, mortellement pâle sous le teint hâlé et couvert d'une fine pellicule de sueur indiquant que le jeune homme était toujours en vie.

Donnelly prit la parole pour expliquer la situation et désigna la marque au fer rouge sur le bras du blessé. Pidgley haussa les épaules. Dès lors qu'il s'agissait de la santé d'un homme, il ne se préoccupait absolument pas de son identité. Il traitait avec la même méticulosité un très bon ami comme un parfait étranger. Il soignerait même un ennemi si on le lui demandait. Il considérait la mort d'un homme - peu importe quel homme - entre ses mains comme un échec personnel, et tentait toujours l'impossible pour que ses interventions aient un dénouement heureux.

Un simple coup d'œil à la poitrine du garçon suffit à lui faire comprendre qu'il n'aurait pas la tâche aisée. Il enleva la chemise collante de sang, la laissa tomber à terre et entreprit d'examiner les blessures.

Il fut soulagé de constater qu'au moins une des deux balles était ressortie. Elle avait traversé l'omoplate droite et probablement causé des dégâts internes, mais la plaie dans le dos indiquait qu'elle n'était plus dans le corps. La deuxième blessure, en revanche, ne présentait pas de trou de sortie. James Pidgley savait que le problème majeur viendrait de cette seconde balle. D'après l'endroit où elle était entrée ainsi que le filet de sang qui avait coulé de la bouche du gamin, il était certain qu'elle avait perforé le poumon - auquel cas il serait encore plus délicat de l'extraire. Le chirurgien poussa un soupir et se tourna vers Bill Turner, debout à côté du capitaine Donnelly près de la porte.

"Il va me falloir du linge propre, mes instruments, du fil, une aiguille et une bouteille de rhum, Bootstrap." Bill acquiesça et tourna les talons pour aller chercher le nécessaire.

De retour dans la cabine, Bill tendit le matériel à Pidgley et s'assit sur la chaise auprès du garçon. Donnelly restait debout, les bras croisés sur la poitrine, sans manifester la moindre émotion. Il avait déjà assisté à suffisamment d'interventions chirurgicales sur ses hommes d'équipage pour être plus ou moins accoutumé au procédé. Il remerciait seulement ce ciel que le gamin soit inconscient et espérait qu'il allait le rester.

James Pidgley déboucha la bouteille de rhum et but quelques longues gorgées. Non pas qu'il ressentait le besoin de boire avant d'opérer, mais l'alcool empêchait ses mains de trembler. Lorsque son patient était en état de boire, il était coutume de partager la bouteille - le blessé était encouragé à en avaler une dose généreuse, et ne se faisait généralement pas prier. Ce jour-là, toutefois, Pidgley n'eut pas besoin de proposer ; le garçon n'était pas revenu à lui depuis qu'ils l'avaient ramassé. Il s'essuya la bouche avec le revers de sa chemise et se mit au travail.

Bill Turner et le capitaine Bryan Donnelly observaient avec attention tandis que le médecin de bord sondait la plaie avec une lame fine et allongée. L'entreprise ne se montrait pas aisée, la balle ayant parcouru un bon bout de chemin avant de s'immobiliser. Il tâtonna pendant près de trois quarts d'heure avant de réussir à en retirer plusieurs fragments. Une ou deux fois, le garçon avait vaguement remué pendant quelques secondes, mais n'avait jamais vraiment repris connaissance. Il avait perdu énormément de sang et Pidgley espérait que ses blessures ne s'étaient pas infectées.

Lorsqu'il fut certain d'avoir fait ce qu'il pouvait, il examina les éclats de métal qu'il avait trouvés dans la blessure et poussa un soupir. Il se tourna vers Bryan Donnelly. "J'ai peur de ne pas avoir réussi à retirer tous les fragments, Capitaine."

Donnelly se mordilla la lèvre inférieure tout en réfléchissant. Il avait connu quelques hommes qui avaient vécu une vie entière avec une balle dans le corps, mais il savait que la plupart du temps, la plaie s'infectait et causait la mort du patient quelques jours plus tard.

"Je sais que vous avez fait tout votre possible, James. Nous n'avons qu'à espérer qu'il s'en sortira tout de même."

James Pidgley hocha la tête et se servit une nouvelle rasade de rhum, puis se tourna vers les fenêtres. L'aube commençait à poindre et la terre ferme n'était plus en vue.

"Je vais attendre que le jour se lève avant de terminer, Capitaine. J'ai besoin d'une pause et j'y verrai plus clair d'ici peu de temps."

Donnelly hocha la tête. Il demanda à Bill Turner de rester avec le garçon, et sortit de la cabine accompagné du chirurgien. Bill se saisit de la bouteille encore à moitié pleine et but à son tour. Pidgley n'avait pas prononcé de diagnostic concernant l'état du gamin, et il ignorait s'il fallait s'attendre plutôt à le voir se réveiller où à rendre son dernier soupir.

Il obtint la réponse quinze minutes plus tard. Il s'était presque assoupi, le menton dans ses bras croisés sur le dossier de la chaise, lorsqu'une faible quinte de toux le fit sursauter. Il se leva et s'approcha du jeune homme.

La première sensation dont Jack Sparrow soit conscient fut l'impression d'étouffer. Il essaya d'inspirer de grandes goulées d'air, mais ses poumons n'avaient pas l'air disposés à lui obéir. Une vive douleur lui transperçait la poitrine à chaque fois qu'il prenait une respiration. Aspirant l'air par petites goulées saccadées, il tenta d'ouvrir les yeux; une fois encore, son corps lui donna l'impression d'avoir une volonté propre. Des formes indistinctes flottaient devant lui, sans qu'il puisse les identifier. Sa vision oscillait entre le noir complet et un ensemble de couleurs brouillées et mouvantes. Garder les yeux ouverts lui demandait trop d'énergie, aussi décida-t-il d'y renoncer. Il entendit une voix tout près de son oreille, sans parvenir à comprendre le sens des mots.

Jack n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait, ni même ce qui s'était passé. Il savait seulement que sa poitrine lui faisait mal et que chaque seconde passée sans perdre connaissance à nouveau lui coûtait un effort considérable. Il avait froid.

"Ah, vous voilà. Il est revenu à lui, Monsieur Pidgley."

Le chirurgien se pencha sur le garçon et posa une main sur son front. Il était brûlant. La fièvre n'augurait rien de bon, mais il ne pouvait pas y faire grand-chose. Pour l'heure, il demanda à Bootstrap de lui tendre le fil et l'aiguille posés sur le rebord de la fenêtre. Les rayons du soleil matinal fournissaient un éclairage suffisant pour pouvoir suturer les blessures rapidement.

Après avoir pris une autre gorgée de rhum, James Pidgley enfila le fil dans son aiguille courbe et fit un nœud à une extrémité. Il tâta les bords de la première plaie pour les amener l'un vers l'autre. Il sentit son patient se contracter brusquement sous ses mains. Il aurait préféré qu'il reste inconscient jusqu'à ce que son travail soit achevé.

Jack tenta vaguement de se débattre lorsqu'une douleur encore plus vive lui déchira la poitrine, mais il n'eut même pas la force d'ouvrir la bouche pour protester. Il perdit et reprit connaissance à intervalles irréguliers pendant ce qui lui sembla durer une éternité - il n'avait aucune notion du temps qui passait. A un moment, il sentit deux paires de bras le retourner sur le côté - puis une forte douleur dans le haut du dos. Il sombra à nouveau dans l'obscurité totale.

Jack Sparrow passa plusieurs jours entre conscience et inconscience, ouvrant parfois les yeux sans rien comprendre à ce qui l'entourait, puis retombant dans un délire fiévreux peuplé de souvenirs entremêlés et de rêves angoissants. Il ne reprit pleinement connaissance qu'au soir du quatrième jour. Il sentit une main passer un linge humide sur son front, et une voix lointaine murmurer des paroles rassurantes à son oreille. Il lutta pour ne pas reperdre le contact avec la réalité et se força à ouvrir les yeux. Il se rendit compte qu'il tremblait - pourtant, il avait l'impression d'avoir chaud. Sa respiration était saccadée comme s'il venait de courir plusieurs kilomètres. Son regard se focalisa peu à peu sur le visage qui remuait à quelques centimètres du sien.

Il distingua un homme d'une trentaine d'années, aux cheveux blonds et aux yeux bleus clair qui le dévisageait avec inquiétude. Jack voulut se redresser un peu mais fut immédiatement stoppé par un vif éclair de douleur dans la poitrine. Il laissa retomber sa tête sur l'oreiller et posa d'une voix faible et incertaine la question qui lui brûlait les lèvres.

"Où est-ce qu'on est ?"

"Nous sommes en pleine mer, à bord du Juggernaut, vaisseau du capitaine Bryan Donnelly, mon garçon." L'homme avait une voix douce et profonde. Les noms n'évoquaient rien pour Jack, mais à présent qu'il y faisait attention, il sentit l'agréable tangage du bateau qui lui était familier. Il sonda sa mémoire pour essayer de se souvenir comment il avait pu arriver là.

"On t'a tiré dessus", poursuivit l'homme, lui évitant ainsi de poser une nouvelle question - Jack lui en fut reconnaissant, le simple fait de prendre la parole lui coûtant un effort magistral. "Tu as de la chance d'être encore parmi nous, tu sais." Voilà donc d'où venait la douleur. "Seagull's Tavern, tu te rappelles ?"

La mémoire lui revint brusquement. Bracklesham. La taverne. L'intrusion d'une foule d'hommes armés. Les échanges de tirs... C'était le dernier souvenir qu'il avait.

"Ca fait combien de temps ?" Jack sentait la douleur s'intensifier au fur et à mesure qu'il reprenait pied dans la réalité. Il avait mal quand il respirait, quand il parlait, et la douleur devenait insupportable s'il bougeait. La tête lui tournait et il avait légèrement la nausée.

"Quatre jours. C'est la première fois que je te vois pleinement réveillé, jeune - c'est quoi, ton nom ?" demanda l'homme blond penché sur lui.

Jack s'efforça de rendre sa voix un peu plus distincte. "Jack." Il était trop fatigué pour énoncer le reste de son nom, et ne jugeait pas essentiel de le faire. Il fut soudain pris d'une violente quinte de toux qui occasionna une douleur aigüe dans ses poumons.

L'homme hocha la tête. "Jack. Repose-toi, et n'essaye pas de bouger. Si tu as faim, je t'apporterai à manger tout à l'heure." Il n'avait pas faim. Il referma les yeux, épuisé par les quelques minutes d'efforts qu'il venait de fournir, et se rendormit instantanément.

Plus tard, il se réveilla à nouveau et échangea cette fois quelques mots avec un homme brun aux cheveux très courts qui se présenta sous le nom de James Pidgley, chirurgien de bord. L'homme réussit à lui faire avaler quelques bouchées de nourriture et le força à boire le contenu d'un grand gobelet d'eau fraîche - "Il faut que tu boives. Tu as perdu beaucoup de sang".

Après quoi, à bout de forces et brûlant de fièvre, il dormit à nouveau.

Note : Précisions sur les "bienfaits" du rhum au XVIII° siècle : Premièrement, contrairement à ce que l'on pourrait penser, NON, personne ne désinfectait une blessure avec du rhum. Pour la simple et bonne raison qu'à l'époque, on ne connaissait rien à la notion de bactéries et d'infection, et qu'il ne leur serait pas venu à l'idée de nettoyer une plaie ou des instruments chirurgicaux avant d'opérer (vous imaginez les conditions d'hygiène).

Deuxièmement, même si aujourd'hui ça paraît absurde, les médecins avaient bel et bien tendance à boire avant de soigner un patient : non seulement cela leur donnait une certaine confiance en eux, et d'un point de vue purement physique, l'alcool empêchait leurs mains de trembler !

Et puis bien sûr, le rhum servait d'anesthésie (ou en tous cas de calmant), c'était à peu près la seule solution qu'ils avaient. (Apparemment, ils y mélangeaient parfois un peu d'opium, mais seulement à partir du XIX° siècle.)

••••••••••

Chapitre 14. Une révélation

L'état de Jack Sparrow ne s'arrangea pas dans les deux jours qui suivirent. La fièvre refusait de baisser et Bill Turner voyait le chirurgien devenir de plus en plus dubitatif à chaque fois qu'il sortait de la cabine du garçon. Finalement, James Pidgley appela le capitaine Donnelly auprès du jeune Jack et leur annonça qu'il fallait prendre une décision. "L'une des plaies s'est infectée, Capitaine. Laissez-le comme ça et je ne lui donne pas une semaine."

Donnelly, qui avait acquis une certaine expérience des blessures en tout genre, s'en était douté. Il soupira. "Qu'est-ce qu'on peut y faire, James ?"

Pidgley haussa les épaules. "La seule solution est d'essayer de retirer le fragment restant de la balle. C'est ça qui empêche la blessure de guérir correctement, sans aucun doute. Ça ne sera sûrement pas facile, mais si on ne fait rien, il n'a aucune chance."

Donnelly acquiesça. "Alors faites."

Sans perdre davantage de temps, Bootstrap et Pidgley allèrent chercher le matériel du médecin et s'enfermèrent dans la cabine. Bryan Donnelly les laissa seuls ; on avait besoin de lui à la barre et il ne serait pas d'une grande utilité à rester près du garçon.

Jack ouvrit les yeux en entendant les deux hommes approcher. Il aperçut vaguement le dénommé James étaler toute une série d'instruments métalliques sur la chaise à côté de son lit. Même dans son état, Jack était parfaitement en mesure de comprendre ce que présageait un tel attirail et voulut protester, quand le deuxième homme - dont il ne connaissait toujours pas le nom - lui tendit une bouteille de verre à moitié pleine. Jack reconnut l'odeur comme étant celle du rhum.

"Bois ça, Jack. Bois-en autant que tu peux." Il n'avait pas du tout envie de rhum, mais laissa malgré tout l'homme l'aider à porter le goulot à ses lèvres. L'alcool lui brûla l'estomac et il eut envie de vomir. Il détourna la tête de la bouteille, écœuré.

Pidgley retira précautionneusement les bandages qui couvraient les blessures du garçon et examina la plaie infectée. La peau était rouge vif, chaude et gonflée sur un rayon de plusieurs centimètres autour du trou qu'avait fait la balle. S'il ne parvenait pas à trouver l'éclat de métal qui empoisonnait le sang, il savait que son jeune patient ne survivrait pas longtemps. Et à présent qu'il avait commencé à lui porter assistance, il ne voulait pas le voir mourir.

Il se pencha sur Jack Sparrow et lui parla d'une voix douce mais ferme. "Écoute, jeune homme, je sais que ça fait mal et je crains de devoir te faire encore plus mal pendant un moment. Mais il ne faut pas que tu bouges, d'accord ? C'est très important."

Jack hocha la tête tout en se demandant si la douleur pouvait devenir encore plus intense qu'elle ne l'était déjà. Pidgley lui tendit une pièce de cuir usée - "Mords là-dedans." Il ne voulait pas, mais il savait qu'il risquait d'en avoir besoin.

Assis sur le lit, Bill Turner observa le médecin défaire la série de points de suture qui fermaient la blessure, puis entreprendre de tâtonner à nouveau dans la plaie à l'aide de son long instrument de métal. Il préféra regarder ailleurs. Jack sursauta et étouffa un cri - la douleur était si forte qu'il crut qu'il allait s'évanouir d'un moment à l'autre. Il aurait préféré cette dernière alternative, mais apparemment, après avoir refusé de fonctionner correctement pendant les jours précédents, son corps semblait cette fois bien décidé à le maintenir éveillé. Il perdit toute notion du temps - il s'entendit crier sans bien se rendre compte que le son provenait de sa propre bouche. Une paire de mains fermes l'empêchaient de remuer et le plaquaient contre son oreiller.

Une infinité plus tard, la douleur atteignit un pic avant de diminuer brusquement. Il entendit l'un des hommes pousser un soupir de soulagement, puis sentit qu'on pressait fortement un linge sur sa blessure. Le monde redevint progressivement un peu plus clair, et il prit conscience de sa respiration paniquée sans pour autant parvenir à la maîtriser. Puis, soudain, le contenu de son estomac décida de quitter le navire - il roula sur le côté et vomit par-dessus le bord du matelas.

Bootstrap émit un juron, retint Jack pour lui éviter de tomber du lit et le laissa vomir, cramponné à ses bras comme si sa survie en dépendait. Il finit par se laisser retomber sur le dos, la respiration haletante, trempé de sueur et tremblant de tous ses membres. Bill lui essuya le visage avec un linge humide et lui proposa la bouteille de rhum. "Ça te fera du bien. Essaye d'en boire un peu." Jack était sûr qu'une nouvelle gorgée du liquide le rendrait encore plus malade et refusa en détournant la tête.

Il perdit connaissance un bref instant et fut brutalement ramené à la réalité lorsque James Pidgley commença à suturer la plaie. De nouveaux éclats de douleur lui transpercèrent la poitrine pendant qu'il sentait l'aiguille aller et venir sous sa peau. Il fit son possible pour ne pas bouger, serra les dents, engagea un rude combat avec ses cordes vocales pour ne pas crier et attendit qu'on veuille bien enfin le laisser tranquille, luttant contre la nausée qui menaçait à nouveau.

Enfin, deux mains se posèrent sur ses épaules et la voix grave de l'homme blond lui parvint à travers le brouillard. On lui enleva les mèches de cheveux collées à son front par la sueur. "C'est fini, mon garçon. C'est fini." La douleur le rendait malade. Il crut qu'il allait vomir une deuxième fois et tenta de s'asseoir, mais les mains le maintinrent fermement au fond de son lit. Il ne parvenait pas à s'empêcher de trembler et sentait son cœur battre à toute vitesse dans sa poitrine.

Bill Turner tapota maladroitement la main du garçon en essayant de le calmer. Il se surprit soudain à songer à son propre fils, à présent âgé de six ans, qu'il avait délaissé en Angleterre il y avait si longtemps déjà. Will.

A une époque, Bill s'était adonné corps et âme à la piraterie, et suivi sans états d'âme son capitaine dans les attaques et les abordages les plus sanglants. Mais depuis qu'il était devenu père, les choses avaient changé. Il ne pouvait plus s'empêcher de penser aux familles qu'il déchirait, aux innocents qu'il détruisait à chaque fois que l'équipage du Juggernaut passait à l'action. Avec dédain, ses camarades le traitaient de sensible - comme si le fait d'éprouver un tant soit peu de compassion était un crime. Aussi, il avait de plus en plus de difficultés à assister de sang-froid à la violence et à la souffrance.

Bill se demandait comment diable le parcours de Jack avait pu le conduire à errer dans une taverne avec la marque de la piraterie sur le bras à l'âge d'à peine vingt ans.

Il avait une foule de questions à poser, mais estima que le moment était très mal choisi pour manifester sa curiosité - Jack ne paraissait décidément pas en état d'aligner deux mots à l'heure actuelle.

James Pidgley termina de nouer des bandages serrés autour de la poitrine du garçon, lui laissa la bouteille de rhum à portée de main et se dirigea vers la sortie. Bill Turner s'arracha à ses souvenirs, se leva du lit et le suivit sur le pont, où une multitude de tâches quotidiennes les attendaient.

 ...

Dix jours avaient passé depuis le départ du Juggernaut de la petite baie de Bracklesham, West Sussex, Angleterre. Le navire filait à présent à bonne vitesse sur l'immensité bleue de l'océan Atlantique, quelque part au large du Portugal. Les premiers jours du mois de mai ainsi que la progression vers le sud apportaient des températures plus douces et un ciel souvent clair et dégagé. Le Juggernaut n'avait croisé aucun vaisseau depuis le début de sa traversée et le voyage se déroulait sans encombre.

Jack Sparrow n'avait qu'un souvenir assez confus de la première semaine qu'il avait passée à bord du navire. Après que James Pidgley ait réussi à extraire la balle de sa poitrine, sa fièvre était tombée rapidement. L'avantage était qu'il avait arrêté de faire ses angoissants rêves semi-éveillés qui ressassaient une foule de mauvais souvenirs. L'inconvénient était que la fièvre lui avait au moins permis de passer le plus clair de son temps inconscient, et qu'à présent, la douleur le maintenait éveillé pendant des nuits entières. Plus d'une fois, il avait cru devenir fou à force de devoir rester immobile, à fixer le plafond, dans le noir et le silence les plus totals, sans autre compagnie que les battements de son propre cœur et les quintes de toux qui le secouaient régulièrement et lui donnaient envie de vomir.

L'homme aux cheveux blonds et aux yeux bleus, qui avait fini par se présenter sous le nom de Bill Turner, lui apportait sa ration quotidienne de nourriture et d'eau. Jack savait qu'il devait manger pour regagner des forces mais ne réussissait à avaler que quelques bouchées. En revanche, il acceptait avec reconnaissance le rhum que Bill amenait souvent en même temps que les repas - le rhum lui permettait de somnoler au moins quelques heures et rendait la douleur plus supportable.

Jack avait donc tout le loisir de réfléchir et de se poser une multitude de questions sur le nouveau pétrin dans lequel il s'était fourré. Il ne savait rien des hommes qui l'avaient recueilli, ni pourquoi ils l'avaient fait - une chose était certaine, il leur devait la vie. Il se souvenait seulement d'avoir reconnu un équipage de pirates le jour où ils avaient assailli Seagull's Tavern ; le dernier souvenir vraiment précis qu'il avait. Il avait interrogé Bill une ou deux fois à ce sujet, mais s'était entendu répondre qu'il ferait mieux de se reposer et qu'ils auraient le temps d'en parler lorsqu'il irait mieux.

Bill s'était jusqu'à présent contenté de répéter qu'il était en sécurité, qu'il ne fallait rien craindre de leur part et qu'il devait se tenir tranquille - précision inutile puisque même s'il l'avait voulu, Jack aurait été bien incapable de faire un pas hors de son lit. Il n'arrivait même pas à se mettre en position assise. Il n'avait par conséquent pas d'autre choix que de prendre son mal en patience et d'attendre que son corps reprenne des forces.

Vers midi ce jour-là, William Turner descendit dans la cabine de Jack muni d'un repas de poisson frais, de pain et d'une bouteille de rhum. Il vérifia par la porte entrouverte que le garçon ne dormait pas, puis entra et posa le tout sur la chaise qui faisait office de table de chevet.

"Bill ?"

La voix était faible, mais le regard de Jack Sparrow était inquisiteur, ses yeux noirs brillant au milieu de son visage pâle.

"Oui ?"

"Pourquoi avoir décidé de me sauver la vie ?"

Bill leva les sourcils, étonné. Drôle de question. "L'entraide entre les pirates est une règle à laquelle le Capitaine tient beaucoup", répondit-il en s'asseyant au pied du lit. "Un homme bien, le Capitaine", ajouta-t-il comme pour lui-même en hochant la tête.

Jack essaya de se redresser contre ses oreillers, visiblement disposé à entamer la conversation. "Hé là, doucement !" Bill l'aida à atteindre une position semi-assise, lui arrachant une grimace de douleur.

"Je ne suis pas un pirate", répliqua Jack entre ses dents.

Bootstrap le dévisagea, l'air amusé. Il montra du doigt la marque au fer rouge, laissée à l'air libre sur le bras droit du jeune homme. "Aux yeux de la loi, on dirait bien que si." En voyant le regard noir que le lui lançait Jack, il s'empressa d'ajouter : "Dans ce cas précis, tu peux estimer que cette marque t'a sauvé la mise, tu sais. Si tu ne l'avais pas eue, l'équipage t'aurait sans nul doute laissé mourir sur le sol de Seagull's Tavern."

Jack considéra un moment ces mots en silence. L'ironie du sort avait voulu que la marque qui était sensée le condamner à mort était finalement celle qui lui avait sauvé la vie... Il décida de profiter de la présence de Bill pour poser toutes les questions qui lui avaient trotté dans la tête toute la semaine. "Qu'est-ce qu'un équipage de pirates fabriquait dans une auberge à terre ?"

Bill Turner hésita un instant. Puis il se pencha vers la bouteille de rhum posée sur la chaise, retira le bouchon avec ses dents et but une longue gorgée. "Vois-tu, Jack, je n'aime pas agir comme nous l'avons fait ce jour-là à la taverne. C'était une attaque lâche et indigne, contre des gens innocents..." Il secoua la tête, mal à l'aise, essayant visiblement de trouver un moyen de se justifier. "Mais le Capitaine avait eu vent que le tenancier avait amassé une belle cagnotte résultant de diverses activités illégales, et qu'il gardait ce trésor dans son établissement. Nous avons donc profité d'être dans le coin pour organiser cette attaque - un bon moyen de nous enrichir sans difficulté, en somme."

"Sans difficulté, mais avec de la casse."

Bill acquiesça. "Si certains de nos gars t'entendaient, ils te répondraient que les flibustiers que nous sommes n'ont pas de place à consacrer à la sensiblerie. Mais je suis d'accord avec toi. C'était un beau gâchis." Il tendit la bouteille à Jack, puis l'observa sans rien ajouter pendant qu'il se forçait à boire - avoir perpétuellement le goût de l'alcool dans la bouche finissait par l'écœurer. Finalement, Bill prit à nouveau la parole.

"Je ne veux pas brusquer les choses, Jack, mais si tu te sens d'attaque, je suis très curieux de savoir comment, étant donné que tu viens d'affirmer que tu n'étais pas un pirate, tu t'est retrouvé avec leur marque sur le bras à ton âge."

Jack s'y était attendu. Il n'avait aucune envie de raconter une nouvelle fois sa désastreuse aventure avec Beckett et la Company, mais estimait qu'il devait au moins une explication à ceux qui l'avaient sauvé.

"Des... démêlés avec la East India Trading Company", répondit-il. "Je travaillais pour eux - j'étais capitaine d'un navire sous les ordres d'un dénommé Beckett."

Bill ouvrit de grands yeux. "Beckett ? Lord William Beckett ?"

"Son fils. Cutler. Ça s'est mal terminé - je devais transporter des esclaves, je les ai libérés au lieu de les amener à destination. Ses hommes me sont tombés dessus et il m'a marqué au fer rouge." Jack fit une pause, la respiration légèrement saccadée - il n'avait pas parlé autant depuis qu'il avait été blessé et sentait ses poumons le brûler sous l'effort. Il avait horreur de se sentir aussi affaibli.

Bill fronça les sourcils. "On ne marque pas un employé d'un "P" pour "pirate" pour un incident aussi dérisoire", remarqua-t-il. Jack hocha la tête. "Je sais. Il en avait visiblement après moi. Je pense que j'aurais fini au bout d'une corde si je n'avais pas réussi à m'évader quelques heures après -"

"A t'évader ?" Bill Turner le fixait intensément, comme pour déterminer s'il mentait. "Tu as échappé à la East India Company, Jack ?" Un sourire admiratif se dessina sur son visage. "Hé bien, tu dois être l'une des rares personnes à avoir pu le faire et être encore en vie pour le raconter", dit-il. "La Company est réputée pour ses méthodes impitoyables en ce qui concerne la piraterie - le principal danger que nous courons vient d'eux. Lorsqu'ils en attrapent, crois-moi, on ne les revoit pas souvent vivants."

"Je n'en suis pas un", répéta Jack, irrité. "J'avais seulement -"

"A leurs yeux, si tu portes leur marque, tu en es un, Jack. S'ils te tombent dessus, ils te traiteront comme tel, fais-moi confiance."

Jack eut un petit rire - qui occasionna un nouvel éclair de douleur cinglante dans sa poitrine - et but une nouvelle gorgée de rhum. "Ça, c'est certain. Après ce que je lui ai fait..." Les paroles n'étaient pas spécialement adressées à Bill, mais ce dernier pencha la tête de côté d'un air interrogateur. En quelques mots, Jack Sparrow résuma sa vengeance personnelle sur Cutler Beckett. La mâchoire de Bill sembla vouloir se décrocher au fur et à mesure qu'il parlait. Finalement, il secoua la tête, l'air incrédule.

"Pour l'amour du ciel, Jack. Tu es conscient que tu viens de signer ton arrêt de mort auprès de la Company, n'est-ce pas ?" Bill se saisit à nouveau de la bouteille posée sur les draps, comme s'il avait besoin de rhum pour digérer la nouvelle. "Tu peux compter sur eux pour te faire la chasse sans relâche. Ils sont coriaces, à la Company."

"Le monde est bien assez grand pour qu'ils ne me retrouvent jamais." Jack esquissa un petit sourire de satisfaction. "Ils verront bien qu'on ne vient pas aussi facilement à bout de Jack Sparrow."

Bill Turner faillit s'étrangler avec sa gorgée de rhum.

"Jack Sp - Sparrow ?"

Jack fronça les sourcils. C'était bien la première fois que la mention de son nom de famille entraînait autre chose qu'un petit ricanement gentiment moqueur. Bill, pourtant, le regardait bouche bée, visiblement stupéfait.

"Jack Sparrow... Aurais-tu, par le plus grand des hasards, quelque chose à voir avec... avec un flibustier qu'on appelle couramment le capitaine Teague ?"

Ce fut au tour de Jack d'afficher une mine effarée.

Bill Turner, qu'il ne connaissait que depuis quelques jours, lui parlait d'un homme qui se trouvait vraisemblablement à des milliers de kilomètres de lui, dont il n'avait pas eu de nouvelles depuis dix-huit ans et qu'il avait fini par imaginer mort.

Sa voix se perdit au fond de sa gorge lorsqu'il répondit à son compagnon.

"Le capitaine Teague, c'est mon père."

••••••••••

Chapitre 15. L'homme qui contrôlait l'océan

Lord William Beckett, haut représentant de Sa Gracieuse Majesté et dirigeant de la East India Trading Company en Angleterre, faisait les cent pas dans la pièce, les mains dans le dos, son manteau en velours bleu nuit richement brodé d'argent volant derrière lui en rythme avec le claquement sec de ses talonnettes sur le sol carrelé.

Assis à un grand bureau de bois blanc faisant dos à la baie vitrée, se trouvait Cutler Beckett, le fils unique du Lord. Le fils à qui Beckett senior avait confié une partie de ses responsabilités, à qui il promettait une carrière brillante ; le fils qui, malgré son jeune âge, possédait déjà une grande partie des traits de caractère de son père - à savoir, la soif insatiable de pouvoir, un orgueil démesuré et la ferme conviction d'agir pour le bien de l'humanité toute entière - une fin qui justifiait, à ses yeux, tous les moyens.

Mais à présent, Cutler était aussi le fils que cinq gardes médusés, alertés par des cris et de l'agitation dans son bureau, avaient retrouvé un beau matin à plat ventre sur le sol, dans une attitude parfaitement pitoyable, menotté aux pieds d'une commode et le dos orné d'une brûlure toute fraîche qui avait la forme d'un oiseau.

Cutler Beckett avait été agressé, humilié et torturé. Et par qui ? Une jeune recrue prometteuse qu'il avait engagée lui-même, dont le travail s'était avéré des plus efficaces et qui avait fini par très mal tourner.

Jack Sparrow.

Lord William avait fait confiance à son fils lorsqu'il lui avait parlé de ce jeune homme, issu de la classe inférieure mais remarquablement doué en navigation, qui souhaitait travailler à la East India Trading Company. Il lui avait permis de confier à Sparrow le commandement de l'un de ses navires. Il avait laissé les deux hommes s'occuper de leurs transactions seul à seul, estimant qu'il était temps pour Cutler de voler de ses propres ailes et de prendre ses responsabilités.

Puis le garçon avait, en libérant cette cargaison d'esclaves, commis une regrettable erreur. Quand il avait appris de quelle façon Cutler l'avait sanctionné, Lord Beckett avait approuvé sa décision - son fils cultivait comme il se devait l'image traître d'une main de fer dans un gant de velours. Sous ses airs mielleux, Beckett junior était capable d'appliquer la loi et d'imposer le respect sans pitié. Le petit irait loin, s'était félicité son père. Cutler lui avait fait un rapport stipulant que Jack Sparrow croupissait en prison, et qu'il était définitivement hors d'état de nuire aux affaires commerciales de la Company. Lord Beckett avait donc rapidement chassé de son esprit le nom de ce jeune impertinent qu'il ne connaissait que de vue. Un nom trop insignifiant pour être noté, s'était-il dit.

Hé bien, songea-t-il amèrement en continuant de parcourir la pièce de long en large, il s'était trompé. Tous les deux s'étaient trompés. Ils avaient manifestement sous-estimé Sparrow. Et de très loin.

Son évasion avait entraîné une première vague de recherches et une première ombre sur la carrière de Cutler Beckett. Laisser échapper un prisonnier dont on s'était personnellement occupé, cela faisait mauvaise impression. On n'avait pas retrouvé Jack Sparrow et on avait estimé qu'en toute vraisemblance, il avait dû quitter précipitamment la ville. Encore une fois, Lord William Beckett avait rayé le garçon de la liste de ses préoccupations immédiates.

Mais Sparrow était revenu à la charge. Bien décidé à se venger de l'homme qui avait mis fin à sa carrière et à sa liberté.

William Beckett secoua la tête, les yeux au ciel, exaspéré. Il se tourna vers son fils et répéta pour la énième fois la question qui le taraudait et dont les réponses ne le satisfaisaient pas le moins du monde. "Je ne comprends toujours pas comment tu as pu te laisser surprendre de la sorte. Je ne comprends pas."

Cutler jeta un regard noir à son père, tout en triturant nerveusement une plume posée sur le bureau devant lui. Le ton était empli de colère, de condescendance et d'une certaine forme de pitié qui rendait la remarque encore plus insupportable. Il s'abstint de répondre. Il avait déjà relaté en détail ce qui s'était passé et préférait à présent rayer toute cette matinée de son esprit.

Son père lui en voulait, il en était certain. Sans doute le considérait-il comme un moins que rien, un naïf, un débutant incapable de veiller sur lui-même et tombant dans les pièges les plus grossiers. Cutler savait pourtant qu'il n'avait pas eu le choix. Il n'avait rien pu faire.

Il s'était laissé totalement manipuler par ce maudit Sparrow. Cette idée le rendait malade - il ressentait une irrésistible envie d'étriper son ancien employé à mains nues. Jack lui avait annoncé que sa vengeance n'était qu'un juste retour de choses et qu'ils seraient quittes, mais Beckett junior ne l'entendait pas de cette oreille. Il se jura intérieurement de retrouver Sparrow, tôt ou tard, et de le lui faire payer.

Pas de geste indulgent, cette fois.

Il le tuerait. Et il le ferait avec plaisir.

Lord William prit à nouveau la parole. "Pour le bien de tous, cet incident doit impérativement être dissimulé par la Company", déclara-t-il d'une voix forte. "Il n'est pas question que l'histoire s'ébruite davantage. Nous serions - toi, et moi avec - la risée de toute la noblesse anglaise. L'épisode ferait le tour des salons et la réputation de la East India Company en serait à jamais souillée." Il fit une pause, interrompit ses allers-retours frénétiques à travers la pièce et s'accouda au bureau, faisant face à son fils.

"Nous allons faire en sorte que ceux qui furent témoins de l'incident ne parlent pas. Nous allons oublier tout ce qui s'est passé et n'allons jamais mentionner le nom de Sparrow jusqu'à ce que nous l'ayons retrouvé. Nous ne le citerons à nouveau que pour prononcer son acte d'accusation lorsqu'il fera face à la potence. Est-ce clair ?"

Cutler hocha la tête. Oublier, il aurait aimé pouvoir le faire d'un claquement de doigts. Malheureusement, le cadeau d'adieu que lui avait laissé Jack ne cesserait jamais de lui rappeler cette journée. Il porterait pour toujours la signature de Sparrow dans la chair, comme Jack lui-même portait la sienne. Cutler eut une grimace de douleur et de dégoût en songeant à l'infâme marque en forme de moineau - il avait osé ! - qui s'étalait sur son omoplate. Rien n'aurait pu lui causer plus d'humiliation - sans parler du fait que ses propres gardes l'avaient retrouvé, sans défense, pendant que Jack s'échappait une seconde fois. Les gardes lui avaient immédiatement porté assistance, bien entendu, et personne n'avait fait la moindre remarque, mais Beckett imaginait aisément que les rumeurs allaient bon train et que sa petite aventure faisait l'objet de toutes les conversations.

Non, il n'oublierait pas. Jamais. Il garderait très précisément le nom de Jack Sparrow en mémoire. Un nom en tête de sa liste noire, un nom qu'il avait l'intention, tôt ou tard, de rayer de la carte.

Cutler se jura qu'il mettrait tout en oeuvre pour le retrouver.

Et Cutler avait au moins se trait de caractère commun avec son nouvel ennemi : il était extrêmement têtu.

...

Lorsque les hommes d'équipage du Juggernaut apprirent que le garçon que leur capitaine avait recueilli à Bracklesham n'était autre que le fils du renommé pirate Edward Teague Sparrow, ils changèrent radicalement d'attitude par rapport à Jack. La plupart des hommes avaient prêté assez peu d'attention au protégé de Bootstrap, et certains avaient même contesté ouvertement la décision de Bryan Donnelly de l'emmener avec eux.

L'annonce des origines de Jack Sparrow, cependant, avait entraîné une sorte de fascination mêlée de respect envers le jeune garçon. Le capitaine Teague, l'un des neuf Seigneurs de la piraterie et le fléau de la marine marchande dans les Caraïbes, avait un fils. Et ce fils se trouvait en ce moment même à bord de leur navire.

Bill Turner avait évidemment demandé à Jack ce qu'il faisait en Angleterre alors que son père n'y avait, à sa connaissance, jamais mis les pieds, et Jack avait dû lui raconter toute l'histoire.

"Il a dû oublier mon existence. Il ne doit même pas savoir que j'existe."

"Bien sûr que si", avait rétorqué Bill, amer. Lui-même était père de famille, lui-même avait choisi de laisser son enfant seul avec sa mère. Il ne pouvait pas s'empêcher d'établir le parallèle entre Jack Sparrow et son petit William. "On n'oublie jamais ses enfants, Jack. Même lorsqu'on ne les a pas vus depuis presque vingt ans. Sois assuré qu'il se rappelle parfaitement de toi."

Dès lors qu'il avait appris que son père était non seulement en vie, mais aussi un flibustier de renom, Jack s'était mis à réfléchir intensément à ce qu'il ferait une fois arrivé aux Caraïbes. Il se demandait s'il avait envie de voir l'homme qui l'avait abandonné dix-huit ans auparavant. Il n'en voulait pas à Teague, mais n'était pas sûr non plus de vouloir renouer le contact avec lui.

S'il s'était posé la question quelques mois plus tôt, il serait arrivé à la conclusion évidente qu'il ne pouvait pas compromettre sa carrière, sa sécurité et sa liberté en approchant un pirate. Mais à présent, il n'avait plus grand-chose à perdre en essayant.

Peut-être au contraire avait-il tout à y gagner.

Au terme de ses longues heures de réflexion dans sa cabine du Juggernaut, Jack avait formulé clairement la conclusion qui lui avait trotté dans la tête depuis qu'il s'était évadé de la prison de la East India Company à Londres : sa vie antérieure était définitivement et irrémédiablement révolue. Le seul chemin qui s'offrait à lui était celui dans lequel il avait été entraîné bien malgré lui... Le monde des forbans, des hors-la-loi, des repris de justice. Le monde dont son père faisait partie, et dont sa mère lui avait raconté maintes fois les histoires. Le seul monde où lui-même avait une chance de subsister.

Jack Sparrow était revenu à l'univers auquel sa mère avait désespérément tenté de l'arracher.

Le Juggernaut naviguait depuis trois semaines et le capitaine Donnelly estimait qu'il leur en faudrait encore deux pour atteindre la mer des Caraïbes. James Pidgley interdisait toujours formellement à Jack de quitter son lit - il se sentait encore faible et la douleur aigüe qui lui transperçait la poitrine à chacun de ses mouvements l'obligeait de toute façon à se tenir relativement immobile. Il ressentait une frustration grandissante de devoir rester enfermé à fond de cale alors qu'au dehors se trouvaient l'air marin, le vent frais et l'odeur familière du sel qui lui manquaient terriblement.

Le bateau tanguait dangereusement depuis plusieurs heures déjà lorsque James Pidgley fit irruption dans la cabine de Jack, se tenant aux montants de la porte pour ne pas perdre l'équilibre. Assis dans son lit, Jack pouvait apercevoir le ciel d'un noir menaçant, la mer agitée et les crêtes blanches formées par le vent au sommet des vagues.

"On dirait bien qu'on va avoir une tempête, cette nuit, mon gars", cria Pidgley pour couvrir le bruit des vagues cognant contre la coque. "Un bon gros grain nous arrive de l'Ouest et devrait être sur nous d'ici quelques heures. On va le traverser." Jack hocha la tête. Il avait suffisamment l'expérience de la mer pour sentir une tempête approcher, même depuis l'intérieur d'une cabine. Il ouvrit la bouche pour répondre mais fut interrompu par un nouvel accès de toux qui lui déchira les poumons.

"Ca va, mon garçon ?" Pidgley s'approcha du lit, se laissa tomber sur la chaise la plus proche et lui passa une main autour des épaules. Jack fit non de la tête, plié en deux, les yeux fermés et la respiration haletante.

Le chirurgien acquiesça. "Je sais bien. Ces blessures au poumon sont toujours très douloureuses et mettent beaucoup de temps à guérir... Mais je peux t'assurer que tu t'en sors plutôt bien. Deux balles en pleine poitrine... J'en ai vu, tu sais, des hommes plus costauds que toi qui n'ont pas survécu à ce genre de blessure."

Jack donna un coup de poing rageur contre le rebord de son lit. Il se sentait brusquement exaspéré contre l'homme qui lui répétait que tout allait au mieux alors qu'il n'avait jamais été aussi mal. "Je n'en peux plus", cria-t-il d'une voix rauque. "Je n'en peux plus de cette toux, je n'en peux plus d'avoir mal et je n'en peux plus de ne pas pouvoir mettre un pied hors de ce lit !"

James Pidgley, assis bras et jambes croisés, ne réagit pas et laissa Jack, le souffle court, le dévisager avec un regard noir. Ses patients finissaient toujours, à un moment donné, par décharger toute leur tension et leur mauvaise humeur contre lui - il s'était même étonné que Jack Sparrow ait si bien tenu le coup jusqu'à présent. Il savait que le mélange de fatigue et de douleur rendait n'importe qui extrêmement irritable et ne pouvait pas lui en vouloir.

Le Juggernaut fut soudain secoué par une vague plus violente que les autres, et une bonne partie des objets qui se trouvaient sur la table de la cabine glissèrent sur le sol. Des éclairs fendaient le ciel à l'horizon, et bien que la nuit ne fût pas encore tombée, il faisait subitement presque noir. Pidgley se leva, se dirigea vers les lampes qui se balançaient au plafond et entreprit de les allumer. Puis il se retourna vers Jack qui fixait obstinément la mer déchaînée.

"Je sais que c'est dur, mon gars. Mais t'as pas d'autre choix que d'attendre - la toux et la douleur, c'est pénible, mais ça finira bien par passer. Et en te levant maintenant, tu n'obtiendrais rien d'autre que de rouvrir tes plaies - et je ne crois pas que tu aies apprécié notre séance de points de suture au point d'en vouloir une nouvelle."

Jack ne répondit rien. Il avait raison, évidemment. Il sentit légèrement coupable d'avoir élevé la voix.

Ses pensées devaient se refléter sur son visage, car l'homme aux cheveux noirs haussa les épaules, revint vers lui et lui adressa un sourire indulgent. "Ne t'excuse pas. J'ai l'habitude." Jack essuya la sueur de son front, mal à l'aise. Le médecin de bord finit par lui administrer une petite tape amicale sur l'épaule et fit quelques pas en direction de la porte.

"Je dois remonter. Je voulais juste te prévenir pour l'orage." Il leva les yeux vers le plafond comme s'il pouvait apercevoir le ciel à travers. "Le temps est vraiment mauvais. Espérons que nous n'aurons pas à rencontrer Davy Jones plutôt que prévu !"

"Davy Jones ?"

Pidgley tourna la tête vers Jack, perplexe.

"D'où tu sors, mon gars ? T'as jamais entendu parler de Davy Jones, à Londres ?"

Jack fronça les sourcils. Évidemment, il avait entendu parler de Davy Jones. Comme tout le monde, il connaissait la légende. Il savait que tous les parents menaçaient leurs progénitures désobéissantes en utilisant le mythe du terrifiant démon des mers. "Si tu ne fais pas ceci ou celà, tu finiras dans l'antre de Davy Jones !", avait-on coutume de dire.

Seulement, pour Jack Sparrow, Davy Jones n'était qu'une créature purement fictive, et il était étonné qu'un marin adulte et endurci le mentionne avec le plus grand sérieux au détour d'une conversation. Son irritation contre le médecin laissa place à sa curiosité naturelle.

"Bien sûr que si, j'ai entendu parler de Davy Jones. Vous croyez à ce genre d'histoire, monsieur Pidgley ?"

Ce dernier étudia Jack avec un regard incrédule.

"Si j'y crois ? Mais il ne s'agit pas de croire ou non, Jack. Davy Jones est aussi réel que toi et moi, et que tu aies envie d'y croire ou pas n'y change rien."

Il sourit en voyant l'expression du garçon. Une expression qui laissait clairement entendre que Jack se demandait s'il n'était pas fou.

"Davy Jones est le capitaine d'un vaisseau qui s'appelle le Flying Dutchman", poursuivit-il. "Il est le maître incontesté des océans. On pourrait même dire qu'il est l'océan. Il exerce un contrôle total sur tout ce qui est sur ou dans la mer. Il est dit qu'il recueille les hommes morts en mer pour les intégrer à son équipage maudit, où ils passeront l'éternité... D'où le fait qu'il vaut mieux ne pas le rencontrer", conclut-il, sourire aux lèvres.

"Mais tout ça fait partie du mythe", fit remarquer Jack, obstiné. "Vous n'allez pas me dire que c'est la vérité."

Pidgley haussa les épaules, un sourire aux lèvres. "Tu sais, mon gars, tu finiras par découvrir que toute légende est basée sur une réalité. Et que cette part de réalité est souvent beaucoup plus importante que ce que l'on croit." Il ouvrit la porte de la cabine et adressa à Jack un signe de la main.

"On m'attend sur le pont. Essaye de dormir un peu quand même." Il tourna les talons et referma la porte derrière lui.

Évidemment, Jack ne ferma pas l'œil de la nuit.

Lors de ses traversées à bord du Wicked Wench de l'Europe vers l'Amérique, il avait déjà traversé des tempêtes, dont certaines étaient particulièrement violentes - mais d'habitude, il se trouvait toujours sur le pont, à la barre ou dans les haubans, courant de droite à gauche sans une minute de répit. Il n'avait encore jamais passé son temps à l'intérieur d'une cabine.

Il décida qu'il préférait de loin être trempé d'eau salée, glacé jusqu'aux os et fouetté par le vent et les vagues.

Sans doute le fait de se trouver dans un espace clos et étroit renforçait-il la sensation de tangage, toujours est-il que Jack ne se souvenait pas d'avoir déjà vécu une tempête aussi forte. A bien y réfléchir, c'était la première fois qu'il avait l'occasion de se poser véritablement la question. Subir passivement une tempête ne lui était pas familier : d'habitude, il les affrontait.

Il n'avait jamais eu le mal de mer, mais ces dernières semaines, son estomac avait tendance à se montrer capricieux et le roulis incessant le rendait malgré tout vaguement nauséeux. Pour arranger le tout, chaque nouvelle secousse du Juggernaut lui faisait l'effet d'un coup de poignard entre les côtes. Il passa donc la nuit roulé en boule dans ses draps, essayant de rester immobile malgré les mouvements du bateau et maudissant les intempéries.

De plus, pour une raison qu'il n'arrivait pas très bien à s'expliquer lui-même, les paroles de James Pidgley ne cessaient de lui revenir en mémoire. L'histoire de Davy Jones accaparait ses pensées. Il avait eu du mal à prendre le chirurgien au sérieux, mais plus il y réfléchissait, plus il avait la conviction qu'il disait la vérité - quel intérêt aurait-il eu à lui mentir.

"En quelque sorte, il est l'océan."

"Il exerce un contrôle total."

Un souvenir revint brusquement à la mémoire de Jack.

Il se revit dans le port de Londres, quelques semaines plus tôt, errant le long des docks près de l'endroit où, il le savait, Cutler Beckett avait fait couler le Wicked Wench.

Il se rappela que, assis au bord de l'eau, il avait souhaité pouvoir maîtriser cette masse sombre et liquide qui dissimulait la carcasse brûlée de ce qui avait été son chez-lui. Il avait imaginé plonger, faisant fi des lois de la physique, jusqu'à atteindre l'épave et, de ses propres mains, la remonter à la surface.

Un rêve idiot qu'il avait abandonné quelques secondes plus tard, devant s'occuper d'affaires bien plus concrètes et urgentes, telles que ses plans de vengeance et sa survie immédiate.

Et voilà qu'on lui apprenait qu'il existait bel et bien un homme - ou peu importe ce que ce Davy Jones pouvait bien être - capable d'apprivoiser cette puissance infinie et indomptable qu'était la mer... Jack Sparrow se mit à fantasmer sur les idées les plus farfelues, incluant le Wench et Davy Jones, le Wench ressurgissant des abysses, le Wench à nouveau entre ses mains.

Arrête, Jack. Tout ça, c'est des foutaises.

Alors qu'il était agréablement plongé dans son imagination, une nouvelle secousse faillit le faire rouler hors du lit. Il se retint de justesse au rebord, se blottit contre le côté opposé et songea que pour l'instant, s'il existait effectivement, le légendaire Davy Jones n'était autre que l'imbécile responsable de la maudite tempête qui lui promettait une nuit blanche.

Jack se retourna rageusement dans ses couvertures, lui adressa mentalement une série d'injures et le chassa de son esprit.

Il finit par s'endormir, épuisé et à bout de nerfs, lorsque le vent et la houle diminuèrent enfin, le lendemain vers midi.

••••••••••

Chapitre 16. Shipwreck Cove

Debout sur le gaillard d'avant du Juggernaut aux côtés de Bill Turner, Jack Sparrow observait, bouche bée, le paysage qui se déroulait sous ses yeux.

Devant lui se précisaient lentement les formes irréelles de la forteresse située au centre de la baie de Shipwreck Cove, protégée du vent et des regards par les hautes falaises qui l'entouraient. Plusieurs heures durant, le navire avait glissé silencieusement le long d'un bras de mer étroit bordé de chaque côté de roches noires et escarpées, qui donnaient l'impression de remonter une rivière davantage que de naviguer en pleine mer.

Même à cette distance et malgré l'obscurité, Jack pouvait se rendre compte que ce qu'il avait d'abord pris pour une île était en fait une gigantesque construction constituée de centaines de coques de navires, empilées les unes sur les autres et reliées par de multiples ponts, cordages et échelles qui permettaient d'y circuler. La structure brillait de milliers de torches dont la lumière vacillante se reflétait dans l'eau sombre.

En bas, au ras de l'eau, l'amas d'épaves était accessible par de nombreux pontons au bout desquels étaient amarrés des navires. Au fur et à mesure que le Juggernaut entrait dans la baie, Jack s'aperçut que chacun des bateaux était équipé, flottant en haut du grand mât, du pavillon noir de la flibuste.

"Spectaculaire, hein ?"

Jack se tourna vers Bill, qui appréciait lui aussi le décor. "À chaque fois que je reviens ici, ça me fait le même effet. C'est une vue assez unique, Jack, profites-en."

Jack ne put qu'hocher vigoureusement la tête. Son arrivée aux Caraïbes était en effet pour le moins spectaculaire. Depuis presque six semaines qu'il n'avait pas vu la terre ferme, Jack aurait été heureux d'accoster à n'importe quel bout de plage désolé, mais le spectacle qui se déroulait sous ses yeux était bien supérieur que ce à quoi il s'était attendu.

Sans trop savoir pourquoi, il avait imaginé Teague vivant dans un petit village aux ruelles sales et sordides, peuplées de prostituées et de forbans et où le rhum coulait à flots - le même genre de milieu que ceux que lui-même avait fréquentés en Angleterre, et qu'il associait au monde de la piraterie.

Il ne s'était pas attendu à ce que son père ait élu domicile dans ce qui paraissait être un repère clé des flibustiers de la mer des Caraïbes.

Plus les minutes passaient, plus Jack appréhendait sa rencontre imminente avec Edward Teague Sparrow.

Depuis qu'il s'était enfin levé de son lit et avait réellement pris contact avec l'ensemble de l'équipage du Juggernaut, il avait entendu toutes sortes de rumeurs sur le capitaine Teague - des rumeurs souvent contradictoires, d'ailleurs, ce qui ne l'aidait pas à cerner le genre d'homme que son père pouvait être.

Le seul point sur lequel les pirates semblaient s'accorder était que Teague était un homme puissant et autoritaire, deux traits de caractère qui lui rappelaient beaucoup trop Cutler Beckett pour que Jack puisse les trouver appréciables. L'équipage, cependant, paraissait les considérer plutôt comme des qualités, et il était évident que tous respectaient énormément l'homme. Un respect parfois teinté de crainte, avait noté Jack.

Alors que le navire pénétrait dans la baie, un éclair déchira le ciel et illumina l'espace d'une seconde l'impressionnante structure d'épaves, immédiatement suivi par un fracas de tonnerre assourdissant. Un orage sec avait grondé au loin toute la journée et avait visiblement décidé de s'abattre sur Shipwreck Cove. Les éclairs ne faisaient qu'accentuer l'aspect surréaliste du spectacle.

Quelques minutes plus tard, le capitaine Bryan Donnelly faisait amarrer le Juggernaut à l'un des longs pontons de bois qui s'avançaient suffisamment loin dans la mer pour permettre de descendre du navire sans utiliser les chaloupes. Donnelly désigna quelques hommes de quart et autorisa le restant de l'équipage à faire relâche à terre.

A la suite de Bill Turner, Jack enjamba le bastingage et descendit l'échelle à flanc du bateau, en prenant garde de ne pas trop tirer sur ses blessures. Posté en bas, sur le ponton, le chirurgien de bord leva pour la énième fois les yeux au ciel en apercevant son jeune patient s'adonner à des acrobaties qu'il ne devrait raisonnablement pas accomplir.

Lorsqu'il avait enfin donné à Jack Sparrow l'autorisation de quitter son lit une semaine plus tôt, après un minutieux examen de ses plaies en voie de cicatrisation, ce dernier s'était levé avec un enthousiasme qui avait arraché un grand éclat de rire à Bill. "On dirait que t'es le premier homme à poser le pied sur le sol du Nouveau Monde, mon gars."

Après quelques pas hésitants visant à tester quels mouvements il était en mesure de faire, Jack avait pris un plaisir infini à circuler dans la cabine. La position debout ravivait une douleur cinglante qui avait fini par diminuer au cours des dernières semaines, mais il avait décidé de l'ignorer, trop heureux de pouvoir enfin quitter la pièce exigüe qu'il en était presque venu à considérer comme une prison.

Il s'était d'abord approché du petit miroir accroché à une poutre à côté de la porte, et avait examiné son reflet. C'était la première fois qu'il se voyait dans une glace depuis qu'il était parti pour le Ghana presque trois mois plus tôt, et il avait failli ne pas se reconnaître. Extrêmement pâle, l'air fatigué, les cheveux plus longs et emmêlés lui tombant sur les épaules en mèches désordonnées, il avait considérablement maigri - il n'avait presque rien pu avaler pendant des semaines. Ses propres vêtements étant irrécupérables, Bill lui avait prêté une chemise de lin blanc trop grande pour lui ainsi qu'un pantalon à rayures rouges et blanches - il avait par la suite constaté qu'il n'était pas le seul à bord à en porter un.

"Un vrai pirate, hein ?", avait souri Bryan Donnelly en le voyant débarquer sur le pont, fermant les yeux pour savourer le souffle de l'air marin sur son visage.

Au long des jours suivants, Jack s'était lentement habitué à marcher en faisant sans cesse attention au moindre de ses gestes - un faux mouvement et une douleur aigüe fusait dans sa poitrine, signal d'alarme lui indiquant de ne pas forcer davantage. Il fatiguait vite et il lui en fallait peu pour se retrouver la respiration saccadée, comme s'il venait de courir plusieurs kilomètres. James Pidgley lui avait assuré que ses capacités respiratoires reviendraient à la normale à mesure que son poumon guérirait.

Pidgley ne pouvait s'empêcher de garder un oeil inquiet sur Jack Sparrow et poussait des soupirs exaspérés lorsque celui-ci gambadait sur le pont d'une façon que, en tant que médecin, il jugeait parfaitement inconsciente. Mais il devait bien admettre que Jack s'en sortait au mieux, et même s'il surprenait de temps à autre les grimaces de douleur ou les mâchoire serrées qu'il s'efforçait de ne pas montrer, il était forcé d'avouer que le retour à l'air libre et à ses capacités de mouvement avaient fait un bien fou au garçon.

Jack avait brusquement repris quelques couleurs, mangeait avec plus d'appétit et s'entretenait longuement avec les différents membres de l'équipage, posant une foule de questions, participant à leurs discussions nocturnes autour d'une bouteille de rhum, visiblement fasciné par le mode de vie des pirates qu'il commençait juste à découvrir.

Jack Sparrow n'était pas de nature timide, et après un mois d'isolement, il se montrait même d'humeur particulièrement bavarde. Certains flibustiers, aussi curieux que lui, l'avaient harcelé pour qu'il leur raconte en détail son aventure avec la Company, éclatant de grands rires et lançant des exclamations admiratives lorsqu'il mentionnait sa vengeance sur Cutler Beckett. Bientôt, chaque marin du Juggernaut sut que le jeune Jack Sparrow avait donné une bonne leçon à la toute-puissante East India Trading Company.

Jack n'avait pas encore assez de recul sur son passé pour pouvoir en rire, mais il appréciait en revanche le fait de pouvoir se promener avec la marque au fer rouge à l'air libre sur son bras sans susciter ni commentaires désagréables ni réactions agressives ou apeurées. Il se sentait parfaitement dans son élément au milieu de ces hommes et se demandait de plus en plus pourquoi il avait passé vingt ans de sa vie à s'efforcer d'être un citoyen honnête, alors que sa nouvelle vie était infiniment plus exaltante.

Ce soir-là, cependant, alors qu'il suivait les hommes du Juggernaut le long des pontons et se dirigeait vers l'immense structure de coques de navires éclairée par d'innombrables torches, Jack Sparrow ne se sentait pas particulièrement à son aise. Il commençait même à se sentir franchement inquiet. La future réaction de son père à son égard le travaillait de plus en plus, alors qu'il avait décidé qu'il n'y attacherait pas trop d'importance.

Après avoir avancé plusieurs minutes dans le dédale de ponts suspendus et de plateformes donnant sur le vide, Jack, Bryan Donnelly, Bill et un autre pirate du nom de Robert White atteignirent une grande coque richement décorée située à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol. Jack n'aurait pas su dire s'ils se trouvaient à l'intérieur où à l'extérieur. Il entendait distinctement le bruit de l'orage et sentait la brise sur son visage, mais en même temps l'endroit semblait étrangement abrité des intempéries.

Enfin, Bryan Donnelly s'arrêta devant une porte à double battant peinte en rouge, et se tourna vers ses compagnons. "Je connais le capitaine Teague mieux que vous autres", annonça-t-il, le regard fixé sur Jack qui se mordillait nerveusement la lèvre inférieure. "Le mieux, c'est que j'entre et que je lui... expose la situation. Je viendrai te chercher ensuite, mon garçon, d'accord ?"

Jack hocha la tête. L'heure de vérité avait donc sonné, songea-t-il. Dans quelques instants, il saurait si on père acceptait l'idée d'avoir retrouvé un fils perdu depuis dix-huit ans, ou si au contraire il déciderait de l'ignorer.

Jack Sparrow se rendit soudain compte que cette décision le laissait beaucoup moins indifférent que ce qu'il aurait souhaité.

Lorsque Bryan Donnelly entra dans la pièce oblongue qu'abritait la coque renversée, le capitaine Edward Teague Sparrow était assis au bout d'une longue table de bois noir, penché sur un amas de parchemins, en train d'étudier des trajectoires sur une carte à l'aide d'un compas. A portée de sa main gauche se trouvait une bouteille au niveau dangereusement bas.

La première chose qui traversa l'esprit de Bryan Donnelly fut que Jack Sparrow était sans le moindre doute le fils de son père. La ressemblance physique entre les deux hommes était indéniable.

Teague leva la tête au son de la porte qui se refermait doucement, et Donnelly salua d'un signe de la main tout en s'inclinant très légèrement.

"Capitaine Teague", dit-il à voix basse.

"Tiens tiens. Donnelly l'Irlandais." La voix grave et rauque du Seigneur pirate était plutôt accueillante, ce qui encouragea Donnelly à faire quelques pas en avant. "J'ai vu arriver votre vaisseau. C'est pas souvent qu'on te voit par ici", poursuivit Teague, se renversant en arrière dans son fauteuil. Il désigna du menton la chaise la plus proche de lui. "Allez, viens boire un coup. Comment se passent les affaires ?"

Donnelly haussa les sourcils. Le capitaine se montrait de fort bonne humeur, ce soir. Tant mieux, songea-t-il. Il leva les mains en signe de refus. "Non, merci, Capitaine. Je ne suis pas venu pour discuter affaires."

"Aha." Teague croisa les bras sur sa poitrine, sourcils froncés. "Tu viens me soumettre une requête, alors."

"Non plus."

"Dans ce cas..." Il débouchonna la bouteille de rhum et s'en servit une longue gorgée. "...Étant donné le ton cérémonieux sur lequel tu m'adresses la parole, ce ne peut être que pour m'annoncer une mauvaise nouvelle."

Donnelly émit un petit rire. "Tout dépend de comment vous la considérez, Capitaine."

Teague chassa ces paroles d'un geste impatient et tapota la table du plat de la main. "Sois gentil, l'Irlandais, venons-en au fait. Viens t'asseoir et crache le morceau."

Bryan Donnelly contourna la table et vint prendre place aux côtés du capitaine Teague. C'était la première fois qu'il se trouvait seul avec lui. Auparavant, il ne l'avait côtoyé que lors de grandes réunions rassemblant des dizaines des pirates. Il s'éclaircit la gorge.

"Il y a un mois et demi, Capitaine, nous avons pillé une taverne sur les côtes anglaises. Je vous passe les détails, mais la bagarre a dégénéré et on a fait pas mal de dégâts. Avant de partir, on a retrouvé un gamin salement blessé, deux balles en pleine poitrine, et on l'a amené à bord du Juggernaut." Il fit une pause pour guetter la réaction de son interlocuteur, mais celui-ci se contenta de boire une nouvelle gorgée de rhum sans manifester la moindre émotion, attendant visiblement la suite du récit.

"Notre chirurgien a réussi à le sauver in extremis, et le garçon a fait la traversée depuis l'Europe avec nous."

Teague scruta attentivement le visage de Donnelly et haussa les épaules. "Pour l'instant, ça ne m'apprend pas grand-chose, sinon que le capitaine Donnelly joue les garde-malade en plus de vaquer à ses occupations habituelles", asséna-t-il sur un ton distinctement moqueur.

"Nous l'avons recueilli uniquement parce qu'il portait la marque des pirates, Capitaine. Un "P" au fer rouge, vous savez, la pratique favorite de la East India Trading Company."

"Oh." Teague parut légèrement surpris. "Quel âge a-t-il, tu m'as dit ?"

"Je ne l'ai pas dit. Il a vingt ans."

"C'est bien jeune, vingt ans", observa Teague avec un hochement de tête. "Il n'aura pas tenu longtemps, celui-là."

Bryan Donnelly acquiesça. "C'est un peu plus compliqué que ça. Mais ce n'est pas le problème... Ce qui va vous étonner davantage, c'est l'identité de ce garçon."

Il laissa quelques instants de silence ponctuer la fin de sa phrase, sentant le regard perçant de Teague fixé sur lui avec insistance. Comme il ne posait pas de question, Donnelly enchaîna, à voix basse : "Capitaine... Le gamin dont nous avons sauvé la vie s'appelle Jack Sparrow."

Tout le bronzage accumulé pendant des années sembla brusquement abandonner le visage du capitaine Teague.

Lorsque Bryan Donnelly sortit de la pièce, il adressa un demi-sourire à Jack et lui passa une main autour des épaules. "A tout à l'heure, mon gars. Tu sais où nous trouver." Puis le capitaine, suivi de Bill et du vieux Robert White, tourna les talons et traversa le pont suspendu qui menait vers d'autres recoins de l'île de Shipwreck, laissant Jack seul face à la porte rouge écarlate.

Jack prit une profonde inspiration et entra.

Le capitaine Edward Teague Sparrow se tenait debout derrière une grande table rectangulaire couverte de cartes et d'instruments de navigation.

Ses cheveux, du même noir de jais que ceux de Jack, étaient noués en épaisses dreadlocks dont certaines lui arrivaient presque à la ceinture. Il y avait accroché toute une série de breloques argentées qui tintaient au moindre de ses mouvements. Une barbe tressée décorait son menton, et une cicatrice lui barrait la pommette gauche. Ses yeux, noirs et perçants, étaient soulignés par un épais trait de khôl. Sa peau burinée semblait être le résultat de nombreuses années passées à l'air et au soleil. Il portait un manteau rouge vif décoré de nombreux motifs floraux entrelacés, duquel dépassaient les manches et le col d'une chemise à dentelle.

Jack s'était arrêté sur le seuil de la porte, ne sachant pas trop comment se comporter face à l'homme étrange qui le dévisageait en se tenant parfaitement immobile. Il eut l'impression que des minutes entières passaient, alors que tous deux se jaugeaient du regard, à chaque extrémité de la table qui occupait presque toute la longueur de la coque.

Au bout d'un moment, cependant, le capitaine Teague - mon père, s'efforça de penser Jack - contourna la table et s'avança vers lui d'un pas lent, sans jamais le quitter des yeux. Jack soutint son regard jusqu'à ce que l'homme vienne se planter devant lui, son visage tout près du sien. Il posa ses deux mains sur les épaules de Jack, qui était légèrement plus petit que lui, et le contempla en silence pendant encore un long instant. Jack décida d'attendre qu'il réagisse, mal à l'aise.

Le visage du capitaine était tordu par une moue retenue qui laissait présager qu'il pouvait aussi bien éclater de rire que fondre en larmes. Finalement, il ne fit aucun des deux.

"Jackie", murmura-t-il, d'une voix rauque et profonde.

Jack ne put s'empêcher d'esquisser un petit sourire. Ainsi donc, son père lui avait déjà trouvé un surnom attitré. Bill Turner avait eu raison : Teague ne l'avait certainement pas oublié pendant toutes ces longues années.

Le capitaine parut sur le point de faire un mouvement vers lui, peut-être le serrer dans ses bras, mais se retint au dernier moment et se contenta de lui lâcher les épaules et de faire un pas en arrière, le dévisageant de haut en bas, les yeux plissés.

"Nom de dieu, Jackie. T'as une mine épouvantable."

Jack ouvrit de grands yeux. Il avait probablement raison, mais c'était bien la dernière remarque à laquelle il s'attendait. Ne sachant pas quoi répondre, il garda le silence. Teague se tut pendant encore un long moment, puis finit par croiser les bras sur sa poitrine et se racla la gorge.

"Alors ça y est", marmonna-t-il d'une voix douce. "T'auras fini par revenir, fiston. Comme quoi, on n'échappe pas à son destin." Il se dirigea vers le fauteuil à l'autre bout de la pièce et s'y laissa tomber, croisant les jambes sur la table - une position d'aisance que Jack sentit un peu forcée.

"Tu lui ressembles", dit Teague.

"À qui ?" Jack avait la voix légèrement rauque, lui aussi. Il se douta de la réponse à la seconde même où il formulait sa question.

"À ta mère. À Mathilde." Le capitaine émit soudain un petit rire nerveux, secouant la tête, apparemment incapable de trouver les paroles adéquates pour s'exprimer. Il tendit la main vers la bouteille de rhum posée sur une carte maritime devant lui et but plusieurs gorgées d'affilée.

Mû par une soudaine inspiration, Jack s'approcha de lui et s'assit sur la chaise à ses côtés. Il avait comme le sentiment que son père l'aurait laissé debout pour le restant de la soirée s'il n'avait pas pris l'initiative. Teague donnait l'impression que tant de pensées se bouleversaient dans sa tête qu'il ne parvenait pas à en exprimer une clairement.

"Jack Sparrow", fit-il à voix basse. Son visage bronzé se fendit d'un sourire. "Mon fils." Il frappa brusquement la table du plat de ses deux mains, se renversant en arrière sur son siège. "Hé ben, on peut dire que c'est une sacrée surprise, hein ?" fit-il d'une voix soudain forte, soigneusement contrôlée. Apparemment, Teague Sparrow n'avait pas la moindre intention de montrer ses sentiments.

"Jackie", reprit-il après un nouveau silence pendant lequel Jack l'observa, ses doigts jouant distraitement avec un coin de parchemin posé devant lui. "T'as dix-huit ans de ta vie à me raconter, fils. Je crois que tu ferais bien de t'y mettre dès maintenant."

Jack ouvrit la bouche pour répondre lorsque son père lui prit soudain le bras droit, doucement, l'amena devant ses yeux et releva la manche de sa chemise. Il considéra un moment la marque boursouflée qui s'y trouvait, puis inclina la tête, presque comme s'il voulait s'excuser.

"Tu sais, Jackie, je me suis séparé de toi justement pour éviter que tu vives ce genre de choses."

"Si j'étais resté avec toi, je ne l'aurais peut-être pas vécu", objecta Jack, utilisant sans y penser le tutoiement. "Ça, c'est le résultat d'une collaboration avec la grande, noble et vénérée East India Company."

"Ironique, hein ?" Teague émit un petit claquement sec avec la langue en secouant la tête, l'air songeur. "Retiens bien ceci, fils : ceux qui se prétendent les bienfaiteurs de l'humanité sont les pires des crapules. Et ce sont souvent les plus innocents qui en pâtissent. T'as appris la leçon à la dure, mais au moins, tu n'oublieras pas."

L'heure était à la leçon de morale, pensa Jack. Il n'était pas sûr d'avoir envie de grands discours à l'heure actuelle.

"Pas de risque", répondit-il.

"Bien." Teague se leva et se dirigea vers une petite porte dissimulée derrière un rideau que Jack n'avait pas remarquée. "Je vais aller chercher une petite réserve de rhum et tu vas m'expliquer très précisément ce qui s'est passé depuis le jour où je t'ai vu partir vers l'Europe, dans les bras de ta mère, à l'âge de deux ans."

Jack Sparrow retint un soupir, suivit des yeux son père qui disparaissait derrière la tenture et songea qu'encore une fois, la nuit risquait d'être courte.

Il se racla la gorge, trouva une position pas trop inconfortable pour sa poitrine douloureuse et se mit à raconter.

••••••••••

Chapitre 17. Miaro

Lorsqu'il se réveilla ce matin-là, Jack Sparrow mit un certain temps à se rappeler où il se trouvait. La première chose qu'il remarqua fut l'absence de roulis - il n'avait plus l'habitude de dormir sur la terre ferme. Il entrouvrit les yeux et aperçut le squelette d'une coque de navire au-dessus de lui, partiellement cachée par des grandes bandes de tissu de couleur qui rendaient l'atmosphère du lieu plus chaleureuse.

Il s'assit dans son lit et étudia la pièce du regard. Elle n'avait pas de fenêtres, mais une sorte de trappe semblait avoir été sciée dans la coque renversée, et l'ouverture laissait filtrer un rayon de soleil assez lumineux pour éclairer l'ensemble de la petite chambre basse de plafond. La veille au soir, elle ne comportait qu'un lit aux draps propres et une petite table de bois couverte de la cire des dizaines de bougies qui y étaient posées, mais à présent, sur un tapis en son milieu, Jack avisa un grand baquet rempli d'eau encore fumante. Il avait dormi assez profondément pour ne pas entendre la personne qui l'avait amené.

La perspective d'un bain chaud encouragea Jack à se lever, bien qu'il n'ait pas l'impression d'avoir eu sa ration de sommeil. Il avait parlé avec son père pendant une bonne partie de la nuit, et c'était Teague lui-même qui avait finalement ordonné qu'il aille prendre un peu de repos, profitant de l'occasion pour lancer un autre commentaire sur sa mauvaise mine. Jack s'était endormi à la seconde où sa tête entrait en contact avec l'oreiller.

Il s'extirpa de ses couvertures et se glissa dans l'eau brûlante aussi loin qu'il pouvait sans mouiller ses bandages, posa la tête sur le bord du baquet et ferma les yeux, savourant la sensation d'une eau douce et propre sur sa peau - luxe qu'il n'avait pas pu s'offrir depuis trop longtemps, l'eau douce étant une denrée rare en pleine mer.

Ses pensées dérivèrent à nouveau vers James Pidgley et Davy Jones, puis, tout naturellement, vers le Wicked Wench. Depuis que le médecin lui avait raconté l'histoire, il avait inconsciemment associé la légende de Jones avec son ancien navire. Plus le temps passait, et plus Jack Sparrow avait la conviction que son Wench n'était pas irrémédiablement perdu. Il n'avait aucune idée de la façon dont il pouvait récupérer et remettre à flots une épave carbonisée gisant au fond d'un port, mais depuis qu'il avait appris et accepté que Davy Jones était plus qu'un simple mythe, il estimait que l'éventail des possibilités s'était considérablement élargi.

S'il y avait une infime chance de pouvoir reprendre possession de son unique bien, il décida qu'il la tenterait.

Il fut interrompu dans ses réflexions délirantes par le son que quelqu'un frappant à sa porte - ou plutôt, contre le bois qui encadrait ce qui aurait dû être une porte, mais qui n'était qu'une ouverture dissimulée par un rideau noir. Toutes les pièces de l'absurde construction qu'était Shipwreck Island semblaient étrangement suspendues entre intérieur et extérieur.

Jack leva la tête et vit entrer une jeune femme d'une vingtaine d'années, les cheveux bruns frisés coupés assez courts, et dotée d'une impressionnante paire d'yeux gris clairs qui ressortait contre sa peau foncée. Son accoutrement était composé d'un inhabituel mélange d'attributs masculins et féminins - une chemise d'homme serrée sous un corset en cuir brun, et une jupe longue qui laissait entrevoir des bottes hautes. La fille portait entre ses mains un tas d'habits, qu'elle posa sur le lit.

"Je me demandais si te comptais te réveiller un jour." Elle avait une voix étonnamment grave qui contrastait avec ses traits fins et délicats et sa silhouette menue. Elle adressa un sourire à Jack et s'assit sur le lit, apparemment sans aucune intention de quitter la pièce. "Je t'ai apporté l'eau, tout à l'heure."

"Merci." Jack se redressa dans son bain, étudiant le visage de l'inconnue. Elle ne semblait pas gênée le moins du monde de le déranger dans cette situation, aussi décida-t-il qu'il était inutile de faire des manières et qu'il pouvait aussi bien rester dans l'eau chaude pour mener la conversation.

"Je m'appelle Miaro Rassolondraïbé", dit-elle. "C'est d'origine malgache", ajouta-t-elle devant le regard perplexe de Jack, qui songea qu'elle devait probablement associer systématiquement cette explication à son étrange prénom.

"Je crois que je vais retenir juste "Miaro", si tu veux bien", répondit Jack en souriant. "Je suis Jack Sparrow."

"Je sais." Elle émit un petit rire. "Je crois que le capitaine Teague a mis la majorité des occupants de Shipwreck Cove au courant."

"Ah." Ainsi donc, son père avait jugé utile de répandre la nouvelle. Ce qui signifiait probablement qu'il en était satisfait, même s'il s'était avéré que Teague n'était pas du genre à exprimer ses sentiments.

"Tu habites ici ?"

"Je vis et je travaille ici. Grâce à ton père, d'ailleurs. Il m'a ramenée de Madagascar, il y a trois ans." La dénommée Miaro semblait être du genre bavard, elle aussi. "J'étais esclave, là-bas, tu sais ?", annonça-t-elle d'un ton aussi léger que si elle avait parlé de la pluie et du beau temps.

Jack fronça les sourcils. "Je ne savais pas, non. Teague t'a libérée ?"

"Teague a jugé bon de piller le manoir où je travaillais. Il en est sorti avec un bon butin, et moi avec, en prime. Mais comme les hommes considèrent qu'une femme à bord d'un navire, ça porte malheur, il a refusé de m'emmener."

"Mais je croyais..."

"Attends, Jack Sparrow." Jack nota, amusé, l'utilisation sur un ton autoritaire de son nom complet. "Il a refusé de m'emmener, mais quand il a recruté pour son équipage deux jours plus tard dans le port de Mahanoro, il n'a pas pensé à regarder plus en détail sous le chapeau d'un jeune marin qui s'est porté candidat, si tu vois ce que je veux dire."

Jack voyait très bien. Avec sa voix grave et ses cheveux courts, la jeune fille n'avait pas dû avoir trop de mal à se faire passer pour un homme.

"Il a bien dû finir par te démasquer, non ?"

Miaro Rassolondraïbé haussa les épaules. "Le capitaine n'est pas complètement idiot. Bien sûr qu'il m'a démasquée. Mais le temps qu'il s'en rende compte, il était trop tard pour me déposer à terre. Et j'ai pu prouver que même une fille pouvait se rendre utile à bord, alors il a fini par s'y faire."

"Et il t'a gardée ici", termina Jack.

"Il m'a proposé de rester, oui."

"Tu travailles pour lui ?"

"Si on veut. Mais comme il passe le plus clair de son temps en mer, ce n'est pas trop contraignant." Miaro désigna Jack d'un geste du menton. "Et toi, Jack Sparrow ? Qu'est-ce qui t'est arrivé ? On dirait que quelqu'un a essayé de te tuer, ces derniers temps."

"Même pas", répliqua Jack. C'était sans doute là le plus ironique de l'histoire, songea-t-il. "Je me suis juste retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment."

"Le résultat est le même", rétorqua la jeune femme en quittant le rebord du lit. Elle attrapa sur la pile de vêtements qu'elle avait apportés une pièce de lin blanc et propre et se dirigea vers Jack. "Tu me laisses jeter un œil ?"

Jack jeta un regard dubitatif à Miaro, puis au tissu. Elle leva les yeux au ciel. "Tu as vu l'état de tes pansements ? Je n'ai pas l'intention de faire plus que de les changer, pas besoin de t'inquiéter. Teague tient à te voir en pleine forme."

Pendant qu'elle déchirait le tissu en bandes de taille égale avec une rapidité déconcertante, Jack sortit de l'eau et choisit parmi les vêtements un pantalon vert olive qui paraissait environ à sa taille. Il remarqua que Miaro avait également apporté une paire de bottes en cuir à revers, posées au pied du lit. Il les enfila et découvrit qu'elles lui allaient parfaitement.

Il alla ensuite s'asseoir sur la chaise que Miaro lui désignait avec un index autoritaire, et la laissa retirer les bandages que James Pidgley lui avait faits une bonne semaine auparavant et qui avaient certainement, en effet, besoin d'être renouvelés. Il l'entendit pousser un petit sifflement entre ses dents. "Hé ben, ils ne t'ont pas loupé, Jack Sparrow", dit-elle. Jack sursauta lorsqu'elle effleura doucement sa blessure dans le haut du dos, où la première balle était ressortie.

"Ça te fait mal ?"

"Moins qu'avant."

"Ce n'est pas une réponse."

Il avait encore mal, mais la douleur était largement supportable en comparaison à celle qu'il avait éprouvée au début. Jack repensa en frissonnant aux horribles moments qu'il avait passés pendant les premières semaines à bord du Juggernaut, aux instants où la douleur avait été si forte qu'il en avait hurlé, vomi ou perdu connaissance, aux nuits sans sommeil pendant lesquelles il était resté allongé sur son lit, trempé de sueur, et avait souhaité simplement s'endormir pour ne jamais se réveiller. Il se rappela avoir pensé, en dépit de sa nature optimiste, qu'il allait probablement y rester, et qu'il ne servait à rien de lutter contre ce qui allait finir par prendre le dessus.

Les choses avaient bel et bien fini par s'arranger, cependant. Lorsqu'il avait fini, enfin, par aller un peu mieux, Jack Sparrow s'en était voulu de s'être momentanément découragé. Il avait songé qu'il ne fallait pas s'avouer vaincu, jamais. Il avait décidé que s'il était sorti vivant de cette affaire, alors il survivrait à tout le reste. Il considérait que les semaines qu'il avait vécues étaient probablement ce qu'on pouvait vivre de pire, et qu'à partir de cet instant, tout ne pouvait aller que de mieux en mieux.

Ce qui, se dit-il, s'avérait être la vérité.

Il tourna les yeux vers Miaro Rassolondraïbé qui enroulait à présent les nouveaux bandages autour de sa poitrine et lui adressa un sourire. "Ça va, ne t'en fais pas."

"Je ne m'en fais pas." D'une manière très masculine, elle administra une tape amicale sur son épaule indemne , puis se dirigea à nouveau vers le lit, saisit une chemise blanche qui ressemblait fort à celle de son uniforme de la East India Company et la lui lança. Elle lui fit ensuite signe de la suivre hors de la pièce. "Il y a à manger à côté. T'as l'air d'en avoir besoin."

En découvrant l'énorme quantité de nourriture qui s'étalait sur une grande table dans la pièce voisine, Jack sourit intérieurement et songea que malgré ses airs bourrus, son père avait visiblement l'intention de le traiter aux petits soins. Les prochains jours ne risquaient pas d'être trop éprouvants.

Pendant la semaine qui suivit l'arrivée du Juggernaut à Shipwreck Cove, Jack découvrit et s'habitua au mode de vie que menaient les pirates sur l'étrange île. Lorsque Teague n'était pas occupé en mer, il guidait Jack à travers l'amas d'épaves, apparemment décidé à le familiariser le plus vite possible avec l'endroit.

Le deuxième jour, il l'emmena à bord de son navire, le Misty Lady, amarré comme le Juggernaut au bout d'un ponton de bois. Le Misty Lady était une magnifique frégate au bois sombre et, chose rare, aux voiles rouge foncé. A l'avant se dressait fièrement une grande figure de proue représentant une sirène munie d'un trident.

"Une merveille, hein ?" Teague tapota le bastingage avec un air supérieur. "Crois-moi, fils, il n'y a pas d'endroit où l'on peut respirer plus librement que sur le pont d'un navire."

Jack hocha la tête, évitant de mentionner qu'il avait pour ainsi dire vécu sur des bateaux depuis l'âge de quatorze ans, et qu'il savait par conséquent fort bien ce qu'on pouvait ressentir debout sur le pont, le nez au vent et le soleil sur la peau. Il était entièrement d'accord avec son père.

Le capitaine Bryan Donnelly ayant estimé que son équipage avait fait suffisamment de profit en Angleterre pour être tranquille pendant quelques temps, le Juggernaut resta amarré à Shipwreck Cove durant plusieurs l'absence de Teague, Jack passa beaucoup de temps avec Bill Turner, avec lequel, presque inconsciemment, il avait développé une amitié assez proche.

Pendant qu'il passait son temps au chevet d'un Jack très mal en point à bord du navire, Bill avait principalement laissé parler son instinct paternel et protecteur pour s'occuper de lui ; mais à présent que Jack était presque rétabli, les deux hommes s'étaient mis à se fréquenter en amis - après tout, Bill n'avait que neuf ans de plus que lui.

Bill lui parla de sa femme et de son fils qu'il avait abandonnés en Angleterre, de ses premiers pas dans la flibuste, des regrets qui lui déchiraient le cœur lorsqu'il pensait à son jeune Will qu'il ne verrait pas grandir. Jack, pour sa part, lui parla brièvement de son propre passé, mais il estimait qu'il n'y avait pas grand-chose d'intéressant à raconter.

Le reste du temps, Bill amena Jack dans les différentes tavernes qui s'étalaient au ras de l'eau en bas de Shipwreck Island, où ils passèrent des soirées entières à boire, jouer et, dans le cas de Jack, se faire harceler de questions par les curieux qui avaient vite repéré une nouvelle tête parmi les habitués des lieux. Shipwreck Cove étant un lieu isolé et presque impossible à trouver pour quiconque ignore son existence, tous les occupants de l'île se connaissaient.

Lorsqu'il n'était pas en vadrouille avec son père ou Bill Turner, Jack passait beaucoup de temps à dormir, enfin capable de récupérer des nombreuses nuits blanches qu'il avait passées au cours des deux derniers mois. Il s'entretint aussi longuement avec Miaro Rassolondraïbé, qui ne cachait absolument pas sa curiosité à son égard et qui se révéla, en outre, un compagnon de conversation fort agréable, enthousiaste et prompte à la plaisanterie.

Miaro habitant dans la pièce voisine de celle de Jack, les deux se croisaient très régulièrement et passaient beaucoup de temps ensemble, aussi avaient-ils fini par devenir, eux aussi, assez proches. Leurs conversations étaient directes et sans tabous, et Jack finit, dix jours après son arrivée à Shipwreck Cove, par mentionner à la jeune fille l'idée qui accaparait une grande partie de son esprit depuis des semaines.

"Tu crois à Davy Jones ?" demanda-t-il sans préambule, assis à table avec elle, profitant de ce que la conversation soit tombée un moment.

Miaro le regarda avec des yeux ronds. "Comment ça, est-ce que je crois à Davy Jones ?"

"Tu penses qu'il existe", corrigea Jack. Miaro Rassolondraïbé étant, à son avis,la personne la plus désespérément terre à terre qu'il ait jamais rencontrée, il s'était dit que si même elle confirmait l'existence de la légende, il pouvait définitivement valider cette hypothèse.

"Qu'il existe ?" Miaro secoua la tête, évaluant Jack du regard comme si elle cherchait à discerner une bonne plaisanterie derrière la question sérieuse. "Bien sûr qu'il existe. Qui a dit le contraire ?"

"Moi", dit Jack. "À Londres, l'histoire de Davy Jones et de son Flying Dutchman est considérée un simple mythe, tout juste bon à effrayer les gamins."

Elle eut un petit rire. "Ici, on aimerait bien qu'il ne soit qu'un mythe. Mais il est bel et bien réel, Jack Sparrow." Pour une raison qui échappait à Jack, Miaro n'avait jamais supprimé l'usage de son nom de famille lorsqu'elle s'adressait à lui. "Vous vivez vraiment à l'autre bout du monde, vous les Anglais."

Jack haussa les épaules. Il décida de jouer le tout pour le tout.

"Où est-ce qu'on peut le trouver ?"

Miaro faillit s'étrangler avec la pomme qu'elle était en train de manger. Elle observa Jack comme s'il était subitement devenu fou.

"Qu'est-ce qui t'arrive, Jack Sparrow ? T'es fatigué de vivre ? Tu estimes que ta vie n'a pas été assez mouvementée, ces derniers temps ?"

Jack se mit à rire et songea qu'il aurait peut-être dû commencer l'histoire par le bon côté. Il expliqua brièvement à son interlocutrice effarée son idée de récupérer l'épave du Wench depuis le fond des docks de Londres.

Miaro hocha la tête, faussement compréhensive. "Tu veux que Davy Jones, l'une des créatures les plus terrifiantes des sept mers, t'aide, toi, un jeune même-pas-encore-pirate de vingt ans, à remettre ton navire en état."

Jack ne pouvait pas nier que l'idée, exprimée ainsi, tenait plus du délire que d'une entreprise réalisable.

"En gros, c'est ça le principe, oui."

Pour toute réponse, Miaro éclata d'un rire sonore. "Si je n'avais pas déjà passé de longues journées à t'entendre parler, je penserais que tu es fou à lier, tu sais." Elle reprit son sérieux, croqua à nouveau dans sa pomme fixa Jack de ses déconcertants yeux clairs.

"Je ne sais pas où on peut le trouver, non, et je préfère l'ignorer, à vrai dire."

Jack s'y attendait. "Tu as dit "créature"", fit-il remarquer, soudain conscient du mot qu'elle avait employé. "Davy Jones n'est pas... un homme ?" La question semblait parfaitement absurde à ses yeux, mais après tout, si Jones existait réellement, peut-être était-ce autre chose qu'un banal être humain.

"Je ne m'y connais pas", répondit-elle. "Mais d'après ce qu'on raconte, Jones serait une créature seulement à moitié humaine. Les ragots vont bon train autour de tous ces êtres mystérieux, alors je ne sais pas si ce qu'on raconte est vrai." Elle haussa les épaules. "Le fait est que très peu de gens ont rencontre Davy Jones et sont encore en vie pour le raconter."

"Aha." Le vrai Davy Jones était donc relativement conforme à la légende, songea Jack. Personne ne réchappe d'une rencontre avec le navire fantôme qu'est le Flying Dutchman.

Il allait poser une autre question lorsque Miaro frappa brusquement la table du plat de la main. "J'ai une idée."

Jack leva les sourcils, attendant la suite.

"Si t'as vraiment envie d'en savoir plus, et si t'as envie de savoir où tu peux" - elle émit un nouveau ricanement - "rencontrer Davy Jones, je connais quelqu'un qui devrait pouvoir te renseigner."

Jack ouvrit de grands yeux. "Ah bon ?"

"En règle générale, elle peut t'être utile, Jack Sparrow. C'est une idée farfelue, mais pas plus que la tienne. Elle peut peut-être t'aider dans ton histoire de Wicked Wench."

"Elle ?"

Miaro Rassolondraïbé hocha la tête, les yeux plissés, l'air mystérieux. "Elle. Tia Dalma."

••••••••••

Chapitre 18. La femme du bayou

Assis à l'avant de la chaloupe, tous sens aux aguets, Jack Sparrow scrutait les eaux sombres qui s'étendaient sous ses yeux.

Ils avaient quitté le Misty Lady depuis plus d'une heure, et depuis, la barque glissait silencieusement sur cette rivière aux eaux noirâtres et stagnantes. Ses deux rives disparaissaient sous un inextricable fouillis d'arbres aux lianes emmêlées, de plantes tropicales aux feuilles gigantesques et de diverses espèces de lézards et de geckos aux proportions démesurées. La limite entre l'eau et la terre ferme était rendue indéfinissable par la mangrove dont les racines apparentes dévoraient les abords de la rivière.

La végétation touffue ne laissait filtrer que quelques faibles rayons du soleil et noyait le paysage dans une pénombre dense. L'air était chaud et humide, et saturé de mille bruissements inquiétants. Les moustiques volaient en grappes épaisses autour des quelques membres d'équipage qui avaient osé se frayer un chemin à travers leur territoire.

Il n'avait pas fallu longtemps à Jack Sparrow avant de se décider à aller rendre visite à la femme dont Miaro Rassolondraïbé lui avait parlé. Une fois sa résolution prise, toutefois, il avait attendu un certain temps avant d'en parler à son père. Il était certain que Teague aurait un de ses commentaires à faire sur le sujet et préféra préparer le terrain en douceur.

Une fois passée l'émotion de la première rencontre, Jack s'était vite aperçu que le capitaine Edward Teague Sparrow possédait son lot de défauts et qu'il ne devait pas être un homme particulièrement facile à vivre au quotidien. Teague avait, entre autres, une tendance exaspérante à prodiguer ses bons conseils à tout bout de champ. Il ne perdait jamais une occasion de faire sentir à Jack sa supériorité. "Crois-en mon expérience", répétait-il des dizaines de fois par jour lorsque Jack l'accompagnait en vadrouille. "Un jour, tu comprendras, Jackie."

L'intéressé ressentait une terrible envie de faire comprendre à son père qu'il ne sortait pas tout juste de l'œuf et qu'il comprenait et connaissait certainement beaucoup plus de choses que ce qu'il voulait bien croire, mais il avait rapidement constaté que le capitaine Teague n'était pas homme à supporter la réplique, et surtout pas de son propre rejeton. Jack avait donc décidé de laisser glisser les remarques sans broncher, du moins dans la mesure du raisonnable.

Par moments, il ne pouvait s'empêcher de répliquer, ce qui lui valait généralement une prise de bec avec Teague qui se terminait souvent par un "T'es encore trop jeune pour comprendre, Jackie" accompagné d'une tape mi-méprisante, mi-compatissante sur l'épaule. Ce qui avait le don d'achever d'exaspérer Jack, qui se détournait alors en levant les yeux au ciel.

Teague n'était pas désagréable avec lui, juste inconsciemment horripilant.

Par conséquent, Jack avait essayé de réfléchir à un moyen de se rendre chez Tia Dalma sans demander son avis à son père. Il s'était vite avéré, malheureusement, que l'œil de faucon de Teague ne manquerait pas de remarquer si l'un des navires de Shipwreck Cove lui faussait compagnie sans l'en informer en premier lieu. Jack fut donc contraint d'attendre le retour du Misty Lady de l'une de ses expéditions en mer pour lui soumettre sa requête.

Bien entendu, la réponse de Teague ne se fit pas attendre.

"Tia Dalma ?" demanda-t-il d'un ton sarcastique. "Qui est-ce qui t'a parlé d'elle, fils ?"

"Miaro", répondit Jack, les yeux droits dans ceux de son père.

Le capitaine esquissa un sourire amusé et adopta son habituelle expression condescendante. "Vous, les gamins... Toujours prompts à propager les rumeurs sans même savoir de quoi vous parlez, hein ?" Comme Jack gardait le silence, il fronça les sourcils. "Pourquoi tu veux aller voir Tia Dalma, Jackie ? C'est pas encore à cause de cette histoire de bateau ?"

"Si", répliqua Jack, très calme. "C'est précisément à cause de cette histoire de bateau."

Cette fois, Teague émit un petit rire. "Une chose est sûre, mon fils ne manque pas d'ambition. Récupérer une épave du fond du port de Londres ?" Il passa un bras amical autour des épaules de Jack. "On a tous nos rêves, Jackie. Seulement, il faut savoir faire le tri entre les rêves réalisables et ceux qui ne le sont pas."

"Justement. Le mien appartient à la première catégorie." Le ton de Jack était beaucoup plus assuré qu'il ne se sentait en réalité. Il ne savait absolument pas s'il existait bel et bien une chance de remettre le Wicked Wench en état, ni même si le fameux Davy Jones était réel, mais il n'allait certainement pas avouer à Teague qu'il n'était sûr de rien.

Et puis, se disait-il, cela ne coûtait rien d'aller rendre une petite visite à cette Tia Dalma. Davy Jones ou pas, Miaro lui avait dit qu'elle avait réponse à tout. Et Jack avait précisément besoin de réponses.

Quelques longues heures de discussion plus tard, Teague avait finalement accepté de conduire Jack jusqu'au repère de Tia Dalma, situé à un peu plus de six heures de route. Accompagnée de Miaro, qui avait insisté pour être de l'aventure, Jack avait donc embarqué sur le Misty Lady et avait supporté les remarques gentiment narquoises de son père pendant la totalité du voyage.

En fin d'après-midi, donc, le navire avait jeté l'ancre à l'embouchure d'une rivière. Une chaloupe avait été mise à l'eau et Jack, Miaro, Teague et deux membres de l'équipage avaient entrepris de remonter le fleuve, s'enfonçant de plus en plus dans la jungle hostile.

Plus l'embarcation avançait sur les eaux noires, et plus Jack Sparrow se demandait ce qu'il faisait là. Et aussi quel genre de femme pouvait bien avoir choisi de s'installer dans un tel endroit.

Tia Dalma semblait entourée d'une sorte d'aura mystérieuse, que ni Teague, ni Miaro ne semblaient disposés à percer. "Tu verras bien", était la seule réponse qu'obtenait Jack à ses interrogations. Lorsqu'il avait posé la question à Bill Turner, ce dernier s'était contenté de lever les sourcils, intrigué. "J'en ai entendu parler." Il n'avait pas non plus développé le sujet.

Aussi, Jack ne savait absolument pas à quoi s'attendre. Il espérait simplement que le déplacement en valait la peine.

Lorsque la petite troupe arriva enfin à destination, Jack ne put s'empêcher d'ouvrir de grands yeux. Il ne savait pas trop à quoi il s'était attendu, mais certainement pas à cela.

La végétation était à présent si dense que les rayons du soleil ne parvenaient plus à 'y infiltrer, si bien qu'on se crût en pleine nuit. Les étranges sons d'animaux tropicaux et d'insectes inconnus semblaient s'être intensifiés et saturaient l'air chaud et moite. Au milieu des lianes et des arbres entremêlés, Jack crut entrapercevoir une forme humaine, debout au bord de l'eau. Il faisait trop sombre pour en être sûr, cependant. Lorsqu'il regarda à nouveau quelques secondes plus tard, la silhouette avait disparu.

La seule source de lumière provenait d'une petite cabane en bois, dressée sur de hauts pilotis entre l'eau et la terre ferme. La lueur vacillante des bougies qui en éclairaient l'intérieur se reflétait dans les eaux noires. A l'extérieur, pendaient quelques lanternes autour desquelles voletaient des grappes d'insectes. En bas, un ponton permettait l'accès par la rivière, relié à la cabane par une étroite échelle.

Teague grimpa sur le ponton d'une grande enjambée souple et amarra la chaloupe à l'un des poteaux de bois tandis que le reste de l'équipage mettait pied à terre. Jack et Miaro levèrent les yeux vers l'étrange habitation, mais Teague ne semblait pas particulièrement intrigué. Jack se doutait qu'il devait déjà connaître l'endroit.

"Hé bien, on y est, Jackie. A toi de jouer." Son père désigna l'échelle d'un geste du menton. Jack fronça les sourcils. "Vous restez là ?"

Le capitaine parut s'amuser de la question. "C'est ton histoire, fils, et je ne tiens pas à y être mêlé. Vas-y seul, on t'attend ici."

Jack vit Miaro hausser les épaules et se rasseoir dans la chaloupe. Il se détourna et entreprit de grimper l'échelle bancale qui menait à la partie habitable de la hutte, à plus de quatre mètres de hauteur. La porte d'entrée était percée d'une fenêtre, mais des rideaux tirés empêchaient de voir à travers. Il frappa deux coups et entra.

Le repaire de Tia Dalma figurait parmi les lieux les plus saugrenus que Jack Sparrow eut jamais vus. Saugrenu et, sans aucun doute, inquiétant.

La petite pièce était éclairée par des dizaines de bougies et de lanternes, baignant la scène dans une lueur jaunâtre. Le mobilier était simple et hétéroclite, mais cela n'avait que peu d'importance si l'on considérait qu'il était à peine visible tant les accessoires et les objets le recouvraient.

Partout étaient posées des centaines de fioles, de jarres, de récipients divers et variés. Certains étaient stockés à même le sol, d'autres pendaient du plafond bas, accrochés à un bout de corde. Dans les bocaux en verre translucide, Jack aperçut des contenus plus étranges les uns que les autres, certains complètement indéfinissables, d'autres qu'il aurait préféré ne pas reconnaître. Il crut voir, dans l'une des fioles pendues au-dessus de lui, ce qui ressemblait fort à des yeux humains.

A sa gauche, le plancher et le plafond de l'habitation étaient transpercés par un arbre qui poussait en plein milieu de la pièce. Autour du tronc s'enroulaient deux longs serpents aux couleurs rougeâtres. Dans une cage, accrochée à une branche, un perroquet bariolé somnolait.

L'atmosphère, songea Jack, dégageait une sorte d'énergie presque palpable. Tia Dalma semblait être beaucoup plus qu'une simple femme isolée au fond du bayou caraïbe.

Pour l'heure, elle était assise à une table au milieu de la pièce, faisant face à la porte. Elle avait les yeux fixés sur Jack comme si elle savait parfaitement qu'il allait entrer.

Jack remarqua que Tia Dalma s'intégrait parfaitement dans le décor.

Elle était très jeune, du moins en apparence. Son visage et son corps étaient ceux d'une jeune femme guère plus âgée que Jack lui-même, mais ses yeux et l'expression de son visage dégageaient une maturité et une puissance qui, de façon inexplicable, ne correspondaient pas à sa jeunesse.

Elle avait de très longs cheveux noirs qui tombaient sur ses épaules et jusqu'au bas de son dos en longues dreadlocks, semblables à celles de Teague. Des éclats de coquillages blancs et des plumes colorées noués dans sa chevelure tranchaient sur la masse sombre. Sa peau mate luisait à la lumière des bougies, et Jack s'aperçut que son visage était décoré de délicats tatouages qui entouraient ses yeux et sa bouche. Ses yeux, grands et d'une étrange couleur noisette, presque rouge, étaient soulignés d'un épais trait de khôl.

Assez petite, elle était vêtue d'une robe rapiécée qui semblait cousue d'un assemblage de multiples pièces de tissus différents. Plusieurs couches de dentelles, de volants et de tissus à motifs se superposaient, et le tout était orné de nombreuses perles et coquillages brodés. Elle portait autour du cou plusieurs colliers de perles qui pendaient sur sa poitrine et jusqu'à son ventre.

En dépit de son apparence miteuse et pas vraiment soignée, Tia Dalma était, ne put s'empêcher de penser Jack, irrésistiblement attrayante.

Jack s'était immobilisé sur le seuil, étudiant la scène du regard. Tia Dalma se leva et s'avança vers lui d'une démarche féline.

"Jack Sparrow", murmura-t-elle d'une voix douce et exagérément sensuelle, avec un fort accent créole. Ce n'était pas une question. Jack fronça les sourcils, déconcerté.

"Vous savez qui je suis ?"

Tia Dalma ne répondit rien, prit Jack par la main, le mena vers la table qu'elle venait de quitter et lui fit signe de s'asseoir. Elle alla ensuite reprendre sa place, confortablement carrée dans un large fauteuil recouvert de tissu. Sur la table, devant elle, était étalé un plateau de bois gravé de symboles étranges.

Un long silence s'ensuivit, pendant lequel Jack attendit que l'étrange femme lui pose une question. Comme elle n'y semblait pas disposée, cependant, il s'éclaircit la gorge et finit par prendre la parole.

"Je suis venu vous voir", commença-t-il, "pour savoir si vous pouviez m'aider à trouver Davy Jones." Il se sentait parfaitement stupide et n'aurait pas été étonné outre mesure si son interlocutrice avait éclaté de rire. Tia Dalma n'en fit rien, toutefois. Au contraire, à la mention de Jones, son regard se durcit brusquement, toute trace de sourire disparut de son visage et elle plongea ses yeux perçants dans ceux de Jack.

"On ne trouve pas Davy Jones", dit-elle d'un ton abrupt. "C'est lui qui te trouve. Et lorsqu'il te trouve, c'est la dernière chose qui te sera arrivée de ton vivant." Elle étudia un moment Jack en silence, puis se radoucit soudain, retrouvant son sourire chaleureux et sa voix suave. "Pourquoi, Jack Sparrow, est-ce que tu veux trouver Davy Jones, mmh ?"

Pour la énième fois, Jack expliqua l'histoire du Wicked Wench et son espoir que le soit-disant maître des océans pouvait l'aider à le récupérer. Tia écouta attentivement sans l'interrompre.

"Avant tout", termina Jack, "je voudrais savoir s'il y a la moindre chance que j'y parvienne."

Tia eut un geste brusque de la main, comme si elle chassait un insecte invisible qui l'importunait. "Bien sûr que tu as des chances, Jack Sparrow."

Il ne s'était pas attendu à une réponse aussi catégorique. Tia Dalma semblait prendre son histoire très au sérieux et jamais elle n'avait esquissé le sourire incrédule qu'il avait vu tant d'autres afficher.

"Et... Vous seriez d'accord pour m'aider ?"

Tia semblait attendre cette question depuis le début. Elle se pencha en avant sur la table et effleura la main de Jack du bout des doigts, son visage toujours éclairé par son demi-sourire charmeur. Puis elle se leva, contourna la table et vint se poster derrière lui. Elle posa ses mains sur ses épaules et approcha son visage tout près du sien. Sa voix n'était qu'un murmure lorsqu'elle lui parla directement à l'oreille.

"Mmhh... Tout dépend, Jack Sparrow, du prix que tu accepterais de payer en échange."

Légèrement stupéfait, Jack sentit ses mains chaudes se promener sur ses épaules, puis se glisser sans la moindre hésitation sous sa chemise. "Bien sûr que je peux t'aider, Jack Sparrow", susurra Tia Dalma. "Mais je ne fais jamais rien sans contrepartie."

Lentement, elle se redressa, prit à nouveau Jack par la main et l'entraîna vers le fond de la pièce, vers un rideau sombre qui tombait jusqu'au sol. Même s'il avait voulu résister, Jack en aurait été incapable. Il avait l'impression que la sorcière - car c'était sans doute ce que cette femme était, songea-t-il - lui avait ôté toute volonté propre, et l'attirait vers elle comme un aimant.

Après avoir écarté le rideau qui dissimulait une petite pièce uniquement meublée d'un lit de bois sommaire et faiblement éclairée, Tia Dalma se posta en face de Jack Sparrow, les yeux dans les siens et un sourire carnassier aux lèvres, et se débarrassa de sa robe usée.

 ...

Jack ouvrit les yeux et laissa son regard s'habituer à l'obscurité. Les bougies qui avaient éclairé la petite chambre s'étaient consumées, et seul le rai de lumière filtrant à travers le rideau tiré permettait de distinguer les contours de la pièce.

Il mit un certain temps à rassembler ses souvenirs. En fait, il était incapable de retracer de façon claire et précise ce qui s'était passé. Davantage que des souvenirs, il se rappelait des sensations. Des sensations comme il n'en n'avait jamais ressenties.

Il avait su ce que Tia Dalma avait en tête dès l'instant où elle avait posé ses mains sur ses épaules. Jack avait vingt ans et avait passé la grande majorité de sa jeunesse dans les quartiers mal famés de Londres sans personne pour lui dicter sa conduite, et par conséquent, il n'en était pas à sa première expérience sexuelle. Les filles, il les connaissait et les appréciait. Ou du moins, il avait pensé les connaître jusqu'à ce qu'il rencontre celle-ci.

Il avait senti qu'une énergie surnaturelle entourait Tia Dalma dès qu'il était entré dans sa cabane. Une aura magique et brûlante. Tant que leur relation en était restée au stade de la conversation, cependant, cela n'avait pas grande importance. Lorsqu'elle était devenue physique et charnelle, en revanche, il en avait mesuré toute l'intensité.

Il n'avait pas eu l'impression de faire l'amour à une femme. Tia était beaucoup, beaucoup plus qu'une femme.

Jack se souvenait de la sensation qu'elle aspirait toute son énergie vitale, le vidant de toute force et de toute volonté. Qu'elle se l'appropriait totalement. Qu'elle le dominait de toute sa hauteur, avec une puissance animale. Leurs ébats avaient été violents. Terribles. Douloureux. Dépourvus de toute forme de tendresse ou de sensualité.

Jack tourna la tête et s'aperçut qu'elle ne se trouvait plus dans le lit. Il tendit l'oreille et l'entendit s'affairer dans la pièce principale.

Combien de temps j'ai dormi ?

Avait-il réellement dormi, d'ailleurs ? Il fouilla sa mémoire, essayant de se rappeler des derniers instants. Infatigable, elle l'avait conduit vers des limites inexplorées, des territoires inconnus, des sensations nouvelles et d'une intensité à la limite du physiquement supportable. Jack se souvenait avoir ressenti, l'espace d'un instant, de la peur. Sans trop savoir pourquoi, il avait soudain eu l'impression qu'il n'était pas capable de suivre.

Qu'elle allait le tuer.

C'est stupide.

Maintenant qu'il y réfléchissait, il ne pensait pas s'être endormi. D'une manière ou d'une autre, il avait dû perdre connaissance. Et se réveillait à présent, dieu sait combien d'heures plus tard, avec toujours la nette sensation que quelqu'un l'avait vidé de son énergie. Tia Dalma avait joué avec lui sans qu'il pût y opposer la moindre résistance.

Il n'était pas certain qu'il l'aurait fait, d'ailleurs.

C'était donc ça, la "contrepartie" qu'elle voulait.

Jack secoua la tête et se leva. La tête lui tourna brusquement et il dût se tenir à la poutre qui soutenait le plafond pour ne pas tomber. Légèrement chancelant, il se dirigea vers ses vêtements roulés en boule sur le sol et les enfila. Puis il prit une profonde inspiration, écarta le rideau et pénétra dans la pièce principale.

Il retrouva Tia Dalma assise exactement à la même place que lorsqu'il était entré dans la cabane un peu plus tôt - ou était-ce beaucoup plus tôt ? Elle tourna lentement la tête vers lui et afficha de nouveau son sourire carnassier. Faute de mieux, Jack lui rendit son sourire et vint s'asseoir à la table en face d'elle. Elle se tenait droite dans son fauteuil, les deux mains croisées sur un objet que Jack ne parvenait pas à identifier.

"Davy Jones, mmmh ?"

Jack la dévisagea avec des yeux ronds. Tia avait visiblement décidé de se comporter comme si rien ne s'était passé, comme s'ils étaient encore en train d'avoir la conversation à propos de Jones et du Wicked Wench - moment qui paraissait très loin.

Imperturbable, la sorcière hocha la tête sans attendre de réponse et poussa vers Jack l'objet qu'elle tenait entre les mains. Jack crut d'abord à une petite boîte noire, mais s'aperçut qu'il s'agissait en réalité d'un compas. Sourcils froncés, il s'empara de l'objet et en ouvrit le couvercle. Une boussole tout à fait normale en apparence. L'aiguille, cependant, n'était pas dirigée, comme à l'accoutumée, vers le nord. Jack savait parfaitement où se situait le nord par rapport à sa position, mais le compas pointait dans la direction opposée.

Un compas hors d'usage. Et après ?

Bien qu'il n'eut pas ouvert la bouche, Tia lui répondit comme s'il avait formulé sa pensée à voix haute.

"Tu es perspicace, Jack Sparrow. Comme tu l'as remarqué, ce compas n'indique pas le nord."

Une nouvelle fois, Jack eut la désagréable certitude que Tia Dalma lisait dans ses pensées comme dans un livre ouvert. Il n'aimait pas se sentir ainsi à découvert.

Il haussa les épaules, sans quitter son interlocutrice des yeux. Comme aucune explication ne venait, il posa la question lui-même.

"Qu'est-ce qu'il indique, alors ?"

Tia se pencha en avant vers lui, et reprit sa voix suave pour lui susurrer : "Il indique ce que tu désires le plus au monde, Jack Sparrow."

Jack crut avoir mal entendu. Même s'il se doutait que l'étrange femme possédait des pouvoirs hors du commun - il en avait déjà fait l'expérience -, son esprit pragmatique avait du mal à croire à l'existence d'un tel artefact.

"Et ce que tu désires le plus au monde, c'est trouver Davy Jones, mmh ?"

Ce qu'il désirait le plus au monde...

"C'est récupérer le Wicked Wench", répondit-il sans quitter l'aiguille du compas des yeux.

Tia se pencha encore plus vers lui. "Tu avais raison, Jack Sparrow. Ton seul espoir de récupérer ton navire est de trouver Davy Jones."

"Et ensuite ?" Jack secoua la tête, déconcerté. "Est-ce qu'il... acceptera de m'aider ?"

Tia Dalma se leva brusquement, vint se placer tout près de Jack et lui parla à nouveau à l'oreille. "Laisse-toi guider par tes instincts. Fais-toi confiance. Moi, je te fais confiance, Jack Sparrow." Elle désigna le compas du menton. "Ceci est pour toi. Fais-en bon usage."

Elle inclina la tête en une sorte de révérence et Jack comprit que l'entretien était terminé. Il accrocha le compas à sa ceinture, se leva à son tour et parcourut les quelques pas qui le séparaient de la porte. Il était sur le point de la franchir quand il entendit la voix basse de Tia Dalma derrière lui : "Nous nous reverrons, Jack Sparrow." Il hésita un instant puis sortit de la cabane.

Il descendit l'échelle d'un pas incertain, tous les événements des heures précédentes tournoyant dans sa tête. En bas, sur le ponton et dans la chaloupe, son père, Miaro Rassolondraïbé et les deux pirates du Misty Lady attendaient en silence, et tournèrent les yeux vers lui alors qu'il se dirigeait vers eux.

Miaro lui adressa un sourire indéfinissable et lui fit une place à ses côtés dans la barque. Le capitaine Teague défit l'amarre en maugréant, prit place à bord à son tour et s'empara d'une rame pour pousser l'embarcation loin du ponton.

"Hé bien, Jackie, t'en as mis du temps."

Note : Certains lecteurs m'ont fait remarquer que j'avais fait une faute de logique dans ce chapitre, que Jack obtient le compas non pas en négociant avec Tia Dalma, mais en le lui dérobant. Eh bien, je tiens à vous citer la phrase du second film (en VO) que prononce Tia, qui dit exacement ceci : "The compass you bartered from me, it cannot lead you to this ?"

"Barter" signifie "marchander, négocier". Donc il y a bel et bien eu marchandage ! Je ne sais pas comment la phrase a été traduite dans la version française, mais si il y est question de vol, c'est une erreur de traduction, et il ne faut pas s'y fier ! Leçon à tirer de cette histoire : ne JAMAIS regarder un film en VF...

••••••••••

Chapitre 19. Davy Jones

"Et maintenant ?"

Jack Sparrow se retourna. Bill Turner s'était éloigné du bastingage et se tenait à présent juste derrière lui, à regarder la mer désespérément vide. Jack aurait aimé pouvoir répondre à la question, mais il n'en savait malheureusement pas plus que son compagnon.

Depuis plusieurs heures, Jack et son équipage scrutaient la surface agitée de la mer, tentant de repérer quoi que ce soit qui sorte un tant soit peu de l'ordinaire. Mais à part l'eau verdâtre brouillée par les gouttes de pluie, il n'y avait tout simplement rien à voir.

Du moins, rien qui n'indiquât la possible présence de Davy Jones dans les parages.

Pourtant, Jack Sparrow était certain qu'ils étaient proches du but. Il le sentait. Le compas aussi le savait. L'aiguille pointait toujours obstinément dans la même direction. Et d'après les dires de Tia Dalma, le compas était infaillible.

Pendant la première semaine qui avait suivi la rencontre de Jack avec l'étrange femme du bayou, l'aiguille avait semblé errer sans but précis, se fixant quelques heures sur un cap, puis tournoyant aléatoirement pour s'immobiliser sur un autre. Jack ne savait pas exactement ce qu'il fallait en déduire - sans doute Davy Jones se déplaçait-il régulièrement, pensait-il, et le compas suivait son mouvement. Bien évidemment, cela rendait toute expédition de recherche impossible.

Puis, dix jours après que Tia lui eût fait don de l'étrange objet, l'aiguille avait brusquement cessé ses va-et-vient. Elle s'était arrêtée sur un cap et n'en avait plus bougé. Au bout d'une journée et d'une nuit, pendant lesquelles il avait guetté régulièrement le cadran, Jack avait soudain eu la certitude que cette fois, il pouvait suivre l'indication de la boussole et se mettre en route. En éspérant que le cap resterait désormais le même.

Il s'était donc mis en quête d'un navire et d'un équipage prêts à l'accompagner dans cette entreprise plus qu'hasardeuse. Le capitaine Teague ayant déclaré que pour rien au monde il ne risquerait sa vie et celle de ses hommes pour une expédition au dénouement aussi incertain, Jack n'avait pas pu compter sur les pirates du Misty Lady.

Il avait commencé par recruter Bill Turner, qui s'était immédiatement porté volontaire, sa curiosité prenant le pas sur sa frayeur du légendaire démon marin. Bill avait réussi à convaincre quelques hommes du Juggernaut de faire route avec eux, moyennant une jolie quantité de doublons. Pour compléter son équipage, Jack avait utilisé ses talents de persuasion pour baratiner un certain nombre de pirates de Shipwreck Cove qui n'avaient rien de prévu dans les jours suivants.

Après une longue journée de pourparlers, il avait finalement réuni une quinzaine de flibustiers ainsi qu'un petit sloop aux voiles blanches éclatantes, qui appartenait à Teague et sortait tout juste de cale sèche. Son père avait accepté -à contrecœur- de le lui prêter à condition que son navire revienne saint et sauf quelle que soit l'issue de l'expédition. Jack avait eu la nette impression que Teague attachait plus d'importance à son bateau qu'à lui-même, mais il avait appris à ne pas prendre au premier degré les airs bourrus et les réflexions mordantes.

De plus, il avait bien l'intention de montrer au capitaine Teague Sparrow que son fils était lui aussi capable de quelque chose.

Le compas en main, Jack avait donc embarqué sur le sloop à l'aube, par un matin gris et pluvieux. Il faisait anormalement froid pour un mois d'été, et la mer était agitée par un fort vent d'Est. A la question "Ou va-t-on, exactement ?" posée par plusieurs membres d'équipage, il s'était contenté de pointer dans la direction de l'aiguille en affirmant "Par là" d'un air assuré. En réalité, il ne savait absolument pas jusqu'où il devait aller, s'il allait simplement croiser le Flying Dutchman en pleine mer, s'il y avait un point précis à atteindre ou s'il devait naviguer tout droit jusqu'à tomber sur Davy Jones.

Aucune de ces hypothèses lui semblaient plausibles, mais Tia Dalma lui avait conseillé de se fier à ses instincts, et pour l'heure, son instinct lui dictait simplement de naviguer en suivant le cap du compas. On verra bien, songea-t-il.

Il avait donc tenu le cap des heures durant, debout à la barre du navire, retrouvant avec délice la sensation de liberté qui l'envahissait à chaque fois qu'il tenait le gouvernail d'un bateau entre les mains. La dernière fois qu'il avait tenu la barre, c'était à bord du Wicked Wench.

Jack naviguait avec le ferme espoir que dans les heures qui suivraient, il aurait l'occasion de le diriger à nouveau.

Vers midi, cependant, il commença à se poser de sérieuses questions quant à la fiabilité du cadeau de Tia Dalma. La terre ferme n'était plus en vue, et rien ne s'étendait devant eux que la mer grise et opaque, qui, à l'horizon, rejoignait un ciel lourd et sombre.

Un paysage désespérément morne et isolé.

Jack haussa les épaules et jeta à Bill Turner un regard d'excuse.

"Je n'en sais rien. On continue, j'imagine."

Bill hocha la tête d'un air compréhensif et s'éloigna pour transmettre l'information au reste de l'équipage qui, Jack le sentait, commençait à s'impatienter.

Une demi-heure plus tard, ils atteignirent leur but.

Jack fut le premier à les voir. Il sondait l'horizon avec une longue-vue depuis quelques minutes lorsqu'il aperçut, au loin, un amas de roches escarpées qui se dressaient hors de la mer comme des dents acérées. Les vagues venaient se briser contre elles, formant une crête d'écume blanche autour des rochers.

Jack concentra son regard sur l'étrange paysage et promena l'objectif de sa longue-vue aux alentours des pics rocheux. Il ne tarda pas à voir les premiers débris qui flottaient entre les vagues.

Des planches, des tonneaux, des morceaux de bois hétéroclites couvraient la surface de la mer. Même à cette distance, Jack savait qu'il ne pouvait s'agir que d'une chose.

Un naufrage.

Sans doute un navire de taille réduite s'était-il échoué dans ces hauts-fonds escarpés, véritable piège pour un marin peu expérimenté. Jack ne parvenait pas à voir l'embarcation proprement dite, aussi en conclut-il qu'elle devait être cachée par les rochers.

Le compas pointait droit dans cette direction, et Jack sut soudain sans hésitation ce qu'il devait faire.

Il mena le sloop jusqu'à quelques centaines de mètres des rochers, puis demanda à l'un des pirates de sonder la profondeur de l'eau. La tâche n'était pas aisée en raison du fort roulis de la mer, mais son équipage était, par chance, composé de marins chevronnés.

Sans doute plus que ceux du navire naufragé.

Jack guida adroitement le bateau aussi loin que la profondeur l'y autorisait. De près, les roches noirâtres étaient considérablement plus grandes qu'il ne l'avait d'abord cru. Certaines d'entre elles formaient de véritables petites montagnes, de plusieurs dizaines de mètres de hauteur. Avec les vagues venant s'éclater contre le flanc des rochers, le paysage avait quelque chose d'inquiétant.

Il cria à l'un des hommes de jeter l'ancre. Puis il se dirigea vers l'une des deux chaloupes dont été équipé le navire et demanda à plusieurs pirates de l'aider à la mettre à l'eau.

Bill secoua la tête, déconcerté. "Qu'est-ce que tu fabriques, Jack ? C'est de la folie de mettre une chaloupe à la mer par ce temps. Elle va chavirer." Il considéra un moment la mer et les débris qui flottaient autour d'eux. "Ou est-ce que tu veux aller, de toute façon ?"

Jack désigna un point de l'autre côté de la barre rocheuse. "Le bateau doit être échoué quelque part là-bas. Je sens que c'est là qu'il faut que j'aille." "Vous, vous restez ici", ajouta-t-il en voyant Bill ouvrir la bouche d'un air indigné. "Ça ne regarde que moi et je n'ai pas l'intention de mettre qui que ce soit en danger."

"Supposant que tu trouves cette épave, Jack... Et ensuite ? Tu crois que Davy Jones est à bord et t'attend en sirotant une bouteille de rhum ?"

Jack se mit à rire, quoique d'un rire légèrement nerveux. "Je n'en ai aucune idée, Bill. Je sais que c'est là que je dois aller, c'est tout." Ne me demande pas pourquoi, songea-t-il. Il aurait été incapable de l'expliquer. "Tout ce que je vous demande, c'est de m'attendre là, savvy ?"

Ignorant les protestations de son ami, Jack, muni uniquement de son compas et d'une épée qu'il avait prévue en cas de complications - bien que l'idée de se battre contre Davy Jones lui paraisse purement suicidaire - , descendit l'échelle le long de la coque et prit place dans la chaloupe ballottée par la houle. Il saisit les rames d'une main ferme et cria à Bill de lâcher l'amarre. Le courant l'éloina rapidement du sloop alors qu'il entendait son compagnon hurler : "Ton père va me tuer si je ne te ramène pas sain et sauf, Jack !"

Jack esquissa un sourire et entreprit de guider la barque de façon à contourner les roches. Maintenant qu'il se retrouvait seul, il se sentit tout à coup beaucoup moins rassuré. Il savait qu'il se lançait dans une entreprise plus que dangereuse, mais restait intimement persuadé qu'il arriverait à ses fins, d'une manière ou d'une autre. Il ignorait cependant totalement comment les événements allaient se dérouler, et il devait bien admettre que la perspective de se retrouver en tête à tête avec la légende qui avait hanté ses cauchemars d'enfant ne lui plaisait qu'à moitié.

Le Wicked Wench en vaut la peine, Jack.

Bill avait raison : ramer dans une mer aussi agitée s'avérait plus compliqué que prévu. Les mouvements amples qu'il devait faire pour ramer tiraient douloureusement sur ses blessures, et la chaloupe menaçait de se renverser à chaque vague un peu plus violente que la moyenne. Jack devait jouer de tout son poids d'un côté ou de l'autre de la barque pour la maintenir à l'endroit.

Il parvint cependant à se diriger vers la barre rocheuse et à en faire le tour, perdant ainsi de vue le navire qu'il venait de quitter. Dès qu'il fut parvenu de l'autre côté de l'étrange mur naturel, il aperçut le bâtiment naufragé.

Celui-ci avait probablement dû se fracasser violemment contre les roches pointues alors que la tempête faisait rage, deux jours plus tôt. La coque, à moitié engloutie, reposait sur les hauts-fonds, flottant entre deux eaux tel un poisson à l'agonie. Les deux mâts brisés et les voiles déchirées étaient étalés sur l'eau tout autour, parmi d'innombrables débris de bois et de tissu.

Il ne fallut pas longtemps à Jack pour découvrir le premier cadavre - un corps déjà bleui aux chairs gonflées par l'eau de mer. Il détourna les yeux, écœuré, et poursuivit sa progression. Il sentait son cœur battre à toute vitesse et tenta de se rassurer en se remémorant les paroles de Tia Dalma - elle lui avait affirmé qu'il avait bel et bien une chance de réussir, n'est-ce pas ?

Et il était bien disposé à la saisir. Restait à savoir quand allait se présenter le moment opportun.

Cinq minutes plus tard, il sut que ledit moment était venu.

Jack n'était plus qu'à une dizaine de mètres de l'épave lorsqu'il eut soudain l'étrange impression que sa chaloupe venait d'être secouée par une force qui n'avait rien à voir avec les vagues. Il arrêta de ramer, se pencha au-dessus de l'eau et scruta les alentours. Il avait eu la nette sensation qu'une sorte d'onde de choc avait agité les fonds marins, comme si un énorme poisson était passé juste en dessous de l'embarcation.

Un poisson... Ou autre chose.

Jack ouvrit le compas et eut juste le temps de s'apercevoir que l'aiguille avait légèrement dévié de son cap - avant d'avoir pu réfléchir à la question, il se sentit soudain soulevé par un remous d'une force extraordinaire. Agrippé à sa barque, il crut entrevoir, l'espace d'une seconde, un mât percer la surface de l'océan et surgir de sous l'eau pour s'élancer vers le ciel - puis la chaloupe fut violemment renversée par un choc d'une force considérable et Jack fut projeté dans l'eau grise et froide.

En tombant, il se cogna la tête contre la coque de son embarcation, et perdit momentanément tout repère. A demi assommé, il se débattit des pieds et des mains pour remonter à la surface, mais la mer semblait animée d'une vie propre qui l'empêchait de nager correctement. Des remous sous-marins agitaient l'eau, des tourbillons l'aspiraient par le fond, et l'eau opaque ne permettait même pas à Jack de voir ce qui causait un tel bouillonnement. Il avait avalé de l'eau de mer dans sa chute et sentait qu'il n'allait pas pouvoir tenir sa respiration beaucoup plus longtemps.

Mourir maintenant, ce serait trop bête.

Alors que, paniqué, il battait désespérément des jambes pour retrouver l'air libre, il sentit soudain contre lui quelque chose de dur et d'immobile. Entrouvrant les yeux, il parvint à distinguer la carcasse de la coque du navire échoué. Apparemment, il avait été entraîné jusqu'à l'épave. Il s'agrippa au bois abîmé et se hissa le long de la coque. Finalement, enfin, sa tête émergea de l'eau et il aspira une grande bouffée d'air, si goulûment que la tête lui tourna. Il se trouvait sur ce qui avait été le pont du navire- à présent légèrement incliné et à demi immergé -, allongé sur le ventre, haletant, une douleur brûlante irradiant de ses poumons encore fragiles.

Clop.

La tête contre le bois de la coque, il sentit plus qu'il n'entendit le choc sourd qui résonna dans son crâne. Qu'est-ce que c'est que ça, encore ?

Clop.

Le son se rapprochait. Jambe de bois, songea soudain Jack. Quelqu'un se dirigeait vers lui, marchant sur l'épave du navire naufragé.

Un survivant ?

Ou bien...

...lui ?

Jack releva lentement la tête et se retrouva nez à nez avec ce qu'il avait pris pour une jambe de bois. Sauf que ce n'était pas une jambe de bois. Cela ressemblait plutôt un une espèce de partie d'un crustacé, d'une couleur rosâtre, couvert de bernacles.

Avant d'avoir pu s'interroger outre mesure sur la signification de cette apparition absurde, Jack se sentit brutalement agrippé par les épaules et tiré sans douceur en position debout. Il chancela, et vomit l'eau salée qu'il avait ingurgitée pendant que deux mains fermes lui maintenaient les bras derrière le dos. Puis il redressa la tête pour regarder autour de lui.

Il n'en crut pas ses yeux.

Il se trouvait en effet sur l'épave, mais ce n'était plus le seul navire en vue. Tout près, en face de lui, là où quelques minutes avant il n'y avait qu'une étendue d'eau déserte, était amarré un deuxième bâtiment. Jack n'avait jamais rien vu qui ressemblât à ce navire-là.

Entièrement couvert d'algues et de coquillages qui semblaient en faire partie intégrante, le trois-mâts avait une couleur verdâtre de bois pourrissant. Ses voiles, effilochées et trouées, semblaient être faites en matière végétale davantage qu'en tissu. En place de figure de proue, une énorme pointe se dressait vers le ciel, ornée d'imposantes piques de bois, à la manière d'une monstrueuse mâchoire. Tout le long de la coque, les trappes à canon étaient sculptées en forme de gargouille grimaçante.

Jack ne pouvait apercevoir la poupe ornée du nom du navire de là où il se trouvait, mais il sur instantanément quel était ce bateau sorti des enfers.

Le Flying Dutchman.

Il comprit également pourquoi il avait chaviré et été entraîné par ces impressionnants remous. S'il s'en référait à la légende - et il était à présent à peu près certain qu'il pouvait s'y fier -, le vaisseau de Davy Jones surgissait des océans - de sous l'océan. Voilà pourquoi il n'avait pas été visible à l'horizon quelques instants plus tôt.

Mais plus encore que la forme acérée du Dutchman qui se découpait contre le ciel gris, ce qui frappa encore davantage Jack Sparrow, ce fut l'homme qui se tenait juste devant lui, le toisant de toute sa hauteur.

Enfin, le mot "homme", songea Jack, était peu approprié.

La créature qui fixait Jack de ses petits yeux d'un bleu glacial et durs comme l'acier semblait être une sorte d'hybride entre un homme et un poulpe. Là où auraient dû se trouver sa barbe et ses cheveux, elle possédait des tentacules de longueur variable qui s'agitaient autour de son visage comme animées d'une vie propre. La consistance de sa chair était jaunâtre et visqueuse, et son nez n'était qu'un mufle aplati, à la base duquel se développaient deux gros tentacules, pareils à une monstrueuse moustache.

Sur sa tête, se dressait un grand chapeau recouvert de crustacés. Tous ses vêtements étaient envahis par la faune et la flore marine, des algues pendaient de son manteau, du corail rongeait une partie de son épaule. Horrifié, Jack constata que l'une de ses mains était en fait une gigantesque pince de crabe cliquetant dangereusement, et l'autre, une grotesque et gélatineuse imitation de main humaine dont l'index se prolongeait en une autre épaisse tentacule.

Derrière lui, d'autres hommes-poissons se tenaient en cercle autour de Jack, le dévisageant avec un air moqueur. Il aperçut un crâne en forme de requin-marteau, un autre dont la tête était remplacée par un énorme bernard-l'hermite. Tout un équipage d'hybrides improbables marchait lentement vers lui.

En toute autre circonstance, Jack Sparrow aurait attribué la vision à un cauchemar, ou peut-être à une trop forte dose de rhum. Mais l'homme qui se tenait devant lui était bien trop réel pour pouvoir envisager une telle éventualité.

Il se retrouvait nez à nez avec Davy Jones.

••••••••••

Chapitre 20. Le pacte

Il se retrouvait nez à nez avec Davy Jones.

Avant qu'il ait pu faire un geste, la pince de crabe qui servait d'avant-bras à Jones vola vers lui et se referma autour de sa gorge. Jack déglutit, et se demanda si le monstre allait le tuer sur-le-champ. Jones, cependant, ne semblait pas disposé à en finir avec sa proie. Au lieu de celà, il examina Jack les yeux plissés, une moue dubitative déformant son visage mou.

"Tiens, tiens, tiens. On dirait bien qu'il y a un survivant."

Davy Jones avait une voix douce et mesurée, et un petit sourire que Jack trouva hautement inquiétant vissé aux lèvres - ou à ce qui lui tenait lieu de lèvres.

Encore essoufflé, Jack inspira profondément et s'efforça de prendre un air décontracté, ce qui lui paraissait particulièrement difficile à l'instant présent.

"Je ne suis pas un survivant du naufrage", dit-il en essayant d'oublier la pince acérée autour de son cou. "Je suis venu pour parler à Davy Jones."

Jones ouvrit de grands yeux, visiblement éberlué par tant d'audace. Il lâcha Jack et fit un pas en arrière, le contemplant de la tête au pieds.

"De quelle folie souffres-tu donc, mon garçon ? Ne sais-tu pas que nul ne ressort vivant d'une rencontre avec Davy Jones ?"

Jack n'en doutait pas une seconde. Il pensa de toutes ses forces aux paroles encourageantes de Tia Dalma et reprit la parole, d'un ton qu'il tenta de rendre calme et posé mais qui ne parvenait pas à cacher le léger tremblement de sa voix.

"Hé bien, je... Je suis venu pour vous demander votre aide."

La réaction des hommes-mollusques ne se fit pas attendre : toute l'assemblée éclata d'un rire tonitruant. Jones, cependant, n'esquissa pas même un sourire et approcha son visage de celui de Jack, sourcils froncés.

"Mon aide - plop ?" Il émit un étrange bruit mouillé qui devait probablement exprimer son incompréhension. "Qui es-tu, toi qui es assez désespéré pour demander de l'aide à Davy Jones ?"

"Jack Sparrow", répondit Jack.

L'homme-poulpe plissa à nouveau les yeux et le regarda un moment en silence. Puis il fit signe à l'homme qui maintenait toujours Jack de le lâcher. La créature au faciès de coquillage rejoignit le reste de l'équipage derrière leur capitaine.

Jack se tint debout devant son interlocuteur, qui faisait presque une tête de plus que lui, en se donnant un air confiant, et attendit patiemment que Jones l'interroge.

"Jack Sparrow", fit Jones. "Et quel... service attends-tu de moi, Sparrow ?"

Jack décida de jouer le tout pour le tout. "Mon navire a été coulé par la East India Company et je voudrais le remettre à flot", déclara-t-il d'une traite, conscient que si sa réponse déplaisait à Jones, il risquait fort de se faire trancher la gorge par sa pince coupante. Mais Jones parut à nouveau surpris, et cette-fois ci, crut discerner Jack, légèrement amusé.

"Et qu'est-ce qui te fait croire, mon garçon, que je t'aiderais à renflouer ton bateau ?" De nouveau, les hommes éclatèrent de rire. Jack resta faussement impassible. "Pourquoi diable voudrais-je sauver ce rafiot, hein ?"

C'était exactement la question que Jack Sparrow se posait depuis un mois. Il n'y avait jamais trouvé de réponse, mais à présent que le moment décisif était venu, elle lui vint tout naturellement.

"Un marché. Nous pourrions... conclure un marché", dit-il, le coeur battant, devant le regard perplexe de Jones et les ricanements de l'équipage.

"Ha-ha." Les tentacules encadrant le visage de Jones frémirent alors qu'il émettait un petit rire sec. "Ce garçon pense donc que l'on peut marchander avec moi. Soit tu es complètement ignorant, soit en proie à un accès de folie furieuse."

Sans laisser à Jack le temps de répliquer, Jones fit brusquement un pas vers lui et l'agrippa fermement par l'épaule avec sa main tentaculaire. Jack sentit la matière froide et visqueuse à travers le tissu de sa chemise et réprima un frisson.

"Sache, Jack Sparrow, que les marchés, c'est moi qui les propose. Je ne laisse qu'un seul choix à ceux qui croisent mon chemin", fit-il en élevant légèrement la voix, menaçant. "Je peux te tuer immédiatement... Ou bien je peux retarder le jugement dernier en te proposant de servir à bord de mon bâtiment. Sauve ta mise en devenant l'un des nôtres... ou choisis la mort."

Jack ignora de son mieux le filet de sueur froide qui commençait à couler le long de son dos et se dit qu'il préférait mourir sur-le-champ plutôt que de devenir à son tour un hybride aquatique parfaitement répugnant.

Cela ne semblait pas, cependant, être la préférence de Jones. Il se rappela soudain du mythe qu'il avait entendu étant enfant : le navire maudit recherchait constamment de nouveaux membres d'équipage.

Il venait de trouver ce qu'il avait à offrir à Jones pour remplir sa part du marché.

Lui-même.

Jack inspira à fond et lui adressa son plus beau sourire, quoiqu'entièrement forcé. "Si tu m'aides à récupérer mon navire, on peut peut-être s'arranger", dit-il. L'idée lui vint alors même qu'il la formulait. "Lorsque je mourrai, je m'engage à faire partie de ton... équipage. Savvy ?"

En réalité, il n'avait évidemment aucune intention de servir un jour à bord du Flying Dutchman. Mais après tout, si tout se passait bien, l'heure se sa mort était loin et il aurait tout le loisir de remédier à ce problème. Pour l'heure, seul comptait le Wicked Wench - et se sortir de là vivant et en bonne santé.

Jones parut totalement déboussolé par sa proposition. Il garda le silence un long moment, fixant Jack de ses yeux pâles et perçants. Puis, de façon tout à fait innattendue, il glissa sa main visqueuse dans la poche de son manteau - Jack recula instinctivement, certain qu'il allait en sortir une arme - et en retira une grosse pipe sculptée. Il bourra la pipe et en tira une longue bouffée, recrachant la fumée par deux petits tuyaux gélatineux qui ornaient ses tempes.

"Cinq ans", annonça-t-il finalement, accompagnant sa déclaration d'un nouveau plop.

Jack crut avoir mal entendu. Jones était-il véritablement en train de marchander avec lui ? Se pouvait-il qu'il ait, contre toute attente, accepté le marché absurde qu'il venait effrontément de lui proposer ?

"Je renfloue ton bateau et dans cinq ans, tu serviras à bord du mien."

Jack se mordit la lèvre. Cinq ans, voilà qui lui plaisait déjà beaucoup moins.

"Cinq ans... Et pendant combien de temps ?"

"Ha-ha." Jones le toisa d'un air méprisant. "Un siècle, mon garçon. Cent ans de servitude."

"Un siècle ?" Jack secoua la tête, l'indignation prenant le pas sur la peur. "On ne peut pas... ?"

Jones fit claquer sa jambe de crustacé sur le bois de l'épave et lui tourna brusquement le dos. Visiblement, il perdait patience. "C'était à prendre ou à laisser, Jack Sparrow." Il adressa un signe de tête à l'un de ses hommes, celui avec une tête de requin-marteau. "Puisque ce jeune homme ne semble pas accepter mes conditions, nous allons lui offrir l'autre alternative. Tuez-le."

"Attendez", cria Jack alors que l'homme-requin levait vers lui une inquiétante arme pourvue de dents pointues. L'homme interrompit son geste et Davy Jones, excédé, fit à nouveau volte-face.

"Vingt ans", tenta Jack, la voix légèrement rauque. Jones tira à nouveau sur sa pipe et se mit à faire les cent pas.

"Dix."

Jack poussa intérieurement un soupir de soulagement. Il avait craint de faire perdre définitivement son calme à son adversaire et s'attendait déjà à voir le harpon de l'homme-poisson s'abattre sur sa tête.

"Quinze", répliqua-t-il, animé d'un courage nouveau. Négocier faisait partie de ses habitudes et généralement, il s'en sortait toujours à son avantage. Il se revit l'espace d'une seconde dans une échoppe crasseuse de Londres, encore adolescent, marchandant avec un grand sourire le prix d'un objet quelconque.

Sauf que cette fois-ci, l'enjeu est considérablement plus élevé, lui souffla une petite voix dans sa tête.

"Treize", susurra Davy Jones à son oreille en laissant glisser un de ses tentacules le long de sa gorge en guise de menace. "Treize ans jour pour jour, Jack Sparrow, et tu finiras tes jours à bord de mon navire. Avons-nous un accord ?"

Jack avait du mal à en croire ses oreilles. Il était bel et bien sur le point de signer un pacte avec le légendaire maître des sept mers, et surtout, il allait pouvoir vivre pour le raconter. Treize années de liberté étaient suffisantes pour trouver un moyen d'échapper à son funeste destin. Il aurait tout le loisir d'y réfléchir une fois qu'il se retrouverait en possession du Wench.

Son cœur se gonfla de joie à la simple idée qu'il allait tenir une nouvelle fois la barre de son navire entre les mains.

Il adressa un sourire radieux à Davy Jones et tendit sa main droite. Jones la serra de ses doigts gélatineux, laissant sur celle de Jack un résidu de bave glacée et gluante. Puis il le tira vers lui, approcha son nez plat de son oreille et murmura : "Ne va pas croire qu'il existe une solution pour t'en sortir, Jack Sparrow. Tu t'en sors déjà admirablement bien. Dans treize ans, tu feras partie de mon équipage. A dater de ce jour, tu as une dette envers moi - tu me dois ton âme, Jack Sparrow. Ne l'oublie pas."

"Je n'oublie pas", assura Jack, attendant que l'autre veuille bien lui lâcher la main. Il se demandait à présent comment Jones allait s'y prendre pour récupérer du fond de l'océan une épave calcinée qui se trouvait à des milliers de kilomètres de distance.

Comme pour répondre à sa question, l'homme au faciès de poulpe désigna du menton les rochers escarpés qui se dressaient hors de l'eau. "Tu vas attendre ici, Sparrow. Tu vas nager jusqu'à terre et attendre sagement, tu as compris ?"

Jack sentit une nouvelle vague d'inquiétude l'envahir. Et si Jones ne tenait pas parole ? S'il l'abandonnait sur cet îlot désespéré pour ne plus jamais donner de nouvelles ?

Il n'avait pas le choix, cependant. L'un des hommes d'équipage du Flying Dutchman le saisit sans douceur par le bras et le poussa vers l'eau. Jack plongea dans la mer agitée et nagea à contre-courant jusqu'à ce que ses pieds entrent en contact avec le sable. Il s'agrippa à l'un des rochers et grimpa hors de portée des vagues qui s'y écrasaient, et s'assit pour observer le navire des abysses.

Eberlué, Jack vit l'équipage de Jones quitter l'épave du navire naufragé et apparaître une seconde plus tard à bord du leur, sans avoir utilisé de chaloupes ni même avoir nagé jusqu'à lui. Plus rien ne parvenait à l'étonner après l'heure qu'il venait de passer, mais il ouvrit malgré tout des yeux incrédules lorsque, dans un impressionnant tourbillon d'écume, le navire entier déchira la surface de la mer pour plonger sous l'eau, sa proue menaçante fendant les vagues. Quelques instants plus tard, la mer avait retrouvé son calme et plus rien ne témoignait de la scène surnaturelle qui venait de s'y dérouler.

Jack Sparrow resta seul sur son rocher en se mordillant la lèvre inférieure. Davy Jones allait-il respecter leur marché ? Il s'efforça de mettre ses idées au clair. Il était conscient qu'il venait de réchapper à une morte quasi-certaine, et ce grâce à une incroyable dose de chance. Tia Dalma avait eu raison, finalement : il avait bel et bien réussi à marchander avec Jones. Il s'imaginait déjà en train de raconter son aventure dans les tavernes.

Il deviendrait sans aucun doute l'Homme-qui-avait-survécu-à-Davy-Jones.

Il en était là de ses réflexions quand il vit la surface de l'océan se troubler une nouvelle fois. Il se leva d'un bond et aperçut, à quelques dizaines de mètres de son île, le Flying Dutchman qui faisait son apparition. Le navire émergea des flots, ruisselant, et Jack se rendit compte que cette fois, il n'était pas seul.

Le Dutchman traînait derrière lui, accroché à une lourde chaîne de fer, un autre navire qui sortit de l'eau peu après lui. Le cœur de Jack fit un bond dans sa poitrine.

C'était le Wench.

Il n'avait plus de voiles, ses mâts étaient en piteux état et le bois de la coque avait à présent une étrange couleur noire, mais à ses yeux, c'était le plus beau navire qu'il ait jamais vu.

Il entendit la voix de Davy Jones l'appeler depuis la proue du Dutchman et s'arracha à la contemplation de son vaisseau ressuscité pour regarder dans sa direction.

"Je te laisse te débrouiller avec ton navire, Sparrow ! Nous nous reverrons dans treize ans !" cria-t-il. Même à cette distance, Jack identifia clairement le rictus mauvais qui s'étalait sur la face monstrueuse. "Et s'il t'arrivait, par malheur, de mourir en mer... Nous nous reverrons bien plus tôt."

Puis, aussi vite qu'il était apparu, le navire des morts reprit le chemin des abysses, laissant le Wicked Wench flotter, seul, sur la mer grise. Jack savait qu'il venait de vendre son âme au diable, mais n'arrivait pas à se sentir inquiet. Au contraire, il n'avait pas été aussi heureux depuis longtemps. Il resta quelques instants à contempler amoureusement son bateau, un sourire satisfait aux lèvres, sans se préoccuper le moins du monde du sort funeste qui l'attendait.

"Jaaaaack !"

Il fit volte-face et aperçut le sloop qu'il avait emprunté au capitaine Teague dans la matinée. A bord, Bill Turner faisait de grands gestes des bras et hurlait son nom, visiblement paniqué.

La vision de quelque chose d'aussi normal et habituel que Bill et son équipage de pirates fit ressentir encore davantage à Jack à quel point sa rencontre avec les hommes-poissons tenait de l'extraordinaire. Brusquement, la vie semblait avoir repris son cours et chaque chose était rentrée en ordre.

Le sloop jeta l'ancre non loin du Wench. Les flibustiers mirent la deuxième chaloupe à la mer et s'empressèrent de rejoindre Jack qui descendit du rocher et se dirigea à leur rencontre. Bill saisit Jack par les deux épaules et le regarda droit dans les yeux, comme s'il essayait de définir si son compagnon était bel et bien réel.

Il finit par secouer la tête, l'air passablement hébété. "On a tout vu", annonça-t-il d'une voix blanche. "On a vu ce... On était en train de contourner les rochers quand ce navire a surgi des océans en entraînant l'autre bateau..." Il haussa les épaules. "Nom de dieu, Jack." Il paraissait incapable d'exprimer ses pensées. "Nom de dieu."

Derrière Bill, plusieurs pirates hochèrent la tête en une silencieuse approbation, apparemment encore sous le choc du spectacle.

Jack leur répondit par un grand sourire. "Mes amis", annonça-t-il d'un air théâtral en désignant le Wench du doigt, "je vous présente mon navire. Le Wicked Wench."

"Il est assez mal en point", déclara l'un des pirates assis dans la chaloupe , l'air sceptique.

Jack se retourna vivement et le fusilla du regard. "Si l'on tient compte du fait qu'il a été entièrement détruit par le feu et qu'il a passé les trois derniers mois au fond des docks de Londres, je trouve qu'il est remarquablement bien conservé, au contraire."

Le pirate, un vieil homme de l'équipage du Juggernaut, acquiesça d'un signe de tête. "Ouais. C'est sûr." Oubliant de prendre son air vexé, Jack eut un petit rire en voyant l'expression perplexe du flibustier. Il se sentait beaucoup trop heureux pour se formaliser des commentaires désobligeants.

Il monta à bord de la chaloupe et le petit groupe s'éloigna des hauts-fonds rocheux pour revenir vers leur navire. La pluie avait presque cessé et la mer devenait plus calme. Bill montra le Wicked Wench d'un geste du menton. "Il va falloir le remorquer."

Jack hocha la tête. "On le mettra en cale sèche à Shipwreck Cove et on entreprendra les travaux de remise en état."

"Comment t'as fait, Jack ?"

Il adressa un grand sourire à Bill. Tous les pirates s'étaient tournés vers lui, attendant visiblement un récit de son aventure.

"J'ai conclu un marché", déclara-t-il. "J'ai signé un pacte avec Davy Jones."

Il sentit les regards éberlués de l'équipage posés sur lui, leur expression tantôt incrédule, tantôt horrifiée.

"Quels sont les termes du contrat, Jack ?" La voix de Bill tremblait légèrement.

Jack se mordit la lèvre en repensant à ce qu'il avait promis à Jones, mais annonça d'un ton léger : "Le Wench est à moi pour treize ans, puis je m'engage à servir cent ans à bord du Flying Dutchman."

La mâchoire de Bill Turner parut vouloir se décrocher. Il ouvrit de grands yeux et regarda Jack comme s'il était fou.

"C'est pas vrai. Tu... Tu as vendu ton âme à Jones ?"

Jack balaya la question d'un geste impatient. "Bill, je n'ai pas la moindre intention de faire partie de cet équipage de mollusques. D'ici treize ans, j'aurai bien trouvé un moyen de contourner le problème."

Bill secoua la tête, légèrement pâle. "Tu crois vraiment qu'on peut échapper à Davy Jones, Jack ? Je te pensais moins naïf que ça."

"On m'avait aussi dit que personne ne sortait vivant d'une rencontre avec lui, et pourtant, je suis là, non ?" Il haussa les épaules. "J'ai récupéré mon navire, et c'est tout ce qui compte, pour l'instant. Chaque chose en son temps."

Bill leva les yeux au ciel. Décidément, Jack Sparrow n'avait peur de rien. Il préféra le laisser à sa bonne humeur et se tut.

Une fois que la chaloupe eut rejoint le sloop, les pirates entreprirent d'attacher une chaîne reliant la poupe de leur navire à la proue du Wicked Wench afin de le tirer jusqu'à Shipwreck Cove. Par chance, le Wench était privé d'une bonne partie de ses mâts, ce qui l'allégeait considérablement et permit au vaisseau, pourtant plus petit, du capitaine Teague de le remorquer sans trop de difficultés.

Quatre heures plus tard, les occupants de Shipweck Cove assistèrent à l'entrée dans la baie d'un spectacle pour le moins inhabituel. Edward Teague Sparrow, muni d'une longue-vue, fut le premier à apercevoir Jack, debout avec Bill Turner à l'avant du sloop, visiblement sain et sauf et une expression radieuse sur le visage.

Teague sourit intérieurement en se dirigeant vers les docks à la rencontre de son fils.

Décidément, Jack Sparrow n'avait pas fini de l'étonner.

••••••••••

Chapitre 21. Le Black Pearl

Lorsque Jack Sparrow rejoignit enfin sa chambre cette nuit-là, l'aube commençait déjà à poindre à l'horizon. Il était épuisé, mais se savait bien trop excité pour pouvoir trouver le sommeil.

La fête avait duré toute la nuit.

Une heure après que le sloop fût revenu à Shipwreck Cove en traînant derrière lui un étrange navire dépourvu de mâts et d'un bois presque noir, la rumeur circulait déjà sur toute l'île que le jeune Jack Sparrow, fils du capitaine et Seigneur pirate Edward Teague Sparrow, avait scellé un pacte avec le maître des sept mers en personne et s'en était sorti sans la moindre égratignure.

D'abord, Teague avait exigé un récit détaillé de l'aventure de son fils, et pour une fois, il n'avait pas trouvé de commentaire désobligeant à ajouter. Bien qu'il s'efforce de n'en rien laisser paraître et d'afficher une expression désintéressée, il était visiblement impressionné.

Puis plusieurs flibustiers s'étaient pressés autour de Jack pour l'entendre raconter l'histoire, et la discussion s'était rapidement transférée des docks à la taverne la plus proche, où Teague avait commandé du rhum pour tous et où Jack avait passé la soirée à répondre aux questions diverses et variées d'un groupe de pirates de plus en plus éméchés.

Bill Turner était parti inviter l'équipage du Juggernaut aux réjouissances, et bientôt, le capitaine Bryan Donnelly, le docteur James Pidgley et une bonne vingtaine d'autres membres avaient rejoint la taverne. Donnelly avait levé sa chope en direction de Jack et lui avait adressé un sourire radieux. "Hé ben, Jack, ça aura valu le coup qu'on te sauve la vie, pas vrai ?"

Sans aucun doute, avait songé Jack. Les événements de la journée valaient définitivement la peine d'être vécus.

Aux regards admiratifs se mêlaient les expressions horrifiées lorsque Jack mentionnait les termes du contrat qui l'unissait à Davy Jones, mais il n'avait aucune envie de s'appesantir sur le revers négatif du marché et préféra se concentrer sur ce qu'il y avait gagné : son navire. Le fait qu'il ait récupéré un bateau coulé au fond de l'océan suscitait évidemment une admiration incrédule chez la totalité de l'auditoire.

Jack avait pensé au Wench toute la soirée. Dans sa tête, il élaborait des plans de rénovation, réfléchissait à l'ampleur des travaux de remise en état, à la couleur des voiles ou à la future décoration de sa cabine ; il voyait déjà son bateau naviguer à nouveau sur la mer, comme neuf. Et cette fois, songea-t-il avec une intense satisfaction, il est à moi. Plus aucun pavillon aux couleurs de la maudite East India Trading Company ne flotterait au sommet du grand mât. Le Wicked Wench lui appartenait désormais tout à fait.

Lorsqu'il eut raconté son histoire une bonne vingtaine de fois et bu une ration considérable de rhum, Jack avait adressé un salut général à l'assemblée - peu l'avaient remarqué, toutefois, la totalité des pirates étant tellement saouls qu'ils arrivaient tout juste à garder les yeux ouverts - et avait gravi la succession d'échelles et de ponts suspendus jusqu'à sa chambre située à une bonne quinzaine de mètres du niveau de la mer.

Il retira ses bottes et son pantalon et s'apprêtait à se glisser dans son lit lorsque le rideau qui masquait la pièce voisine s'écarta et laissa place à Miaro Rassolondraïbé, vêtue uniquement d'une longue chemise d'homme beaucoup trop grande pour elle. Elle traversa la chambre en trois grandes enjambées et sans préambule, serra chaleureusement Jack dans ses bras.

Un peu étonné, il lui rendit son étreinte, mais elle se dégagea rapidement et regarda Jack droit dans les yeux. "Jack Sparrow", dit-elle, "tu es à la fois l'homme le plus fou et plus chanceux que j'ai jamais rencontré."

Il hocha la tête. "Tu es au courant, donc."

"Qui ne l'est pas ?" Son regard clair devint presque sévère. "J'ai eu peur, tu sais. J'étais sûre que t'allais jamais revenir."

Jack lui adressa un grand sourire. "Bien sûr que j'allais revenir. Je suis le capitaine Jack Sparrow."

"Pour l'instant, t'es capitaine d'une demi-épave sans mâts ni voiles", rétorqua Miaro. "Mais je dois avouer", ajouta-t-elle avant que Jack ait pu ouvrir la bouche pour protester, "que t'as remarquablement bien réussi ton coup."

Elle alla s'asseoir sur le lit et garda un instant le silence, les yeux braqués sur le visage de Jack, semblant attendre une réaction de sa part. Jack finit par venir s'asseoir à côté d'elle, incertain quant à ce qu'elle attendait.

"Belle soirée, hein ? Tu t'es bien amusé ?"

Il la fixa avec des yeux ronds, mais encore une fois, elle ne lui laissa pas le temps de répliquer. "Il ne manque qu'une seule chose pour qu'elle soit vraiment parfaite, tu crois pas ?"

Jack eut un petit sourire. "Quoi ?", demanda-t-il, pour la forme, bien qu'il soit presque certain de connaître la réponse.

"Ne fais pas l'idiot, Jack Sparrow." Et elle le tira en arrière, le renversant sur le dos dans le lit, avant de passer sa chemise par-dessus sa tête.

Décidément, se dit Jack, la soirée était vraiment parfaite.

 ...

Les travaux de remise en état du Wench commencèrent dès le lendemain.

Le navire fut tout d'abord mis en cale sèche dans un recoin spécialement aménagé au fond de la baie de Shipwreck Cove, à flanc de rochers. Puis Jack, arpentant le pont de long en large, énonça à haute voix la liste de tous les éléments qui devaient être remis partiellement ou entièrement à neuf.

Comme il le constata assez rapidement, cela représentait un travail considérable.

Hormis la coque qui, pour une raison inexplicable, était encore parfaitement étanche - Jack supposait qu'il pouvait remercier Davy Jones pour cela - tout était à refaire. Des mâts à la voilure, de l'intégralité des haubans et des cordages au gouvernail et à la figure de proue.

Fort heureusement, Shipwreck Cove était un repère de flibustiers qui accueillait fréquemment des navires nécessitant des réparations, et le capitaine Teague savait parfaitement où et comment se procurer quoi - et surtout, le plus vite et le moins cher possible. Tous les éléments dont le Wench avait besoin n'étaient pas disponibles dans la baie elle-même, mais Teague connaissait plusieurs ports où l'on pouvait acheter les pièces manquantes et qui n'étaient qu'à quelques heures de navigation.

Jack n'avait évidemment pas un shilling en poche pour payer la petite fortune que coûterait la remise en état du Wicked Wench, mais son père, qui avait amassé un butin considérable tout au long de sa vie de pirate, avait accepté d'en financer une partie. Jack avait d'abord été étonné par cet élan de générosité très peu teaguien, avant de se rendre compte que son père avait probablement dans l'idée que plus vite Jack récupérait son navire, plus vite il arrêterait d'emprunter les siens.

Pour le reste, Jack était fermement décidé à utiliser le talent qu'il s'était découvert pour le commerce et les marchés peu scrupuleux. Le pacte qu'il avait conclu avec Davy Jones avait encore renforcé sa conviction : il était simple de faire des promesses sans avoir la moindre intention de les tenir.

Jack se rendit donc d'échoppe en échoppe, d'ébéniste en forgeron, et sans aucun remords, s'attira la sympathie des artisans et promit monts et merveilles à un grand nombre de commerçants qui ne verraient jamais l'or qui leur était dû. La première fois, il s'était senti légèrement coupable - sa victime était si ridiculement tombée dans le panneau qu'il en avait eu presque pitié. Il s'était vite ressaisi en se disant que puisqu'il avait officiellement été désigné comme pirate par la société bien-pensante, autant en profiter pour se comporter comme tel.

Jour après jour, semaine après semaine, avec l'aide d'une cinquantaine d'habitants de la baie, le Wicked Wench retrouva donc une apparence proche de celle qu'il avait avant d'être coulé, mis à part la couleur noire du bois anciennement carbonisé que Jack avait décidé de laisser telle quelle. Le noir était la couleur de la flibuste, après tout. L'autre grande différence était qu'à la place du drapeau de la East India Trading Company, il pouvait maintenant hisser fièrement un pavillon noir orné d'un crâne sous lequel deux épées se croisaient.

La figure de proue avait également été refaite à neuf, et sa courbe élégante représentait une femme ailée, dont la main gauche était tendue en avant devant elle et tenait un oiseau, symbole de liberté.

Enfin, les voiles, auparavant d'un blanc éclatant, étaient désormais noires, elles aussi, pour concorder avec la couleur sombre du bois. Il avait fallu beaucoup de temps à Jack pour trouver un artisan qui accepte de les faire fabriquer, car une voilure noire était une requête pour le moins originale, même pour un vaisseau pirate.

Il arma enfin le Wench de nouveaux canons, fit amener une provision d'armes, de vivres et d'eau douce dans la cale, installa des hamacs pour son futur équipage et, en dernier, entreprit de meubler sa propre cabine. Il garda celle qu'il avait occupée à l'époque de la East India Company, la plus grande, à l'arrière du navire. Il fit fabriquer des meubles en ébène richement sculptés et décorer les montants de la porte de deux statues de bois noir soutenant les poutres du plafond.

Ainsi, un beau matin, alors que les premier rayons du soleil franchissaient tout juste la barre rocheuse qui protégeait la baie, Jack Sparrow monta à bord de son navire terminé et flambant neuf. Il s'était levé tôt et était sorti en silence, savourant le fait de se retrouver seul sur le pont du Wench.

Le Wench...

En passant une main le long du bastingage, Jack décida que puisque le bateau avait à présent une toute nouvelle identité, il lui fallait également un nouveau nom. Wicked Wench était après tout le nom que lui avait donné la Company, probablement même Cutler Beckett en personne, et il n'avait aucune envie de conserver intacte cette trace de son passé.

Le nom s'insinua dans son esprit une seconde plus tard et s'y imposa avec une telle évidence qu'il ne songea pas à y réfléchir à deux fois.

Black Pearl.

Un nom qui correspondait parfaitement à son vaisseau. Un nom de pirate. Un nom qui, Jack y comptait bien, deviendrait célèbre au même titre que celui de son capitaine...

Un peu plus tard, lorsque les occupants de l'île furent réveillés et prêts à assister à la cérémonie, Jack les rassembla sur le pont du bateau et déboucha une bouteille de verre qu'il avait apportée pour l'occasion. "Un navire qui n'a pas goûté au vin goûtera au sang", disait le proverbe... Faute de vin, il baptisa le Black Pearl avec un litre de rhum brun qu'il déversa fièrement sur le pont.

Cette coutume, disait-on, conjurait le mauvais sort. Jack n'était pas aussi superstitieux que la plupart des pirates, mais il tenait à officialiser la naissance du Pearl dans le plus pure tradition flibustière.

Une fois le baptême achevé, les spectateurs se dispersèrent lentement, retournant à leurs occupations quotidiennes. Jack avait l'intention de passer du temps à bord de son navire pour le simple plaisir d'en explorer le moindre recoin, mais s'aperçut que Bill Turner était resté à bord, assis sur le bastingage, les bras croisés, semblant attendre quelque chose.

"Ça va, Bill ?"

Bill se leva et s'approcha de Jack. Pour une raison inexplicable, il avait l'air embarrassé.

"Je voulais te parler, Jack. Mais ce n'est peut-être pas le moment."

"Bien sûr que si, c'est le moment. Qu'est-ce qu'il y a ?"

Bill se mordilla la lèvre inférieure, son attitude évoquant celle d'un enfant n'osant pas demander la permission à ses parents. Il s'éclaircit la gorge et se força à regarder Jack dans les yeux.

"Jack, je... Je sais que tu n'as pas encore composé ton équipage, mais..." Il fit une pause et regarda autour de lui d'un air gêné, comme s'il avait peur d'être espionné.

"...mais j'aimerais postuler. Si tu veux bien de moi, évidemment."

Jack ouvrit des yeux ronds. C'était la dernière chose à laquelle il s'était attendu.

"Mais... Et le Juggernaut, Bill ? Et le capitaine Donnelly ?"

Bill soupira. "Je t'ai déjà parlé de mes relations avec l'équipage du Juggernaut, Jack. La plupart me considèrent comme étant beaucoup trop sensible et scrupuleux pour faire un bon pirate. C'est des durs, les gars de Donnelly... Les sentiments comme la compassion ou la pitié, c'est pas vraiment leur genre, si tu vois ce que je veux dire."

Jack acquiesça en silence. Il savait parfaitement que sans l'intervention de Bill Turner, les pirates de Bryan Donnelly l'auraient laissé se vider de son sang sur le sol de l'auberge de Bracklesham.

Bill poursuivit, visiblement soulagé de cracher le morceau. "Je participe aux abordages et à la vie du navire parce que je fais partie de l'équipage, mais je ne te cache pas que j'ai déjà songé à partir. Au fond, je ne me suis jamais vraiment senti à l'aise parmi eux."

"Et Donnelly ?" demanda Jack. "Vous aviez l'air de bien vous entendre, tous les deux."

"Le capitaine est un homme bien. C'est devenu un bon ami au fil des ans, tout comme le docteur Pidgley. Si je décide de quitter le Juggernaut, ils comprendront."

Bill regardait Jack avec insistance, comme s'il essayait de lire ses sentiments sur son visage. Puis il leva les mains en signe d'excuse et secoua la tête. "Mais je ne veux pas t'imposer ma présence, Jack. Tu es seul maître à bord de ton navire, et c'est toi qui décides de qui tu as envie d'engager."

Jack lui adressa un grand sourire. "Bill, considérant que c'est grâce à toi que je suis encore en vie, j'aurais du mal à te refuser quoi que ce soit. En plus... Très honnêtement, si tu n'étais pas venu me voir, je crois bien que je t'aurais proposé."

Bill sembla soudain se détendre et son visage s'éclaira à son tour d'un sourire radieux. "Ravi de servir sous vos ordres, capitaine Sparrow."

Jack éclata de rire et secoua précipitamment la tête. "Ho non, Bill. Pas toi. Pour toi, c'est Jack et rien d'autre, savvy ?"

"Savvy", répondit-il, amusé.

Jack reprit brusquement son sérieux et fronça les sourcils. "Tu es sûr que tu ne vas pas regretter ?"

"Je te l'ai dit, Jack, j'ai déjà envisagé de partir. Le plus difficile va être de l'annoncer au capitaine, mais comme je te disais, il comprendra parfaitement."

"Dans ce cas..." Jack tendit sa main droite et Bill la serra chaleureusement. "Bienvenue à bord, William Turner !"

Une fois Bill engagé comme tout premier membre d'équipage, Jack entreprit de recruter un petit nombre de pirates de Shipwreck Cove qui n'étaient pas rattachés à un navire en particulier. En une semaine, il réussit à rassembler une quinzaine d'hommes. Tous étaient des marins chevronnés que Teague estimait dignes de confiance, aussi n'y eut-il pas vraiment de sélection à faire.

Les hommes, pour leur part, considéraient que servir sous les ordres du fils de Teague Sparrow, et qui plus est à bord d'un navire miraculeusement ressurgi des océans, était une tâche tout à fait honorable. Jack fut satisfait de constater que personne ne faisait de commentaires par rapport à son jeune âge. Apparemment, sa petite aventure avec Davy Jones avait convaincu les pirates de naviguer avec le tout jeune capitaine Sparrow.

Quinze hommes était bien sûr un nombre beaucoup trop réduit pour former l'équipage d'un trois-mâts, mais Jack estimait qu'il aurait tout le loisir de renforcer ses effectifs dans les semaines suivantes, lorsqu'ils feraient escale dans les différents ports des Caraïbes.

"Tortuga", avait claironné Teague quand Jack lui en avait parlé. "Que ce soit des marins, des filles ou du rhum, tu trouveras tout là-bas, Jackie. Le paradis des pirates, fils", avait-il conclu en lui administrant une tape amicale dans le dos.

Enfin, un beau jour, le Black Pearl fut prêt à prendre la mer. Il était temps de quitter Shipwreck Cove et tous ceux que Jack y avait rencontrés.

En guise de cadeau d'adieu, Miaro Rassolondraïbé vint à nouveau se glisser sous ses draps, comme elle l'avait fait à intervalles irréguliers pendant les dernières semaines. "T'as intérêt à devenir riche et célèbre, Jack Sparrow", lui murmura-t-elle à l'oreille en jouant avec une de ses mèches de cheveux. "C'est par les rumeurs que j'entendrai parler de toi, alors débrouille-toi pour que je sache ce que tu deviens, d'accord ?"

Puis, le lendemain, Teague l'avait pris à part dans la grande pièce qui lui servait de salle à manger et lui avait fait un long discours plein de bons conseils dont certains étaient parfaitement exaspérants.

"Ne vas pas croire que parce que tout s'est bien passé jusqu'ici, la vie sera facile, Jackie. Les pirates ne font pas de vieux os, tu le sais."

Jack faillit rétorquer qu'il n'avait pas vraiment l'impression que "tout s'était très bien passé" pour lui au cours des derniers mois, mais se tut et laissa son père lui lister, l'index levé, tous les dangers qu'il s'apprêtait à encourir.

Les corsaires. Les pirates ennemis. La East India Trading Company. Les ouragans. La fièvre tropicale. Les insolations... Jack hocha la tête d'un air absent, plutôt amusé, au fond, de la peine que prenait Teague à le mettre en garde contre tout et n'importe quoi.

Jack alla ensuite, accompagné de Bill, faire ses adieux aux marins du Juggernaut, toujours amarré au dock et dont le départ était prévu la semaine suivante. Bryan Donnelly ouvrit une bouteille de rhum et lui, James Pidgley, Bill et Jack trinquèrent. "A ta santé, Jack Sparrow", sourit Pidgley en levant son gobelet. "Et fais attention à toi, parce que je ne serai pas là pour te sauver, la prochaine fois !" Jack lui rendit son sourire et assura qu'il serait aussi prudent que possible - ce qui arracha un ricanement à Bryan Donnelly. "Prudent et pirate, je pense que ça ne se marie pas très bien, Jack."

Ils vidèrent leurs verres, Jack remercia chaleureusement les deux hommes, annonça qu'ils se recroiseraient certainement un jour ou l'autre, et quitta le Juggernaut en compagnie de Bill. Il fut heureux de constater qu'apparemment, le capitaine Donnelly avait accepté sans rancune la démission de ce dernier - Jack se serait senti coupable d'avoir arraché Bill à son équipage.

Deux heures plus tard, les quinze marins montèrent à bord du Black Pearl et entreprirent de de tendre les voiles. Jack s'installa à la barre et jeta un dernier regard au dock, sur lequel de nombreux pirates étaient venus assister au départ. Il adressa un signe de la main à Teague qui répondit par un demi-sourire, Miaro qui lui répondit en levant les deux mains en l'air, et d'autres visages connus qui lui rendirent son adieu.

Jack s'efforça d'ignorer les différentes émotions fortes qui tournoyaient dans son esprit et se concentra sur la manoeuvre délicate qu'il devait effectuer pour faire sortir le Pearl de la baie. Il eut rapidement le dos tourné à la structure d'épaves et ses occupants, et ne vit plus que l'océan et la ligne d'horizon au-dessus de laquelle un soleil éclatant semblait lui souhaiter la bienvenue.

Lorsque le navire eut quitté les hauts-fonds de Shipwreck Cove et prit de la vitesse, le vent dans les voiles, Jack prit le temps de réfléchir un long moment et en arriva à la conclusion que, de sa vie, il ne se rappelait pas d'avoir jamais été aussi heureux.

FIN

17 octobre 2011

Fanfiction : Pirates of the Caribbean [One-shot]

LW

• Genre : aventure/drama
• Personnages : ElizabethSwann, Jack Sparrow
• Rating : K+
• Statut : terminée
• Longueur : +/- 6600 mots

••••••••••

 Littoral de Mayaguana Island - 15 octobre 1722

Assise dans l'herbe haute, ses cheveux blonds balayés par une brise fraîche et salée, Elizabeth Swann-Turner regardait l'horizon. Le soleil se couchait sur les eaux bleues des Caraïbes, et le ciel était teinté d'une intense lueur rouge. Le silence était seulement brisé par le clapotis des vagues qui venaient mourir au pied de la falaise surplombant l'océan. De temps à autre, une mouette venait planer au-dessus de la prairie en poussant en cri strident, puis s'envolait vers le large en battant des ailes. Le décor était aussi paisible que magnifique, mais Elizabeth n'avait pas la tête à apprécier le paysage.

Alors que l'air se rafraîchissait et que la lumière baissait progressivement pour laisser place à une pénombre veloutée, la jeune femme s'enroula dans son manteau et ramena ses genoux contre sa poitrine. Pour une raison qu'elle ne parvenait pas bien à s'expliquer, la beauté du lieu ne faisait qu'accentuer son désespoir. Elle inspira profondément et se força à repousser les larmes qui venaient lui brûler les yeux. Elle avait déjà suffisamment pleuré ces derniers jours. Après tout, elle était reine des pirates, et une reine ne se laissait pas aller de la sorte.

Et pourtant... Elle estimait qu'elle avait de bonnes raisons de se sentir à bout de nerfs. Après tout ce qu'elle avait vécu au courant des derniers mois, il fallait qu'une telle nouvelle lui tombe dessus. Elle se demanda vaguement ce qu'elle avait fait au destin pour qu'il s'acharne à ce point sur sa personne. Oh non, Elizabeth. Cette fois ce n'est pas le destin. Cette fois c'est de ta faute, et uniquement de ta faute. Comment avait-elle pu être aussi stupide ?

Bien sûr, pendant quelque temps, Elizabeth avait tenté de nier l'évidence. Elle avait ignoré les symptômes, se forçant à inventer mille raisons plus ou moins improbables qui pourraient expliquer sa situation. Mais à présent, elle avait beau nier autant qu'elle voulait, elle savait au fond d'elle-même qu'il n'y avait plus aucun doute possible. Ses menstrues, d'habitude réglées au jour près, avaient quasiment deux mois de retard. Ses seins étaient anormalement lourds et gonflés, et il n'était pas rare qu'elle soit prise de soudaines nausées lorsqu'elle préparait son repas ou lorsqu'elle surprenait une odeur quelconque. Son ventre n'avait pas encore commencé à s'arrondir, mais elle était consciente que ce n'était qu'une question de semaines.

Les lèvres serrées, elle observa la sphère incandescente formée par le soleil se noyer dans l'océan. Le vent avait forci et elle avait froid, mais elle ne voulait pas rentrer dans la maison. Elle savait qu'elle ne parviendrait pas à dormir, et préférait ruminer au bord de la falaise plutôt que dans son lit. Pour la énième fois, elle sentit une vague de rage envers elle-même la submerger. Elle se serait donné des gifles. Qu'est-ce qui t'a pris ? Elle avait beau se remettre dans le contexte, elle ne parvenait plus à comprendre pourquoi elle avait agi ainsi. Comment avait-elle pu être inconsciente à ce point ? À l'époque, la question de la grossesse ne l'avait même pas effleurée. Elle était déjà tiraillée par trop de sentiments contradictoires pour pouvoir songer ne serait-ce qu'une minute aux conséquences à long terme de son acte.

Elle n'avait d'ailleurs même pas envisagé qu'il puisse y avoir des conséquences. Pour elle comme probablement pour lui, ce bref moment d'abandon avait paru ne pas connaître de lendemain. Ce qui s'était vérifié, d'ailleurs, dans les jours et les semaines qui avaient suivi - la vie avait continué comme si rien ne s'était jamais passé, sans que l'un d'eux aborde le sujet ou tente de revenir à la charge. Un acte sans conséquence - jusqu'à maintenant...

 ...

À bord du Black Pearl - Quelques semaines plus tôt

Le Black Pearl glissait silencieusement sur une mer d'huile lorsqu'Elizabeth Swann sortit sur le pont. La nuit était calme et le silence écrasant. Elle avait traversé à pas de loup l'entrepont où les pirates dormaient dans leurs hamacs, ronflant et grognant dans leur sommeil, et se dirigeait à présent vers le gaillard d'arrière. Elle ne parvenait pas à se reposer. Les dernières images de son père, assis dans la barque qui le guidait vers son ultime demeure, la hantaient continuellement.

Cela faisait deux jours que le Pearl avait croisé le cortège des morts, et Elizabeth commençait à réaliser qu'elle était bel et bien orpheline, à présent. Elle n'avait pas pris part à l'agitation grandissante qui s'était emparée des pirates, ni aux discussions visant à trouver un moyen rapide de revenir dans le monde des vivants. Atterrée, elle était restée assise des heures sur les marches menant à la poupe du navire, laissant libre cours à son chagrin. Will avait tenté de la consoler, mais elle avait besoin d'être seule.

Elle traversa le pont à pas feutrés et monta les escaliers d'ébène conduisant au gaillard d'arrière. Lorsqu'elle posa le pied sur la dernière marche, elle aperçut une forme sombre coiffée d'un tricorne postée derrière le gouvernail. Jack. Elle avait complètement oublié que quelqu'un devait manœuvrer le navire la nuit - elle s'attendait à être seule. Elle n'avait aucune envie d'entamer une conversation avec le pirate. Elle s'apprêtait à faire demi-tour en silence pour s'installer à la poupe, mais la voix de Jack Sparrow l'interrompit. "Tiens donc, Lizzie. Que me vaut le plaisir ?"

Elle haussa les épaules, finit de grimper les escaliers et vint se poster à côté de lui. Jack tenait la barre dans une main et une bouteille de rhum dans l'autre - bouteille qu'il s'empressa de tendre à Elizabeth.

"Buvez un peu, trésor. Vous irez mieux après."

Le chagrin de la jeune femme devait se lire sur son visage, car le pirate évitait d'afficher son habituel sourire canaille pour adopter une expression de circonstance. Elizabeth accepta le rhum sans mot dire et but une longue gorgée qui vint lui brûler la gorge et lui fit légèrement tourner la tête.

"Je croyais qu'il n'y en avait plus", fit-elle remarquer en agitant la bouteille.

"Réserve personnelle", répliqua Jack en bombant le torse. "Secret du capitaine. Vous êtes privilégiée, Lizzie. J'avais prévu de le finir seul."

Elizabeth esquissa un faible sourire. Finalement, elle était plutôt heureuse d'avoir croisé Jack. La bonne humeur et le ton chaleureux du pirate lui faisaient du bien, d'autant plus que ses relations avec Will n'étaient pas eu beau fixe. Ils n'avaient réellement parlé depuis leur dispute dans la cale, quelques jours plus tôt.

Comme s'il avait lu dans ses pensées, Jack Sparrow reprit la parole. "Comment va ce cher William ?" demanda-t-il d'un ton badin. Elizabeth garda le silence pendant un long moment et but une nouvelle gorgée de rhum. Elle ne savait pas quoi répondre.

"Je ne sais pas... je ne sais pas trop où j'en suis", finit-elle par murmurer. C'était une sensation étrange, de se confier ainsi à Jack. Elle ne l'avait jamais fait auparavant. Sans doute la mort de son père lui conférait-elle le besoin de parler à quelqu'un de ses sentiments. Elle n'arrivait plus à tout garder pour elle. Elle haussa les épaules une nouvelle fois et porta le goulot à ses lèvres.

Soudain, Jack abandonna la barre pour luis passer une main autour des épaules. Elizabeth se raidit, mais ne tenta pas de se dégager. Apparemment stimulé par son absence de réaction, Jack se rapprocha un peu plus d'elle jusqu'à ce qu'elle sente la respiration du pirate contre son cou. Le coeur battant à tout rompre, Elizabeth attendit, immobile. Une partie d'elle-même lui criait de se dégager, de rompre le charme tant qu'il était encore temps. L'autre lui enjoignait de se laisser faire. Cède à tes envies. Enfin.

"Lizzie..." La voix de Jack était toute proche, contre son oreille. Elle sentit son deuxième bras l'entourer par derrière. "Vous avez besoin de réconfort. Laissez-vous simplement aller. Je sais que vous le voulez." Le ton n'était pas charmeur, ni ouvertement enjôleur. Il ne la forçait pas. C'était une proposition. Elle devait prendre l'intiative elle-même. Elle ferma les yeux et tenta de repousser la vague de désir qui l'envahissait bien malgré elle. Pense à Will. Ne fais pas ça. Tu n'as pas le droit.

De toute façon, elle savait parfaitement qu'une telle expérience ne mènerait nulle part. Elle connaissait suffisamment bien le capitaine Jack Sparrow pour savoir qu'il n'était pas adepte des relations durables. Le lendemain, tous deux agiraient comme si rien ne s'était passé ; puis, plus tard, Jack Sparrow pourrait se vanter d'avoir ajouté à son palmarès de conquêtes féminines la fille du gouverneur de Port-Royal. Et l'union s'arrêterait là. Il partirait vers d'autres horizons, elle effacerait le moment de sa mémoire.

Pendant que les mains de Jack s'aventuraient un peu plus sûrement vers sa poitrine, Elizabeth repensa au moment où elle avait attaché Jack au mât, le livrant au Kraken et à une mort certaine. Le désir avait été présent, à cet instant. Elle l'avait nié, mais il était là. Et voilà qu'il la brûlait à nouveau, ce désir insatiable, cette fascination pour le fruit défendu. Son cerveau avait beau lui dicter de résister, son corps était en train de gagner la bataille.

Alors Elizabeth Swann abandonna toute résistance, repoussa le conflit intérieur qui la tiraillait, se retourna face au capitaine du Pearl et l'embrassa à pleine bouche, agrippée à ses vêtements, serrée contre lui comme si sa vie en dépendait. Jack répondit à son étreinte avec tout autant d'enthousiasme, paraissant libérer les pulsions qu'il avait retenues depuis le début de la conversation. Elizabeth ne broncha pas lorsque le pirate défit son vêtement et glissa une main sur ses hanches nues. Elle se laissa entraîner lorsqu'il la tira contre lui et roula sur le sol en la tenant par la taille. Oubliant tout le reste, elle répliqua en le débarrassant à son tour de son manteau et de sa chemise, la tête enfouie dans sa poitrine, submergée par le désir.

Peu importait la morale, peu importaient les conséquences. Peu importait le caractère éphémère de l'instant. Alors que Jack Sparrow la faisait sienne, sur le sol en bois dur du gaillard d'arrière, Elizabeth songea qu'elle ne regretterait jamais cette nuit-là.

 ...

Tortuga - 21 octobre 1722

Les ruelles de Tortuga étaient aussi noires de monde, crasseuses et puantes que dans son souvenir. Elizabeth se faufilait un passage à travers la foule, évitant de marcher dans les flaques douteuses répandues sur le sol, bousculée par les ivrognes qui déambulaient au hasard, assaillie par les forts relents d'alcool qui flottait dans l'air. Elle retint une nausée - dans sa condition, l'odeur du rhum lui donnait immanquablement envie de vomir. Elle pressa le pas, espérant qu'elle allait trouver celui pour lequel elle était venue. Elle savait où chercher.

Elle avait réussi à glaner des informations à droite et à gauche, et malgré leur aspect relativement contradictoire, plusieurs d'entre elles s'accordaient sur le fait que le capitaine Sparrow logeait depuis plus d'une semaine à l'auberge The Faithful Bride - son repaire favori, à en croire les dires d'un vieux marin édenté rencontré sur le port. "Y cherche un bateau", avait dit le vieillard d'une voix traînante. Y veut trouver un trésor, encore, j'crois bien." Elizabeth se dirigeait donc d'un pas sûr vers ladite auberge, dont l'homme lui avait obligeamment fourni l'adresse. À cette heure de la soirée, elle avait de grandes chances d'y trouver Jack.

Dissimulée par un tricorne de cuir et un manteau d'homme noir, elle passait volontiers pour un jeune matelot. Elle avait adopté la même panoplie que la première fois, lorsqu'elle avait fui Port-Royal pour se lancer à la recherche de Jack et son précieux compas.

Tout en marchant, elle retournait dans sa tête les paroles qu'elle allait bientôt devoir prononcer. Plus elle se rapprochait de l'auberge, plus son estomac se nouait. Comment allait-elle pouvoir lui annoncer... ?

Jack, je dois vous parler. Jack... J'ai quelque chose de très important à vous dire.

Jack...

Je suis enceinte.

L'idée effleura soudain la jeune femme que le capitaine du Black Pearl ne serait peut-être pas seul. Que ferait-elle si elle apercevait Jack Sparrow dans les bras d'une autre fille ? Allait-elle attendre, allait-elle l'affronter malgré tout ? Elle pria intérieurement pour que ce ne soit pas le cas. Avec un peu de chance, il serait seul, accoudé au comptoir ou assis tranquillement à sa table habituelle, une chope de rhum à la main. Il fallait espérer.

Après plus de vingt-cinq minutes de marche dans les ruelles tortueuses de l'île, Elizabeth arriva enfin à l'enseigne de la Faithful Bride. De l'extérieur, l'auberge était moins sordide que la plupart de celles qu'elle avait croisées sur son chemin - l'intérieur éclairé par d'innombrables bougies lui donnait un aspect presque chaleureux. Elle resta un long moment devant l'entrée, respirant à fond, tentant de calmer les battements de son cœur et de réfréner son envie de faire demi-tour. Finalement, alors que les passants commençaient à la regarder d'un oeil soupçonneux, elle poussa la lourde porte en bois et pénétra dans la taverne.

L'endroit était bondé, chaud et puant, et il y régnait une véritable cacophonie - conversations animées, rires gras, musique guillerette jouée par un violoniste visiblement ivre debout sur le comptoir, cris et grognements provenant d'un bagarre quelque part au fond de la salle. Les clients paraissaient tous être des pirates, ou du moins des marins, à en juger par leur tenue - tous sauf les prostituées débraillées qui les accompagnaient. Certains étaient assis à des tables en bois grossier, d'autres restaient debout, un bras passé autour des épaules de leur demoiselle, quelques-uns enfin dormaient à même le sol, oublieux du rhum et des restes de nourriture abandonnés par terre. Elizabeth fut à nouveau prise de nausées et décida de respirer par la bouche pendant toute la durée de son séjour à l'auberge.

Ignorant les protestations de son estomac instable, elle se faufila à travers la foule, balayant du regard les tables occupées dans l'espoir de repérer le tricorne usé ou les dreadlocks brunes de Jack. Elle ne tarda pas à le voir, en effet. Elizabeth se mordit les lèvres.

Son chapeau de travers et sa chemise ouverte, il était assis à une table ronde sur laquelle étaient posées une bonne dizaine de chopes vides et une assiette comportant les reliefs d'un repas. À la même table, deux pirates d'une cinquantaine d'années menaient une conversation en hurlant afin de couvrir le vacarme ambiant. Jack paraissait suivre le dialogue d'une oreille - tout en lançant des sourires charmeurs à la fille assise sur ses genoux.

Elizabeth s'immobilisa derrière une poutre verticale qui soutenait le plafond bas, hors de vue de Jack. Elle ne parvenait pas à détacher son regard de la femme - mince, blonde, les cheveux relevés sur la nuque, les yeux maquillés à outrance et une robe laissant apercevoir une grande partie de sa poitrine généreuse. Elle écoutait apparemment des paroles que Jack lui susurrait à l'oreille, et laissait échapper un gloussement de temps à autre. Elizabeth décida immédiatement qu'elle détestait cette fille. Sa pire crainte venait de se réaliser - Jack n'était pas seul. Comment pouvait-elle s'y prendre à présent ? Elle considéra un instant la possibilité de laisser tomber - non, elle ne s'était pas déplacée à Tortuga pour abandonner maintenant. Courage.

Résistant à l'envie de sortir de l'auberge en courant, elle prit une profonde inspiration et se dirigea à grands pas vers la table de Jack. La fille triturait maintenant les perles accrochées dans les cheveux du pirate tout en roucoulant de façon inaudible. Elizabeth se posta devant eux et croisa les bras sur la poitrine, se donnant un air assuré entièrement feint.

Jack mit un certain temps à se rendre compte de sa présence. Finalement, il leva la tête et la dévisagea avec des yeux ronds. Cette fois, il la reconnut immédiatement.

"Lizzie ?"

La fille blonde sursauta et quitta précipitamment les genoux de Jack. Ce dernier se leva, tendit une main vers Elizabeth et lui retira le tricorne qui lui masquait le visage. "Décidément, vous me courez après, trésor."

"Qui c'est, celle-là ?" l'interrompit la femme aux yeux cernés de noir. "Pourquoi est-ce que tu l'appelles "trésor", Jack ?"

Elizabeth leva les yeux au ciel et tira Jack par la manche de sa chemise, à bout de patience. "Jack, j'ai à vous parler. C'est urgent."

"Si c'est encore pour vous aider à sauver quelqu'un, il va falloir attendre un peu", répliqua-t-il avec un sourire. "Je suis un peu occupé pour le moment."

Elizabeth sentit la rage monter en elle. Ne pouvait-il pas lui faire confiance, pour une fois ? Ne pouvait-il pas lâcher la blonde et la suivre hors de cette taverne puante ?

"JACK !" répéta-t-elle d'une voix aigüe. Le pirate fronça les sourcils et parut hésiter un instant. Puis il se tourna vers la fille, lui passa un bras autour de la taille et l'embrassa sur la joue. "Je reviens, ma belle. Attends-moi là et -" Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase que la prostituée leva la main et lui administra une gifle retentissante. Jack la regarda ensuite s'éloigner d'un pas furieux, et Elizabeth en ressentit une intense satisfaction.

"Giselle", expliqua-t-il en se tournant vers la jeune femme. "Elle m'adore, mais elle est très jalouse." Il s'interrompit en voyant le regard noir que lui lançait Elizabeth. "Qu'est-ce qui ne va pas, trésor ?"

Sans un mot, Elizabeth tourna les talons et se dirigea vers l'escalier étroit et raide qui menait au premier étage de l'auberge. Elle entendit les pas de Jack derrière elle, alors qu'il tentait d'entamer la conversation. Elle l'ignora, tentant de se remémorer les paroles qu'elle avait répétées dans sa tête toute la journée.

Le couloir du premier étage était désert. Le brouhaha du rez-de-chaussée leur parvenait encore à travers le parquet, mais l'endroit était suffisamment calme pour parler. Le cœur battant à tout rompre, Elizabeth se tourna vers un Jack de plus en plus perplexe et le regarda droit dans les yeux.

"Jack..." Allez, dis-lui. Il faut bien que tu le lui dises. Vas-y.

"Jack, j'attends un enfant." Les mots lui échappèrent avant qu'elle ait pu réfléchir à la manière de les introduire. "Je suis enceinte", ajouta-t-elle, comme si la déclaration n'était pas suffisamment claire.

Le capitaine du Black Pearl resta un moment sans mot dire, apparemment à court de répliques. Puis un sourire se dessina à nouveau sur son visage - mais un sourire qui n'avait rien de naturel. Son expression presque froide déconcerta totalement Elizabeth.

"Eh bien, félicitations, Miss Turner". La voix de Jack avait perdu son ton chaleureux, elle aussi. "Vous devez être ravie."

Elizabeth le dévisagea un instant sans comprendre - comment pouvait-il manquer de réaction à ce point ? Était-ce là la seule émotion que l'annonce lui procurait ? Elle réfréna l'envie de le secouer pour lui faire reprendre ses esprits.

Puis elle comprit. Oui, évidemment.

"Jack..." Sa voix tremblait légèrement malgré tous ses efforts pour paraître sûre d'elle. "Il... Il est de vous."

Cette fois, le pirate écarquilla les yeux et toute trace de sourire disparut de son visage. "Je vous demande pardon ?"

"Il est de vous !" hurla Elizabeth, incapable de se contenir. "Cette... cette nuit, vous vous souvenez ? C'est votre enfant que je porte, pas celui de mon mari !Pas celui de Will ! Vous comprenez ?"

Un silence pesant suivit ses paroles. Pour la première fois depuis qu'elle connaissait Jack Sparrow, ce dernier paraissait totalement à court de réponses. Il se tenait simplement debout devant elle, immobile, scrutant son regard comme s'il cherchait à y déceler quelque mensonge.

"Comment pouvez-vous en être sûre ?" demanda-t-il enfin. Sans trop savoir pourquoi, Elizabeth se sentit terriblement vexée - comme s'il la prenait pour l'une de ces prostituées qui multipliaient les aventures d'une nuit. En même temps, la question était légitime. Il ne pouvait pas savoir...

Elle se racla la gorge, gênée. "Avec Will... Avec Will, on ne voulait pas d'enfant. Je ne voulais pas élever seule un fils qui ne verrait son père qu'une fois par décennie. Je ne m'en sentais pas le courage. Nous avons donc..." Elle esquissa un geste évasif de la main et se sentit rougir. "... pris des dispositions..."

Jack hocha la tête en silence pour signifier qu'il avait compris.

"L'enfant ne peut pas être de Will", répéta Elizabeth.

Jack passa une main dans ses dreadlocks, décontenancé. "Trois mois, c'est bien ça ?" demanda-t-il d'une voix peu assurée qu'elle ne lui connaissait pas. "Ca fait trois mois ?"

"Oui, cela fait un peu plus plus de trois mois, et non, je n'ai aucun doute, si c'est ce que vous vouliez savoir", rétorqua Elizabeth d'un ton un peu plus agressif qu'elle ne l'aurait voulu. "Je ne m'y attendais pas plus que vous, Jack. Mais c'est arrivé."

Nouveau silence. Puis... "Vous regrettez ?"

Elizabeth lui lança un regard interrogateur. "Si je regrette ?" Elle s'était souvent posé la question elle-même, depuis que les premiers symptômes de sa grossesse étaient apparus. "Comment imaginez-vous que je vais élever un enfant, Jack ?" Elle secoua la tête, éperdue. Elle avait soudain envie de pleurer. "Comment croyez-vous que je survis depuis que Will est parti ? Je me débrouille comme je peux pour survenir à mes propres besoins, mais comment vais-je pouvoir m'occuper d'un enfant en plus ?"

Jack posa ses deux mains sur ses épaules. "Vous vous êtes toujours admirablement débrouillée, trésor. Vous y arriverez très bien."

Elizabeth sentit les larmes lui brûler les yeux. Jack lui parlait comme s'il n'avait rien à voir avec ce bébé à naître. Elle aurait tout aussi bien pu lui annoncer qu'elle était enceinte de Will - il lui adressait la parole de façon totalement détachée. Il n'avait pas l'air de vouloir prendre la moindre responsabilité quant à sa progéniture.

Qu'est-ce que tu croyais ? Elle secoua la tête. Tu n'es certainement pas la première femme qui se retrouve à porter un enfant de Jack Sparrow. Qui sait combien de fils et de filles il a déjà engendrés à travers le vaste monde ? Il est et restera libre, et tu le sais. Il est bien trop égoïste pour s'occuper de tout ça.

"Jack", murmura-t-elle d'une voix tremblante. "Je ne peux pas faire ça toute seule. Il faut que vous m'aidiez." Elle criait presque, à présent, abandonnant toute retenue, laissant libre cours à son désespoir. "Je vous en supplie, Jack. Ne me laissez pas repartir toute seule. C'est de votre faute à vous aussi -"

"De ma faute ?" Jack avait soudain retrouvé toute son assurance affichait une expression faussement outrée. "C'est vous qui êtes venue me trouver, cette nuit-là, si je ne m'abuse, Lizzie. Non pas que le moment ait été désagréable -"

"C'EST DU PASSÉ !" hurla Elizabeth. "Le fait est que je suis là, avec votre enfant dans le ventre, et que je n'ai pas l'intention de vous laisser fuir !" À bout de nerfs, elle se mit à pleurer. "Je ne vous demande pas de m'épouser", reprit-elle à voix basse. "Je suis mariée à Will. J'aime Will. Mais Will n'est pas là et ne le sera pas pendant les dix prochaines années - et je ne peux pas surmonter ça toute seule, vous comprenez ?"

Sans rien dire, Jack l'attira contre lui et la serra dans ses bras. Elizabeth se blottit contre sa poitrine et s'efforça de se calmer. Ils restèrent ainsi en silence pendant ce qui lui sembla une éternité, pendant que Jack lui passait une main affectueuse dans les cheveux. Finalement, il prit la parole d'une voix douce.

"Je vous avais bien dit que vous finiriez par venir vers moi. Je vous aiderai, Lizzie."

 ...

Mayaguana Island, 25 avril 1723

"JAAAAAAAAAAAACK !"

Pour la énième fois, Elizabeth hurla le nom du pirate à pleins poumons. Elle était allongée sur le lit de sa sommaire demeure sur les hauteurs de la falaise, trempée de sueur et à bout de nerfs. Sur les ordres d'Elizabeth, Jack Sparrow était allé chercher une sage-femme au village situé en contrebas - elle lui avait enjoint de ramener une personne qualifiée le plus vite possible, et par quelque moyen que ce soit. Jack lui avait aimablement fait remarquer qu'aucune sage-femme, ni aucune femme d'ailleurs, suivrait de son plein gré un pirate de son espèce. Elizabeth lui avait crié de faire preuve de sa légendaire débrouillardise, et Jack, piqué au vif, lui avait promis de revenir très vite.

Et il était parti depuis une heure. Une heure. Sans se soucier de la laisser là, seule avec la douleur et les contractions. Elle savait parfaitement qu'il ne servait à rien de hurler le nom de Jack, mais d'une certaine manière, s'époumoner ainsi la soulageait. Elle se promit de faire payer son absence à Jack dès qu'il remettrait les pieds dans la maison.

Pendant six mois, elle lui avait tout pardonné. Il la laissait parfois sans nouvelles des semaines durant, partant vivre l'une de ses aventures sans donner le moindre signe de vie. Puis il revenait, le sourire aux lèvres et une bourse rebondie en poche, passait un peu de temps avec Elizabeth, laissait l'argent sur la table de la cuisine et s'en allait à nouveau. Pendant toute la durée de sa grossesse, ils avaient trouvé une sorte d'arrangement tacite, vivant leur vie chacun de leur côté tout en se revoyant à intervalles réguliers. Jack apportait à Elizabeth de quoi vivre, elle lui fournissait gîte et couvert à chaque fois qu'il en ressentait le besoin.

Les habitants du village voisin devaient bien avoir remarqué les allers-retours d'un homme d'allure douteuse dans la petite maison perchée sur la falaise - mais Elizabeth avait décidé d'ignorer les rumeurs. Après tout, elle avait désobéi à tant de lois au courant des derniers mois qu'elle n'accordait plus aucune importance à l'image que la société bien-pensante pouvait avoir d'elle. Par ailleurs, elle n'avait rien à cacher. Sa relation avec Jack était simplement amicale - il ne l'avait jamais touchée, ni même essayé de se rapprocher d'elle. Elle savait que le pirate tenait à sa liberté plus qu'à tout autre chose, et était parfaitement consciente qu'il était illusoire de penser qu'on pouvait former un couple digne de ce nom avec le capitaine Sparrow, éternel infidèle et séducteur invétéré.

Et après tout, elle s'en satisfaisait. Jack continuait probablement à fréquenter une fille différente dans chaque port, mais Elizabeth savait qu'elle représentait plus pour lui qu'une brève nuit de plaisir. Elle était la mère de son enfant. Passé le choc de la révélation, il s'était avéré que Jack n'était pas mécontente de la nouvelle. Parfois, elle avait l'impression qu'il s'en moquait ; mais par moments, il lui semblait que le pirate en tirait une certaine fierté. En tous les cas, il ne l'avait jamais délaissée. Tôt ou tard, il revenait toujours, lui fournissait une part généreuse de son butin et vivait quelques jours sous son toit. De la part d'un homme aussi peu digne de confiance que Jack Sparrow, c'était un exploit remarquable, songea-t-elle.

Elizabeth avait par conséquent vécu une grossesse tranquille, un peu solitaire parfois, mais sans difficultés et avec un moral relativement bon. Même si le nombre de journées passées en la compagnie de Jack n'en représentaient en fin de compte qu'une infime partie, elle ne s'était jamais sentie abandonnée comme elle avait pu l'être au cours des trois premiers mois. Elle avait beau ignorer totalement où il se trouvait et quand il reviendrait, elle avait la sensation de ne jamais être vraiment seule. C'était un sentiment très réconfortant.

Elle avait souvent pensé à Will durant ses journées solitaires. Il lui manquait. Elle éprouvait des sentiments contradictoires - elle l'aimait, bien sûr, mais d'une façon qui finissait par lui sembler presque artificielle. Qu'avaient-ils partagé, si ce n'était un amour naïf et enfantin ? Ils n'avaient pas vraiment eu le temps de s'aimer. Jack, en revanche... Elle aimait Jack, à sa façon. Amitié, amour, ou un peu des deux - elle n'en était pas sûre. Leurs relations platoniques n'excluaient pas la présence de sentiments, et elle était prête à parier que Jack n'était pas totalement indifférent, lui non plus. Ils comptaient l'un pour l'autre, c'était l'essentiel. Il était toujours là.

Sauf maintenant.

Jack, je vous hais. On ne peut pas vous faire confiance.

Une nouvelle contraction lui fit pousser un cri de douleur. Folle de rage et sentant la panique monter en elle, elle frappa rageusement du poing contre le matelas. Que se passerait-il si Jack ne revenait pas à temps ? Comment parviendrait-elle à accoucher seule ? Elle n'avait même pas envie d'y songer.

"JAAACK !"

Elle s'était tellement habituée à hurler son nom en vain que son cœur manqua un battement lorsque la voix tranquille du pirate répondit à son appel désespéré. "Je suis là, trésor."

Elizabeth se redressa brusquement, écarta de son front une mèche de cheveux collée par la sueur et lança à Jack un regard noir. "Surtout, ne vous pressez pas !" cria-t-elle d'une voix aigüe.

Jack roula des yeux en s'approchant du lit. Derrière lui, Elizabeth aperçut une femme d'une soixantaine d'années, petite et replète, qui fixait le lit avec un mélange d'appréhension et d'amusement. "Un petit contretemps, Lizzie", tenta d'expliquer Jack. "Ils ne sont pas très confiants, vos voisins. J'ai dû employer les grands moyens."

"Évidemment qu'ils ne sont pas confiants", haleta Elizabeth, la respiration saccadée. "Vous vous êtes regardé ? Ce n'est pas Tortuga, ici." Elle nota mentalement de demander des détails sur la façon dont Jack s'y était pris pour trouver la sage-femme, lorsque ce serait terminé. Pour l'heure, elle ne se sentait pas d'humeur à écouter une histoire.

"Mais regardez donc qui est là", répliqua Jack d'un ton joyeux, apparemment très à l'aise. "Mrs. Selfridge, pour vous servir."

Elizabeth se força à adresser un sourire à ladite Mrs. Selfridge. Après tout, il valait mieux traiter avec respect et amabilité la femme qui s'apprêtait à vous faire accoucher.

La sage-femme parut oublier son inquiétude de se trouver en compagnie d'un pirate et se dirigea vers le lit d'un pas professionnel. Son assurance rassura Elizabeth - elle avait craint qu'aucune personne au village ne soit réellement qualifiée à ce genre de tâche, et que Jack ramène une femme tremblante et terrorisée qui ne lui serait d'aucune aide. Mais visiblement, Mrs. Selfridge savait comment s'y prendre.

Jack recula prudemment, laissant Elizabeth entre des mains expertes. Entre deux contractions, lorsque la douleur s'atténuait, la jeune femme lançait des regards en biais au pirate. Ce dernier assistait à la scène avec un mélange de fascination et de perplexité, sans pour autant paraître inquiet et encore moins mal à l'aise. Elizabeth se demanda vaguement s'il avait déjà assisté à un accouchement, avant de décider que ce n'était certainement pas le cas. Elle estimait avoir construit avec Jack une relation de confiance suffisante au fil des mois pour qu'il lui fasse part de ce genre d'expérience. Non, elle était la première.

Voir le célèbre capitaine Jack Sparrow assister à la naissance de son propre enfant, enfant que lui donnait la fille du gouverneur de Port-Royal... Si Elizabeth Swann avait été en état, elle aurait éclaté de rire. Personne ne les croirait s'ils s'aventuraient à raconter cette histoire autour d'eux. Le simple fait d'imaginer un homme comme Jack père relevait déjà de l'absurde. Elizabeth se força a penser à Jack tenant un bébé dans ses bras - elle n'y parvint pas. Pourtant, le tableau avait de fortes chances de devenir réalité d'ici quelques heures.

Oh non, pas quelques heures. Je ne vais pas tenir encore quelques heures.

Elle hurla à nouveau en sentant une nouvelle contraction qui suivait la précédente de très près. Cramponnée au rebords du lit, elle s'efforça de respirer calmement tout en écoutant d'une oreille la vieille femme lui donner des ordres.

Elle perdit toute notion du temps, ne sentant rien d'autre que la douleur, poussant de toutes ses forces à chaque fois qu'elle en recevait l'injonction. Elle oublia totalement la présence de la sage-femme et de Jack Sparrow, uniquement concentrée sur le bébé qui allait naître et sur ses contractions. Dépêche-toi, songea-t-elle, épuisée. Allez, dépêche-toi.

Quelques minutes et quelques hurlements plus tard, la femme aux cheveux gris releva la tête et adressa un sourire à Elizabeth. Celle-ci entendit clairement le petit cri qui n'avait rien à voir avec les siens, adressa un regard embué de larmes à la petite tête brune qu'elle apercevait entre ses jambes et laissa retomber sa tête contre ses oreillers, à bout de nerfs. Elle fut à peine consciente de Jack qui se levait de sa chaise pour venir jeter un œil curieux au bébé, et n'eut même pas la force de tendre les bras pour prendre son enfant dans ses bras. La sage-femme posa le bébé enroulé dans une couverture sur son ventre et elle tendit vers lui une main tremblante.

"C'est une fille", annonça Jack d'un ton joyeux, visiblement désireux de rappeler sa présence au trio de femmes. "C'est notre fille, Lizzie".

Elizabeth aurait voulu répondre quelque chose ce sensé et d'intelligent, mais ne put que fondre en larmes. Jack Sparrow se pencha sur elle et déposa un baiser léger sur ses lèvres. Elle serra sa fille dans ses bras, le cœur battant. Pour la première fois depuis longtemps, elle oublia totalement le passé et l'avenir, se concentrant uniquement sur le moment présent. Elle ne pensa plus au futur incertain que Jack et elle offriraient à cet enfant, ni la situation compliquée de ce qu'elle ne pouvait même pas appeler son couple, ni à la façon dont elle allait expliquer cette naissance à Will. Elle resta simplement là, allongée dans les draps humides, sentant la chaleur du tout petit corps du bébé contre le sien, et le bras de Jack autour de ses épaules. Elle ne voulait pas songer à l'avenir. Elle ne voulait pas douter, ni se faire des soucis. Elle ferma les yeux pour profiter de chaque seconde précieuse qui se déroulait, pour garder intact cet instant de bonheur comme elle n'en avait jamais connu.

"Tu as pensé à un nom ?"

La voix de Jack parvint à son oreille, la tirant de la semi-torpeur dans laquelle elle s'était laissée aller. Elle tourna la tête pour regarder Jack dans les yeux. Elle avait réfléchi à des prénoms, bien sûr, mais aucun de l'avait vraiment satisfaite. La tradition voulait que l'enfant porte le nom du père ou de la mère, mais Elizabeth avait toujours songé que ce bébé n'était pas né dans les plus pur respect des traditions. Elle avait songé à lui donner le prénom de son propre père, mais cette possibilité n'était plus envisageable maintenant que le sexe de l'enfant était connu.

Elle haussa lentement les épaules tout en amenant la tête du bébé vers sa poitrine pour lui donner le sein. "Je ne sais pas", dit-elle. "Et toi ?" finit-elle par ajouter.

Jack garda un moment le silence, comme s'il était en train d'y réfléchir. "Si ça avait été un garçon, je n'en aurais eu aucune idée", déclara-t-il. "Mais puisque c'est une fille..." Il caressa doucement la tête du bébé qui tétait goulûment. "J'ai pensé qu'on pourrait l'appeler Pearl."

FIN

17 octobre 2011

Fanfiction : Pirates of the Caribbean [One-shot]

LAW

• Genre : aventure/drama
• Personnages : ElizabethSwann, Will Turner, Jack Sparrow
• Rating : K+
• Statut : terminée
• Longueur : +/- 2650 mots

••••••••••

Fort Remington, New Providence - 12 février 1728

Mon cher Will,

J'écris ces mots sans grand espoir que tu puisses jamais les lire. J'ignore ce qu'il adviendra de cette lettre une fois que tout sera fini, mais je doute qu'elle tombe un jour entre tes mains. Alors, pourquoi m'acharner, te demanderas-tu ? Pourquoi remplir des pages qui ne seront jamais lues par un autre que moi-même ? Je ne le sais pas. Sans doute le besoin de me confier, d'extérioriser ce dont j'aurais tant aimé te faire part et dont tu ne sauras rien. Je n'ai personne à qui parler, aussi ai-je demandé du papier et une plume pour pouvoir laisser une trace écrite de ce que fut ma vie, cette vie solitaire que nous aurions dû partager.

Te rappelles-tu, quand nous étions enfants, nous nous étions promis l'un à l'autre pour l'éternité... Nous étions persuadés que rien ne nous séparerait, à l'époque. Quelle naïveté, quelle illusion. Nous avons été condamnés à ne nous aimer qu'une fois par décennie ; et à présent, même cet infime bonheur nous est arraché. Nous ne nous reverrons pas, Will. Mon cœur se serre à la pensée que lorsque le Flying Dutchman jettera l'ancre sur les côtes caraïbes avec un capitaine impatient à son bord, je ne serai pas là pour assister au spectacle. Je ne pourrai pas te serrer dans mes bras, sentir ton corps contre le mien. Être heureuse. Qu'avons-nous fait à la vie pour qu'elle nous déteste à ce point ?

Mais je m'égare. Je m'étais jurée de t'écrire une lettre claire et concise, et voilà que déjà je laisse mes émotions brutes se coucher sur papier. Je ne veux pas m'apitoyer sur mon sort - notre sort. Il me reste peu de temps et je voudrais pouvoir tout te raconter...

Le jour où tu es parti, Will, ce jour terrible où je t'ai vu pour la dernière fois, j'ai réalisé tout ce que j'avais perdu. C'est au moment où j'ai vu les mâts du Hollandais disparaître à l'horizon, debout sur ce bout de plage désert, que je me suis rendue compte qu'avec toi partaient les derniers restes de ma vie antérieure. Dans les heures qui ont suivi ton départ, je me suis sentie plus abandonnée que jamais. J'ai honte de m'être laissée aller ainsi, mais je n'ai rien pu faire d'autre que m'asseoir sur un rocher et pleurer, le coffre contenant ton cœur serré contre ma poitrine.

Seule pour la première fois depuis bien longtemps, j'assimilais avec angoisse la situation dans laquelle je me trouvais. Tu étais loin pour dix ans. Mon père était mort. James était mort, et avec lui, l'ultime attache à mon ancienne vie d'aristocrate anglaise. Jack Sparrow, la seule personne que je pouvais encore considérer comme un ami, était parti et n'avait pas l'intention de revenir. Je n'avais plus rien ni personne.

Bien sûr, il y avait Port-Royal. J'avais un certain nombre de connaissances là-bas, et surtout un héritage conséquent légué par mon père. Mais j'ai vite écarté toute possibilité de pouvoir y toucher un jour. Je suis une pirate. Pire, je suis leur reine. Ce jour-là, j'ai aussi réalisé que notre victoire contre l'armada de la East India Company n'écartait en aucun cas la menace contre la piraterie. En tuant Lord Beckett et ses lieutenants, nous n'avons pas tué la Company. J'étais probablement recherchée au même titre que les autres seigneurs pirates, et mon ancienne position d'aristocrate n'y changerait rien. Les seules personnes qui auraient pu plaider en ma faveur étaient mortes. Je devais accepter mon statut de hors-la-loi, accepter que ma vie ne serait plus jamais ce qu'elle était.

Je me rappelle à quel point, à Port-Royal, je rêvais d'une vie tumultueuse, vivant mille aventures en compagnies des pirates dont parlaient les livres... À présent, c'est réel. Sauf que je m'attendais pas à ce que l'aventure se termine ainsi - moi, sans rien ni personne, veuve après une journée de mariage. Madame Turner, portant le nom d'un époux qu'elle ne reverra que quelques rares fois dans son existence.

Tu te demandes sans doute comment j'ai fait pour vivre durant toutes ces années. Ou plutôt, comment j'ai fait pour survivre. Ça n'a pas toujours été facile, loin de là. J'avais besoin d'argent, alors j'ai exercé diverses activités plus ou moins gratifiantes. J'ai travaillé dans une taverne peuplée de la pire espèce de mécréants. Moi, Elizabeth Swann, fille du gouverneur de Port-Royal, réduite à servir de la bière à un groupe d'ivrognes ? Tu dois avoir du mal à imaginer, Will... Moi aussi, j'ai eu du mal. Mais j'ai appris à oublier que j'étais fille de gouverneur. J'ai pris l'habitude de mentir sur mon identité, prétextant des parents marins décédés et une famille eu Europe que j'avais l'intention d'aller rejoindre. J'ai tellement répété ce mensonge qu'au final, j'ai presque commencé à y croire.

J'ai vivoté de petits emplois pendant quelques semaines, logeant chez mes employeurs, me contentant du strict minimum, prenant bien soin de ne pas croiser les autorités de peur de me faire reconnaître et arrêter. Heureusement, personne ne soupçonne que la reine des pirates ait l'apparence d'une jeune fille de vingt ans, aux longs cheveux blonds proprement relevés sur la nuque.

Et puis la nouvelle est tombée. Je me suis aperçue que je portais ton enfant.

Tu n'imagines pas l'état dans lequel j'étais. D'un côté, j'étais folle de bonheur à l'idée que le bébé qui grandissait dans mon ventre était une trace de toi, un souvenir de notre union, le fruit de notre amour. De l'autre, j'étais paniquée. J'arrivais à peine à vivre seule, alors comment élever un enfant dans ces conditions ?

Pourtant, j'étais heureuse. Étrangement, je me sentais plus forte, presque comme si tu étais là, avec moi. J'ai pensé à ton expression et à ta joie lorsque, dans dix ans, tu ne trouverais non pas une mais deux personnes t'attendant sur les côtes caraïbes...

Ma grossesse s'est relativement bien passée. A force d'acharnement et d'une forte dose de chance, j'ai pu finir par m'installer dans une minuscule maison, tout en haut d'une falaise surplombant la mer. La maisonnette était délabrée et ridiculement petite, bien sûr, mais étant donné ma situation, c'était plus que ce que j'avais pu espérer. Elle se trouvait à l'écart d'un petit village, dont l'architecture me fait davantage penser à la campagne anglaise qu'au littoral d'Amérique centrale. Je m'y suis immédiatement sentie bien. J'ai eu la chance d'être entourée de voisins charmants, qui, une fois passée la suspicion initiale - tu t'imagines les rumeurs qui circulent sur une jeune femme seule et enceinte - se sont mis à me traiter avec amitié et tendresse. Je leur avais servi mon éternelle fable selon laquelle mon infortuné mari était mort en mer - au fond, ce n'était presque pas un mensonge...

Certes, ces villageoises étaient le genre commères que j'avais toujours détestées étant enfant, fouineuses et mauvaises langues, mais elles m'appréciaient et m'aidaient, et je leur en étais infiniment reconnaissante. Sans leur soutien moral et matériel, je ne sais pas ce que je serais devenue. J'ai adopté un style de vie simple et rural, comme tant de familles modestes, gardant soigneusement une certaine distance avec mes trop curieuses voisines. Je cultivais mes propres légumes, sur un petit lopin de terre situé derrière la maison. Certaines saisons de bonne récolte, je pouvais même en vendre une petite partie. Dans le cas contraire, je m'en nourrissais moi-même. Si tu m'avais vue, Will... J'étais méconnaissable, à mille lieues des robes et des crinolines du temps de Port-Royal. Les mains sales, les cheveux emmêlés et des vêtements masculins maculés de terre, voilà à quoi ressemblait Elizabeth Turner.

Et puis l'enfant est arrivé. Je serais bien incapable de te décrire la joie que j'ai ressentie en admirant pour la première fois sa petite frimousse, qui déjà te ressemblait. L'enfant porte le nom de son père, comme il se doit, mais je le surnomme Willy. J'aurais tant aimé que tu sois là pour partager avec nous ces merveilleux moments. Ce bébé me donnait une énergie nouvelle, j'avais retrouvé une vraie raison de vivre. Oh, comme j'aurais voulu que tu puisses assister à ses premiers pas, ses premiers mots, ses premiers jeux. Comme j'aurais voulu que le petit Willy puisse jouer avec son père, comme les autres enfants du village.

Les semaines, les mois et les années se sont succédées, Will, et bien qu'elles aient été remplies de bonheur et d'émotion, je n'arrive pas à t'en dire grand-chose. Willy grandissait vite, me surprenait chaque jour. mes relations avec les commères étaient stables et agréables. Notre fils jouait avec une fillette de deux ans de plus que lui, je voyais rire et babiller, et je pense qu'il était heureux. Tout aurait pu continuer indéfiniment...

Mais encore une fois, il a fallu que le destin s'en mêle. Ma plume tremble dans ma main à la simple pensée de cet enchaînement d'événements qui m'ont amenée ici, dans cette cellule, à quelques heures de ma mort. Je vais mourir, Will. Je vais mourir sans t'avoir vu une dernière fois. Comment te l'expliquer ? Comment ai-je pu en arriver là ?

Je pourrais te parler en détail de cette journée pluvieuse où l'on a frappé à ma porte, tôt le matin. Je pourrais te décrire mon choc en voyant, sur le seul de ma maison, le grand capitaine Sparrow en personne, dieu sait comment il m'avait retrouvée. Mais je ne veux pas m'appesantir sur ces événements. Je n'arrive pas à mettre suffisamment d'ordre dans mes pensées pour pouvoir te l'écrire. Tout s'est passé tellement vite...

Jack était aux anges, et n'a pas réussi à contenir longtemps la raison de sa visite. J'ai eu du mal à en croire mes oreilles lorsqu'il a sorti de sa poche une flasque d'eau claire, et m'a annoncé avec un sourire radieux qu'il avait trouvé la Fontaine de Jouvence. Tu connais Jack, tu sais aussi bien que moi qu'il est capable des pires mensonges. Mais je l'ai cru. Cette fois, j'étais persuadée qu'il disait la vérité. Sa joie était trop palpable pour qu'il puisse s'agir d'une affabulation...

Le croiras-tu, Will, si je te dis que Jack Sparrow, habituellement si égoïste et intéressé uniquement par son bien-être personnel, me proposait de boire l'eau de la Fontaine ? Croiras-tu que, loin de nous avoir oubliés, il était revenu me voir dans l'intention de me procurer la vie éternelle, et avec, la possibilité de te revoir tous les dix ans jusqu'à l'éternité ? J'ai honte de mon comportement, mais au début, j'avais tant de mal à croire à ses histoires que je n'ai pas été très chaleureuse avec lui. Il m'a fallu entendre le récit détaillé de ses aventures pour qu'enfin, je commence à assimiler l'incroyable histoire et le fabuleux trésor qu'il en avait ramené.

Les mains tremblantes, j'ai alors porté les lèvres à la fiole que Jack me tendait. J'avais l'impression d'accomplir un rituel sacré. Peux-tu imaginer boire un liquide qui te donnera la jeunesse éternelle ?

C'est une heure plus tard que l'on a de nouveau frappé à ma porte. Jack était encore là, et me racontait les multiples péripéties auxquelles il avait pris part durant ses quatre ans d'absence. Il m'a demandé si j'attendais quelqu'un. Bien sûr, je n'attendais personne. Il était très tôt, et mes voisines n'avaient pas l'habitude de venir me rendre visite à l'improviste, et surtout pas à l'aube.

En y repensant, je crois que j'aurais dû m'en douter. J'aurais dû voir venir le danger. Jack l'avait probablement flairé, lui, puisqu'il a tiré son sabre de son fourreau. Moi, je suis restée assise à table, perplexe, comme une idiote. Je n'ai même pas réagi lorsqu'une flopée de soldats en uniforme ont pénétré dans la pièce principale de ma maison, baïonnette au poing, hurlant des ordres. Je n'ai pu qu'assister, pétrifiée, à la malheureuse tentative de Jack de se défendre, avant qu'un coup de crosse sur l'arrière du crâne ne le mette hors d'état de nuire. Je ne me suis même pas débattue lorsque trois soldats m'ont empoignée pour me traîner hors de la maison, pendant que trois autres transportaient un Jack à demi assommé. J'étais dans un état second. J'avais la sensation d'étouffer.

Ce n'est que plus tard, dans ce cachot où je me trouve encore, que j'ai appris comment on nous avait trouvés. Un homme du village - qui, je l'ignore - avait apparemment vu un homme d'allure suspecte gravir la colline en direction de ma maison. Il avait alors alerté les autorités, soupçonnant l'homme d'être un flibustier. Il exigeait une récompense, m'a-t-on dit.

Je n'ai pas revu Jack après qu'on nous jette dans deux cellules séparées. Sans doute est-il promis au même sort que moi. On ne fait pas de cadeaux aux pirates. Inutile de te préciser la sentence qui est tombée, Will. Celle dont nous avion déjà sauvé Jack une fois, à Port-Royal. Celle à laquelle ont été condamnés tant de pirates. La pendaison.

J'ai peur, Will. Je ne vais pas prétendre le contraire, je serais incapable de jouer les braves. Je suis terrifiée à l'idée de voir ma vie s'achever dans quelques heures. Je pense à mon fils. Je n'ai pas vu les soldats fouiller la maison, mais sans doute l'ont-ils fait à présent. Quel sort est réservé aux fils de pirates ? J'ai peur pour lui mille fois plus que pour moi. J'ai sangloté des heures durant, dans ma prison, à l'idée qu'on puisse m'enlever mon fils de trois ans pour des crimes qu'il n'a pas commis.

Ironique, n'est-ce pas ? J'étais promise à l'immortalité, et à présent je vais mourir. Tu ne me verras pas t'attendre sur la falaise, Will. Mon existence se termine de façon misérable, ici et maintenant.

Les larmes vont tremper le papier si je continue à écrire. Je ne saurais quoi te dire d'autre. Je doute fort que tu lises un jour ces mots, mais cela m'a fait du bien de les écrire. Je vais arrêter ici mon récit, Will. Te dire que je t'aime, que je n'ai jamais aimé que toi. Sois heureux. Ne pleure pas.

Adieu, mon amour.

Ton Elizabeth

FIN

16 octobre 2011

Fanfiction : Pirates of the Caribbean [One-shot]

JVAJN

• Genre : romance/drama
• Personnages : James Norrington, Elizabeth Swann, Will Turner, Jack Sparrow
• Rating : K+
• Statut : terminée
• Longueur : +/- 3600 mots

••••••••••

 Ce matin-là, le soleil brillait sur la petite ville de Port-Royal en Jamaïque. Une douce brise soufflait, agitant les feuilles des palmiers plantés en bordure de mer et offrant une fraîcheur bienvenue aux habitants trop souvent accablés par la chaleur des tropiques. Habitants qui se pressaient nombreux, ce jour-là, entre les quatre hauts murs entourant la place centrale de Fort Charles, pour une occasion qu'ils n'auraient manquée pour rien au monde : l'exécution du renommé pirate Jack Sparrow.

Debout à l'ombre d'une arche de pierre, bien droite dans une somptueuse robe jaune pâle richement brodée, la jeune Elizabeth Swann observait la scène avec un malaise grandissant.

Elizabeth se tenait un peu en hauteur par rapport aux autres badauds, surplombant ainsi la foule de villageois et lui offrant une visibilité parfaite qu'elle aurait préféré ne pas avoir. A sa droite, son père, le gouverneur Swann, regardait droit devant lui d'un air satisfait. A côté de lui, le commodore James Norrington, les yeux plissés et les mains derrière le dos, paraissait extrêmement fier de lui.

Au milieu des centaines d'hommes et de femmes qui se pressaient là depuis plusieurs heures, se dressait une potence simplement construite en bois clair. Sur les planches, plus exactement à l'emplacement d'une trappe qui y était découpée, se tenait Jack Sparrow, parfaitement détendu en apparence. De là où elle se trouvait, Elizabeth apercevait son visage, calme et légèrement moqueur, ne paraissant pas perturbé le moins du monde par la corde soigneusement nouée qui se balançait à quelques centimètres au-dessus de sa tête.

Elle s'efforça d'ignorer la boule qui se formait dans sa gorge à mesure que la lecture de l'acte d'accusation progressait. Elle savait qu'elle n'était pas supposée ressentir quoi que ce soit pour le pirate, mais ne se sentait pas moins très mal à l'aise. Elle ne pouvait qu'admirer le courage de Sparrow et son remarquable talent à demeurer calme alors que l'heure de sa mort était imminente. Elle ne voulait pas le voir mourir. Jack était une homme bien, elle le l'avait su dès le jour où il l'avait sauvée de la noyade. Non, ce n'était pas juste.

Promenant son regard sur la foule, Elizabeth aperçut également Will Turner, vêtu spécialement pour l'occasion d'une longue cape pourpre et d'un chapeau orné de plumes, immobile parmi les spectateurs fascinés. Will qui, en principe, aurait dû se trouver aux côtés de Jack, ce matin-là. Will qui avait été condamné à la potence et qui avait été épargné, grâce à son insistance et ses supplications, par un commun accord entre son père et James Norrington.

James... Elizabeth jeta un regard furtif en direction du commodore, vêtu de son uniforme de cérémonie, le visage impassible sous sa perruque impeccablement ajustée. Elle le dévisagea longuement, essayant de mettre de l'ordre dans ses idées.

Ses sentiments à l'égard de James Norrington avaient changé depuis leur retour à Port-Royal. Elle s'en était rendue compte immédiatement - quelque chose était différent lorsqu'elle se tenait près de lui, qu'elle le voyait, qu'elle lui parlait. Une chose qu'Elizabeth n'avait pas analysée tout de suite, mais qui avait fini par apparaître comme une évidence : à son plus grand étonnement, elle était consciente qu'elle était en train de tomber amoureuse du jeune commodore.

Une telle idée lui aurait parue ridicule si elle l'avait formulée quelques semaines auparavant. Si elle avait dû appliquer le mot "amour" sur l'une des personnes qui l'entouraient, elle aurait sans aucun doute choisi Will. Elle adorait Will, et ce depuis des années. Un amour naïf, enfantin et plein de non-dits, certes, mais elle aimait Will et savait qu'il le lui rendait bien.

Mais James... Elle n'avait jamais considéré James comme un homme avec lequel elle pourrait avoir une relation. Malgré le mariage que son père s'efforçait de conclure entre eux, Elizabeth n'avait jamais éprouvé pour James un sentiment pouvant s'apparenter à l'amour. Elle le connaissait depuis presque dix ans ; il représentait le grand frère qu'elle n'avait jamais eu, l'homme sage, respectable et raisonnable qui tempérait sa propre fougue. Oui, elle respectait énormément Norrington. Elle éprouvait de la tendresse et de l'affection pour lui, mais pas de l'amour.

Du moins, avant d'avoir vécu son aventure avec les flibustiers de Barbossa.

Elizabeth supposait que ses sentiments avaient changé pendant le voyage qu'ils avaient fait ensemble, à la recherche d'un Will Turner aux mains de pirates immortels. James et elle avaient eu l'occasion de beaucoup parler, alors. Elle avait découvert l'homme en dehors de l'étiquette et des convenances imposées par la haute aristocratie de Port-Royal, loin des salons et des cérémonies officielles. Elle avait parlé non plus à un commodore rigide et distant mais à un être humain, qui s'était avéré sensible et compréhensif. Ils avaient eu des conversations plus profondes et plus sérieuses qu'ils ne l'avaient jamais fait, et Elizabeth avait pris conscience d'une toute nouvelle facette de sa personnalité.

Lorsqu'ils étaient rentrés à Port-Royal, elle avait passé davantage de temps avec James qu'avec Will - ce dernier étant soigneusement maintenu à l'écarte dans l'attente d'une éventuelle condamnation à mort pour piraterie. Elle avait passé des heures à réfléchir, à penser à James, à Will, à ces deux hommes pour lesquels ses sentiments, jadis simples et clairs, étaient devenus confus et difficiles à cerner.

Ce jour-là, quelques minutes avant la pendaison de Jack Sparrow, Elizabeth formula pour la première fois dans sa tête l'idée qu'elle était bel et bien amoureuse du commodore James Norrington. Le simple fait de le voir dans son bel habit d'apparat, fier et noble, lui faisait ressentir une attirance toute nouvelle et démesurément puissante.

Une attirance d'adulte.

Elle eut soudain l'impression étrange que ses sentiments envers Will Turner étaient finalement bien immatures, comparés à ce qu'elle éprouvait aujourd'hui pour James. Comme les choses avaient évolué, songea-t-elle. Et comme tout serait plus simple si elle consentait, en fin de compte, à ce mariage tant désiré par son père et le par principal intéressé.

Perdue dans ses réflexions, Elizabeth en avait presque oublié ce qui se déroulait sous ses yeux. Elle n'avait pas entendu l'orateur prononcer les dernières phrases réglementaires de l'acte d'accusation contre Jack, ni vu le bourreau se préparer à lui passer la corde au cou. Elle fut tirée de ses pensées par la voix de Will Turner, tout près, s'adressant au gouverneur, puis à Norrington, et enfin...

"Elizabeth."

Elle baissa les yeux vers lui, à moitié soulagée de détourner son regard de la scène qu'elle n'avait décidément pas envie de voir. Will la regardait droit dans les yeux avec un regard presque implorant. Sa voix était douce lorsqu'il lui adressa la parole.

"J'aurais dû vous le dire chaque jour depuis le premier jour... Je vous aime."

Elle le regarda en silence, interloquée. Elle estimait que le moment était au plus mal choisi pour une déclaration d'amour. Elle songea un instant à l'ironie qui voulait qu'il se dévoile à elle juste au moment où elle-même prenait pleinement conscience de ses sentiments nouveaux mais indéniables pour James Norrington.

Gênée, elle ne sut quoi répondre, mais il ne lui laissa pas le loisir de le faire. Alors que les tambours s'accéléraient, annonçant l'imminence de l'exécution de Jack Sparrow, Will se détourna d'elle et se précipita en direction de la potence, bousculant plusieurs villageois indignés au passage.

Tout se déroula à une vitesse fulgurante. Les yeux d'Elizabeth volèrent de Will à Jack, puis au perroquet bleu et jaune perché sur l'un des drapeaux tenus par les gardes en uniforme rouge et blanc ; elle agit plus par instinct que de manière réfléchie. Elle comprit en une fraction de seconde ce que Will avait en tête et ne perdit pas de temps. Tentant l tout pour le tout, elle lança un "Je ne peux plus respirer !" étouffé à l'adresse d'un Norrington sur le point de tirer son arme, puis se laissa tomber en arrière.

Elle ne suivit pas exactement le déroulement de la scène qui suivit. Son père et James se penchèrent sur elle, inquiets. Oubliant de paraître évanouie, elle se redressa brusquement et eut juste le temps d'apercevoir, confusément, Jack tomber par la trappe qui basculait, puis disparaître - puis Will se battre sur la potence contre l'énorme bourreau masqué de noir. Le temps qu'elle se relève et reprenne ses esprits, réalisant l'énormité de ce qu'elle venait de faire, Jack, Will et une flopée de soldats étaient déjà hors de vue.

Elle les rattrapa au moment où, dos à dos, ils étaient encerclés par une cinquantaine de baïonnettes, sur le parapet du fort - celui-là même d'où elle était tombée le jour de la cérémonie de promotion de James. Elle accourut et se posta derrière son père et Norrington, qui tenait son épée brandie à quelques centimètres de la gorge de Will.

Son père s'adressait au forgeron d'une voix légèrement tremblante. "En regagnant Port-Royal, je vous ai accordé ma clémence", disait-il, visiblement choqué. "Et c'est ainsi que vous me remerciez ? En vous associant à cet homme ? C'est un pirate !"

Will défia le regard du gouverneur et de James, et répondit calmement : "Et un homme de bien." Elizabeth aperçut Jack adresser un sourire radieux à l'un des gardes qui pointait son arme sur lui, se désignant lui-même du doigt. L'homme ne changerait donc jamais, pensa-t-elle.

"Si aujourd'hui, au lieu d'une seule le bourreau reçoit deux paires de bottes grâce à moi, qu'il en soit ainsi... Au moins je mourrai la conscience tranquille." Le ton de Will était empli de défi, et Elizabeth sentit une bouffée d'admiration envers le jeune homme. Il risquait sa propre vie pour sauver celle d'un pirate...

L'acte d'héroïsme accompli par Will ne paraissait cependant pas du goût de James, qui approcha encore un peu plus sa lame de la carotide de ce dernier. "Vous oubliez votre place, Turner", fit-il d'une voix menaçante.

"Elle est ici. Entre vous et Jack."

Le cœur d'Elizabeth battait à toute vitesse dans sa poitrine, alors qu'elle tentait désespérément d'accrocher le regard de Will, de lui envoyer mentalement un signal d'alarme. Ne fais pas ça. Elle n'était pas sûre que la clémence et son père et du commodore aillent jusqu'à pardonner les frasques de Will une deuxième fois.

Ses soupçons furent confirmés quelques instants plus tard, lorsque, après un long silence durant lequel Will et Norrington s'affrontèrent du regard et que Jack Sparrow suivait la scène d'un oeil curieux par dessus l'épaule du jeune forgeron, James reprit la parole d'une voix glaciale.

"Très bien, Turner. Puisque vous vous obstinez à contrer la justice en faveur de ce pirate, qu'il en soit ainsi. Ma bonté a ses limites, et vous venez de les franchir."

Elizabeth jeta un regard éperdu à son père, qui ne broncha pas, visiblement disposé à laisser le sort de Will entre les mains de James Norrington. Ce dernier poursuivit calmement : "Vous allez donc rejoindre la cellule qui vous était en principe destinée, et demain à l'aube, nous reprendrons cette pendaison là où nous l'avons laissée ; vous offrirez votre paire de bottes au bourreau, si tel est votre choix. J'admire votre loyauté, Turner... Dommage que vous ayez décidé de l'exercer envers la mauvaise personne."

Will encaissa la condamnation sans protester, et Elizabeth fut incapable de se contenir plus longtemps. Will était son ami d'enfance, elle ne pouvait pas le laisser mourir ainsi.

"Non !" Sa voix tremblait légèrement alors qu'elle s'adressait autant à son père qu'à James. "Vous ne pouvez pas..."

"Gardes !" coupa James. "Emmenez messieurs Sparrow et Turner aux cachots, et mettez-les sous double garde. Je détesterais les voir tenter une nouvelle évasion malvenue. Préparez leur double exécution pour demain matin. Renforcez les effectifs."

Jack écarta Will de son passage et parut sur le point de s'adresser au commodore, mais deux gardes en uniforme rouge et blanc le traînèrent en arrière. Bientôt, entourés d'une bonne quinzaine de soldats fusil au poing, les deux fugitifs étaient escortés vers les cachots de Fort Charles. Pétrifiée, le corps tremblant, Elizabeth regarda Will s'éloigner, tentant de se retourner pour la voir - la voir une dernière fois, songea-t-elle. Elle sentit brusquement les larmes affluer, et s'efforça de les retenir sans grand succès. Will va mourir.

A peine consciente de se qui se passait autour d'elle, elle ne fit pas attention aux soldats restants qui se dispersèrent lentement. Elle sentit une main se poser sur son épaule, presque timidement. James se tenait à ses côtés, visiblement embarrassé, la dévisageant en silence. "Venez, Elizabeth."

Elle inspira profondément et observa James, ses yeux bleus, son expression compatissante ; elle sentait la chaleur de sa main sur son épaule. Alors, de façon impulsive, oubliant toutes convenances, elle se jeta dans ses bras et se mit à pleurer.

Elle perçut le léger mouvement de recul d'un James désarçonné par sa spontanéité, puis sentit ses deux bras entourer son dos. Le visage enfoui dans les plis de son uniforme, elle se laissa aller à ses larmes, peu concernée par le visage perplexe de son père qui observait la scène quelques mètres plus loin.

"Vous l'aimez, n'est-ce pas ?"

Elizabeth se figea. Le ton de James était neutre, presque résigné. Elle savait parfaitement de qui le commodore voulait parler et perçut distinctement l'amertume dans sa voix. Elle leva la tête vers lui et leurs yeux se rencontrèrent. Le visage de James était tiré en une expression douloureuse. Il ouvrit la bouche à nouveau, mais elle ne lui laissa pas le temps de développer sa question. Là, entourée de ses bras réconfortants, elle sut spontanément ce qu'elle devait faire, ce qu'elle avait envie de faire, ce qu'elle avait eu envie de faire depuis plusieurs semaines déjà.

Elizabeth se pencha vers lui, noua ses bras derrière son cou et l'embrassa.

Aussi surpris qu'incrédule, James marqua un temps d'arrêt, avant de lui rendre son baiser. Il oublia momentanément tout le reste, le gouverneur Swann toujours debout non loin d'eux, un demi-sourire étonné sur le visage, la condamnation de William Turner, l'évasion presque réussie de Jack Sparrow. Il n'y avait plus qu'Elizabeth, la femme qu'il avait tant désirée, qu'il avait pensé ne jamais obtenir. Et voilà qu'Elizabeth était venue à lui, là, sur le parapet du fort inondé de soleil, alors même qu'il venait de prononcer la mise à mort de son ami d'enfance.

Ils firent durer leur baiser, longtemps, étroitement enlacés. Elizabeth ne pleurait plus. Elle sentait confusément tout son corps envahi par un désir qu'elle n'avait jamais connu, un désir dévorant, incontrôlable, prenant le pas sur son désarroi et son inquiétude. James. Elle aimait James. Le jeune commodore paraissait ne jamais vouloir interrompre leur étreinte, il la serrait comme s'il craignait de la voir s'envoler, sans se soucier des apparences, du regard des autres, des convenances imposées par leur statut social. En cet instant, ils étaient seuls au monde.

"Elizabeth..."

Un simple murmure, sans rien de plus. Un mot, son prénom, qui contenait une myriade d'émotions qu'elle pouvait ressentir sans poser de questions. Elle détacha ses lèvres de celle de James, lentement, à regrets, et posa ses deux mains sur ses joues ; et elle prononça pour la première fois les mots qui avaient toujours tant représenté pour elle, depuis qu'elle n'était qu'une enfant pleine de rêves et d'illusions. Des mots de contes de fée, des mots irréels, symboliques, si forts pourtant.

Si vrais.

"Je vous aime, James Norrington."

 ...

Ce matin-là, le soleil brillait sur la petite ville de Port-Royal en Jamaïque. Le ciel bleu était empli de gazouillis d'oiseaux et les vagues de la mer caraïbe venaient mourir doucement le long de la plage de sable blanc, pendant que la jeune Elizabeth Swann et le commodore James Norrington échangeaient leurs consentements.

Elle était vêtue d'une somptueuse robe couleur pêche, richement décorée de motifs floraux, et un long voile blanc flottait dans le vent depuis sa chevelure soigneusement relevée en une coiffure complexe. James Norrington portait un uniforme brodé de fil d'or et un tricorne à plumes.

Sous le regard attendri des habitants de Port-Royal, de la haute aristocratie de la région et du gouverneur Weatherby Swann, James embrasa Elizabeth alors que la cérémonie se concluait. Elle ferma les yeux et savoura leur étreinte, le coeur battant, débordant d'amour et de tendresse pour l'homme qu'elle avait choisi pour époux. Elle était heureuse.

Cela faisait à présent plus de deux mois que William Turner et Jack Sparrow étaient morts. Leur exécution avait eu lieu, comme l'avait prévu James, le lendemain de la tentative d'évasion avortée de Jack et de l'acte de bravoure téméraire de Will. Elizabeth avait refusé d'assister à la pendaison. Allongée sur son lit, le visage enfoui dans l'oreiller, elle avait pleuré toutes les larmes de son corps en pensant à Will, Will qui n'avait écouté que son courage, Will qui s'était engagé dans la flibuste uniquement pour lui sauver la vie, et qui payait maintenant le prix fort.

Lorsque James Norrington était entré dans sa chambre une fois la besogne accomplie, elle avait sangloté dans ses bras comme un enfant, sans chercher à contenir son désespoir. Elle était restée longtemps serrée contre lui, puis leurs lèvres s'étaient rencontrées une nouvelle fois, avec retenue d'abord, puis passionnément. Elizabeth avait songé que James était tout ce qui lui restait à présent. D'une certaine façon, la boucle était bouclée. Elle avait retrouvé Port-Royal, les corsets et les convenances de la noblesse ; Will était mort, Jack Sparrow était mort, et la brève parenthèse qui l'avait emmenée hors du monde rangé de l'aristocratie anglaise et vers la piraterie était définitivement refermée.

Le gouverneur Swann, son père, avait difficilement caché sa joie de voir sa fille unique accepter, et de bon coeur, le mariage qu'il lui avait si longtemps envisagé. Très vite, la cérémonie avait été préparée. Elizabeth avait noyé son chagrin dans les préparatifs du mariage, et chaque jour qui passait renforçait son amour pour le commodore. Son futur époux s'était montré débordant d'affection, de respect et de gentillesse, et elle avait appris à mieux le connaître, à l'aimer toujours plus.

Bien sûr, elle pensait à Will. Il lui était arrivé de pleurer, seule dans sa chambre, versant des larmes sur un passé à jamais révolu. Mais James était là. Il la soutenait, la consolait, la tenait entre ses bras protecteurs dans lesquels elle oubliait tout. Elle l'aimait.

Ce jour-là, alors qu'elle serrait son mari contre elle, Elizabeth Norrington ne pensait pas à Will, ni à son passé, ni à ses aventures récentes qui avaient changé tant de choses. Elle ne pensait qu'à James, à sa future vie de couple, aux moments d'amour qu'ils passeraient ensemble, aux enfants qu'ils auraient tous les deux.

Là, sous le soleil de Port-Royal, Elizabeth fit mentalement ses adieux à toute une partie de son enfance et de son adolescence. Elle se détourna fermement du passé pour ne songer qu'à l'avenir, un avenir radieux et prospère, un avenir si différent de celui qu'elle s'était imaginée enfant...

Et en cet instant, elle ne pouvait penser à un avenir meilleur.

"Je vous aime, James Norrington."

FIN

16 octobre 2011

Fanfiction : Pirates of the Caribbean [One-shot]

PPLS

• Genre : aventure
• Personnages : Mercer, Cutler Beckett, Jack Sparrow, OC
• Rating : K+
• Statut : terminée
• Longueur : +/- 1700 mots

••••••••••

Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Augustus Mercer ne se rappelait pas de s'être jamais senti l'âme d'un chef.

Cela avait commencé très tôt. Il fréquentait alors une petite école à Manchester, en Angleterre, et goûta rapidement au pénible sentiment d'infériorité.

Le petit Augustus n'avait pas d'amis. Ses camarades de classe se riaient de lui à cause de ses chaussures usées et de ses vêtements rapiécés - il venait d'une famille modeste qui s'efforçait de son mieux de subvenir au besoin de leur fils unique. Mercer n'était pas d'un naturel bavard, et les moqueries désobligeantes dont il était victime achevèrent de le rendre taciturne et renfermé sur lui-même.

Il subissait en silence, ne répondait pas aux commentaires et restait dans son coin, les mains dans les poches de son manteau trop grand. Jamais il ne lui serait venu à l'idée de répliquer. Il n'était ni très grand ni très fort, et préférait éviter toute altercation plutôt que de donner aux autres la satisfaction de le voir perdre.

Cette situation dura des années, pendant lesquelles Mercer se tint coi en développant une haine et un mépris grandissants envers son entourage. Et lorsqu'il y mit finalement un terme, ce fut de façon aussi radicale que violente.

Il avait alors quinze ans. Une énième réflexion de l'un de ses camarades sur sa famille pauvre fit office de goutte d'eau faisant déborder le vase ; et le jeune Augustus leva pour la première fois de sa vie la main sur quelqu'un. Ce fut un seul coup, net et précis, mais qui mit son adversaire dans un état assez grave pour que Mercer fût renvoyé de l'école sans autre forme de procès.

On l'interrogea sur le pourquoi de son acte. Il garda obstinément le silence. Intérieurement, cependant, il jubilait. Il se sentait fier. Il n'avait ressenti aucune peur, ni même de l'excitation. Il avait frappé avec calme et sang-froid, osant enfin rendre la monnaie de sa pièce à celui qui, parmi tant d'autres, avait passé tant d'années à faire de son existence un calvaire.

Une fois qu'il eût quitté l'école, Mercer ne perdit pas de temps à se morfondre. Il était suffisamment intelligent et futé pour savoir se vendre et se mettre en valeur, et obtint, moins d'un an plus tard, une place d'employé de bureau chez un commerçant de Manchester aux affaires florissantes. L'homme se montra plus que satisfait : son jeune apprenti était obéissant, soumis, ne posait jamais de questions et effectuait son travail avec dextérité et sans rechigner.

Ce qu'il ignorait, c'était que ledit apprenti était aussi extrêmement habile pour fouiner en toute discrétion dans tous les documents dont il ressentait l'envie de connaître le contenu - et également pour comprendre que les transactions auxquelles s'adonnait son supérieur sortaient parfois du domaine de la légalité.

Mercer garda ces informations pour lui, continua de faire bonne impression et attendit de pouvoir utiliser ses découvertes au moment opportun.

Ce fut lorsque le commerçant, ayant amassé une certaine fortune, décida de se déplacer à Londres qu'Augustus Mercer prit contact pour la première fois avec la East India Trading Company.

Mercer, à présent devenu secrétaire particulier, prit conscience de la suprématie sans conteste de cette grande compagnie marchande sur le commerce du Royaume-Uni. Et, par la même occasion, de la mainmise qu'elle tentait d'établir sur le restant des affaires commerciales tenues par des particuliers.

Attiré par l'appât du gain et par les plus hauts échelons de l'échelle sociale qu'il était en train de gravir, Augustus choisit alors de tenter sa chance. Il profita de l'absence de son employeur pour rassembler l'ensemble des documents permettant de prouver les affaires peu claires de l'entreprise, et alla frapper à la porte des bureaux de la East India Company dans le quartier huppé de South Kensington.

Tout fonctionna exactement comme il l'avait espéré.

Les hommes de la Company acceptèrent de l'écouter. Ils le félicitèrent de son geste et arrêtèrent sans tarder le marchand malhonnête. Et ils proposèrent à Augustus Mercer de travailler pour la East India Trading Company en tant qu'espion.

C'était plus que ce que Mercer avait osé espérer. Pas une fois, il ne fut pris de remords à l'idée d'avoir trahi l'homme qui lui faisait entière confiance. Il prenait plaisir à exercer son nouvel emploi. On l'envoyait à la recherche de renseignements, et il les ramenait à une vitesse qui stupéfiait ses supérieurs. Personne ne lui posait de questions quant à ses manières de procéder. Par la persuasion, le dédommagement ou la force, il parvenait toujours à satisfaire la demande qui lui était faite. Lorsqu'il n'était pas en mission, il occupait des fonctions de secrétaire ou de simple garde, sanglé dans l'uniforme bleu et or des hommes de son rang.

Ce fut lors d'une de ces périodes de calme que Mercer fit la connaissance de Cutler Beckett.

Beckett était le jeune fils de l'un des dirigeants de la Company, le renommé Lord William Beckett. Le poste important de son père lui avait permis, à l'âge de vingt-quatre ans, d'obtenir un grade supérieur à celui auquel un homme comme Augustus Mercer pouvait accéder au terme de toute une vie.

Cutler Beckett avait été nommé responsable d'une petite flottille de navires de commerces et se chargeait de superviser les transactions que ceux-ci signaient avec les colonies anglaises d'Amérique centrale. Il était réputé pour être intraitable avec ses employés, les soumettant à une discipline stricte et sans faille - et Mercer apprit qu'il cherchait un homme de main capable de le seconder dans cette lourde tâche.

La réputation de Mercer n'était alors plus à faire au sein de la East India Company. Il était aussi craint que respecté, aussi efficace que taciturne et sinistre. Beaucoup le considéraient davantage comme une machine que comme un homme - il exécutait ses ordres de manière automatique, sans jamais répondre, sans jamais ciller.

Sans jamais échouer.

Cet aspect plut beaucoup au jeune Beckett. Contrairement à Augustus Mercer, Cutler se savait né pour dominer. Jamais il ne remettait son autorité en question et sa soif de pouvoir et de domination était insatiable.

Par conséquent, il lui fallait un associé qui serait son plus strict opposé.

Avec l'aval de son père, il engagea donc l'espion à son service personnel, afin d'accomplir les tâches les plus diverses et variées. Il avait parfaitement l'intention d'utiliser les talents de fouineur de Mercer pour interférer dans les affaires commerciales londoniennes - Mercer opérait vite et bien et ne laissait jamais aucune trace de ses visites secrètes.

Il choisit de mettre son nouvel employé à l'essai durant quelques semaines.

Mercer ne travaillait pour le compte de Cutler Beckett que depuis six jours lorsqu'il fut chargé de réceptionner au port de Londres un prisonnier ramené en Angleterre par bateau afin de le conduire au siège de la Company. Il s'agissait du tout jeune capitaine de l'un des navires de Beckett, un dénommé Jack Sparrow, qui devait être jugé pour insubordination.

En compagnie d'un autre garde, Mercer accompagna Sparrow dans le bureau de son supérieur et le laissa lui énoncer tranquillement les termes de sa condamnation, prêt à intervenir en cas de tentative de rébellion intempestive. Il observa Beckett se diriger vers la cheminée et en tirer une tige en métal chauffée à blanc, et jeta un regard neutre au second garde en uniforme, qui  paraissait presque aussi inquiet que le captif lui-même.

Il ne détourna pas le regard lorsque le fer rouge toucha le bras de Sparrow. Il ne cilla pas en entendant son cri étouffé, puis obéit au geste silencieux de Beckett et se saisit du prisonnier pour le conduire aux cachots du sous-sol.

Quand il revint dans le bureau, Beckett congédia sèchement le deuxième garde, l'air toujours légèrement écoeuré, et l'invita à partager une tasse de thé. Augustus Mercer comprit alors que la partie était gagnée. A dater de ce jour, il devint officiellement l'homme de main de celui qui allait devenir le renommé Lord Cutler Beckett.

 ...

Quinze ans plus tard, sur les docks de la ville fortifiée de Port-Royal en Jamaïque, Mercer tranchait froidement la gorge d'un certain capitaine Hawkins, qui allait emmener illégalement vers l'Angleterre la prisonnière Elizabeth Swann. Il esquissa un sourire mauvais devant l'air horrifié du gouverneur Swann, père de la fugitive, alors qu'il essuyait calmement la lame de son poignard.

Augustus Mercer avait appris à tuer depuis bien longtemps. Son travail l'exigeait parfois, et il se montrait toujours disposé à satisfaire son travail. Lord Beckett l'imposait. Et Mercer obéissait à Lord Beckett.

Servir sous les ordres de l'un des plus hauts placés de la East India Trading Company lui donnait - officiellement ou officieusement - tous les droits. Depuis quinze longues années, il agissait en toute liberté. Plus jamais il n'avait à se soucier de quoi que ce soit.

Plus qu'un emploi, Cutler Beckett lui avait offert le pouvoir.

Le pouvoir par la soumission.

FIN

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